Czytaj tylko na LitRes

Książki nie można pobrać jako pliku, ale można ją czytać w naszej aplikacji lub online na stronie.

Czytaj książkę: «Les etranges noces de Rouletabille», strona 9

Czcionka:

XII
OU ROULETABILLE S'APERÇOIT QU'IL N'EN A PAS ENCORE FINI AVEC LE COFFRET BYZANTIN

De temps en temps, La Candeur allait voir si le général Stanislawoff et Ivana n'étaient point de retour. Mais ils ne rentrèrent ni cette journée-là, ni la nuit suivante, qui se passa pour Rouletabille dans le travail et dans l'inquiétude. Dans la matinée du lendemain, personne encore!… Rouletabille avait beau se dire: «Elle est avec le général-major, aucun danger ne la menace!», il n'en était pas moins désemparé.

Pour ne plus penser à cette absence qui se prolongeait d'une façon inexplicable, il se rejetait sur son travail avec acharnement.

Il était midi le lendemain, et les confrères s'asseyaient à la table d'hôte du Lion d'Or, quand des clameurs, des cris d'exaspération, tout un gros tumulte monta soudain de la salle à manger. Et La Candeur parut, la figure écarlate comme il lui arrivait dans les moments d'émotion intense.

–Rouletabille! Rouletabille!…

–Qu'est-ce qu'il y a encore?… Est-ce Stanislawoff, ce coup-ci?

–Non, c'est Marko le Valaque!…

–Eh bien, qu'est-ce qu'il lui arrive?…

–Il lui arrive un télégramme de félicitations et on double ses appointements et ses frais à la suite de son récit de la prise de Kirk-Kilissé!

–Non!…

–C'est comme je te le dis!… Et ce qu'il rigole, mon vieux!… ce qu'il se fiche de nous tous!… Ce qu'il fait l'important!

–Malheur de malheur! gémit Vladimir. Il y a de quoi en crever!…

–Il montre la dépêche à tout le monde!… mais ce n'est pas le plus beau!

–Quoi encore?

–Ce sont les autres qui sont furieux!… furieux après toi!… Ils ont tous reçu des dépêches qui les eng…!… Il y en a qui sont menacés d'être fichus à la porte parce qu'ils ont télégraphié que Kirk-Kilissé a été prise sans coup férir, tandis que la Nouvelle Presse donne tous les détails d'une épouvantable tuerie!

–Une dépêche pour M. Rouletabille! annonça un domestique.

Rouletabille ouvrit le télégramme.

Il lut tout haut:

«_Si vous êtes malade, faites-vous remplacer, par Marko le Valaque! Son récit de la prise de Kirk-Kilissé est admirable!»

Signé: Le RÉDACTEUR EN CHEF.

Rouletabille était accablé quand la porte de la chambre s'ouvrit à nouveau devant tous les correspondants qui maudissaient à la fois Marko le Valaque, qui avait envoyé une si belle dépêche, et Rouletabille, qui les avait empêchés d'en faire autant.

–Mais quand je vous dis que c'est faux! hurla Rouletabille.

–Qu'est-ce que tu veux que ça nous fasse que ce soit faux! Tiens! lis! Et on lui fit lire une dépêche du Journal de onze heures à son envoyé spécial: «On ne vous a pas envoyé à Kirk-Kilissé pour nous télégraphier qu'il ne s'y passe rien!…»

Là-dessus, ils descendirent en brandissant des stylographes et en déclarant que désormais ils ne seraient pas si bêtes et qu'il se passerait toujours quelque chose!

Un correspondant prit La Candeur à part et lui souffla à l'oreille en lui montrant Rouletabille:

–Dis donc, La Candeur! Qu'est-ce qu'il a? Ça n'a pas l'air de lui réussir la guerre balkanique, à Rouletabille!

–Il a, répondit lâchement La Candeur, il a qu'il est amoureux!… Alors, tu comprends!…

–Oui, tu m'en diras tant! Il n'en faut pas davantage pour abrutir un pauvre jeune homme!…

A ce moment, un officier entra et demanda Rouletabille.

–Le général-major est arrivé, lui dit-il, et désirerait vous voir.

–J'y vais, fit Rouletabille, immédiatement sur ses pattes; il est revenu avec Mlle Vilitchkov?

–Non, je ne pense pas!… Je l'ai vu revenir seulement avec ses officiers d'ordonnance.

–Chouette! éclata La Candeur.

Rouletabille tourna de son côté un visage décomposé:

–Allez vous-en, monsieur!… dit-il à La Candeur. Que je ne vous retrouve plus jamais sur mon chemin!… Venez, Vladimir!

Et il suivit l'officier, pâle comme un spectre.

En passant, Vladimir dit à La Candeur, qui était tombé sur une chaise:

–Te désole pas mon garçon! Tu peux toujours offrir tes services à Marko le Valaque!…

Dix minutes plus tard, Rouletabille était devant le général-major, qui ne lui ménagea point ses plus chaudes félicitations pour sa campagne de l'Istrandja-Dagh. Le reporter s'inclina:

–Excusez-moi, général!… mais je suis inquiet au sujet de Mlle Vilitchkov…

–Pourquoi donc? interrogea Stanislawoff, avec un aimable sourire, car il n'ignorait pas les sentiments de Rouletabille pour Ivana.

–Je dois vous dire, général, que depuis quelques jours Mlle Vilitchkov, fatiguée par de terribles aventures qu'elle vous a peut-être rapportées…

–Oui, je sais, dit Stanislawoff.

–… Est dans un état moral assez faible…

–Vraiment, il ne m'a pas paru…

–Elle est abattue…

–Abattue! allons donc!… je l'ai au contraire trouvée pleine d'énergie…

–Et moi, je l'ai laissée tout à fait accablée… aussi ai-je été assez étonné d'apprendre qu'elle vous avait accompagné aux avant-postes et ai-je été plus inquiet encore quand j'ai su que vous reveniez sans elle…

–Mlle Vilitchkov s'est, en effet, absentée pour plusieurs jours, dit le général en faisant asseoir Rouletabille; mais il n'y a point là de quoi vous inquiéter. Elle m'a annoncé elle-même qu'elle serait de retour à l'endroit même où je me trouverai dans une semaine au plus tard!

–Merci de ces bonnes paroles, général! quoique cette absence me paraisse tout à fait inexplicable…

–Aussi, je vais vous l'expliquer, dit Stanislawoff, puisque aussi bien il est entendu, ajouta-t-il avec un sourire, que je n'ai point de secret pour vous…

–Oh! général!…

–J'avais hâte de vous voir, d'abord pour vous féliciter. Le service que vous nous avez rendu, je ne l'oublierai jamais!

Rouletabille était sur des charbons ardents. Il n'était point venu pour qu'on lui parlât de lui, mais d'Ivana.

–C'est grâce à vous, monsieur, continua Stanislawoff, que nous avons pu agir en toute sécurité, certains que nos plans secrets de mobilisation et de campagne étaient restés ignorés de l'adversaire.

–Nous les avons retrouvés intacts, dans le tiroir secret du coffret byzantin, dit Rouletabille qui souffrait le martyre et envoyait mentalement le coffret byzantin à tous les diables.

–C'est ce que m'a dit Mlle Vilitchkov que j'ai trouvée ici à mon retour et qui m'a rapporté dans quelles dramatiques conditions vous aviez découvert les plis scellés de l'état-major!

–Mlle Vilitchkov, général, a dû vous dire que nous n'avons pas eu le temps de nous en emparer et que nous avons dû refermer en hâte le tiroir où ils étaient cachés et où nul ne soupçonnait leur présence…

–Mlle Vilitchkov, reprit le général d'une voix grave, m'a dit aussi que vous aviez revu hier le coffret byzantin, que vous en aviez ouvert le tiroir et que vous aviez constaté, cette fois, que les plis avaient bien disparu.

–C'est exact! Mais nous ne nous en sommes point tourmentés, car il nous est apparu que le secret de ce tiroir avait été découvert trop tard par vos adversaires, attendu que les plans de mobilisation qu'il contenait étaient maintenant connus de tous par la victoire de vos armées!

–Le malheur, monsieur, exprima le général sur un ton de plus en plus grave, est que ces plis ne contenaient point seulement nos plans de mobilisation et d'attaque…

–Quoi donc encore, général? demanda Rouletabille, de plus en plus agité et effrayé du tour que prenait la conversation.

–Certains de ces plis, reprit Stanislawoff, renferment les indications les plus précises sur notre système d'espionnage militaire tant en Thrace et en Macédoine qu'à Constantinople même. Le pis est que le nom et l'adresse de nos espions à Constantinople s'y trouvent en toutes lettres avec le chiffre de la correspondance qui nous permet de communiquer avec eux!

Rouletabille s'était levé.

–Oh! fit-il, nous ne savions point cela!…

–Si ces plis ont été ouverts par nos ennemis, c'est non seulement, pour nous, la nécessité de reconstituer sur de nouvelles bases un nouveau système d'espionnage, ce qui nous occasionnerait bien de l'embarras en ce moment, mais encore c'est la mort, c'est l'éxécution certaine pour une vingtaine de serviteurs dévoués que nous entretenons à Constantinople!

Cette perspective n'avait pas l'air de jeter Rouletabille dans un désespoir sans bornes. Il ne pensait toujours, dans ce nouvel imbroglio, qu'à Ivana…

–Général! interrompit-il, que vous a dit Mlle Vilitchkov quand vous lui avez appris cela?

–Elle s'en est montrée d'abord aussi effrayée que moi, et puis elle a paru reprendre ses esprits et m'a dit qu'il ne dépendait que d'elle que ces documents rentrassent en notre possession d'ici à quelques jours sans que l'ennemi en ait eu connaissance. Elle savait où se trouvaient les plis et ne doutait point qu'on ne les lui remît si elle allait les chercher elle-même!

–Ah! mon Dieu, s'écria Rouletabille… c'est bien cela! c'est bien cela!… Oh! c'est affreux, général!… et alors?…

–Alors Mlle Vilitchkov est allée les chercher!…

–Et elle vous a dit qu'elle vous les rapporterait avant huit jours?…

–Oui, avant huit jours!…

–Elle ne vous les rapportera pas, général!

–Elle m'a donc menti?…

–Non! car vous aurez les plis, et vos espions seront sauvés… Mais elle, général, elle! elle ne reviendra pas!…

–Comment cela?… Que voulez-vous dire?…

–Elle est partie pour Dédéagatch, n'est-ce pas?…

–Oui, pour Dédéagatch?…Elle m'a demandé une auto. Je lui ai fait donner ma plus forte voiture et j'ai fait monter avec elle trois prisonniers turcs, des notables de l'Istrandja qui connaissaient Kara-Selim, le mari, paraît-il, d'Ivana Vilitchkov, car Ivana Vilitchkov est maintenant Ivana Hanoum! à ce qu'elle m'a dit?…

–C'est exact! général!…

–Et son mari est mort!…

–Oui, général!…

–Ces notables turcs, pour prix de leur liberté, m'ont promis de protéger et de conduire à Dédéagatch leur nouvelle coreligionnaire!

–Général, je vous le dis, je vous le dis, vous reverrez les plis, mais vous ne reverrez jamais Mlle Vilitchkov!…

Cette nouvelle n'était point faite pour bouleverser un esprit aussi méthodique… et patriotique que celui du général Stanislawoff. Il préférait de beaucoup rentrer en possession des plis secrets que de revoir Ivana Vilitchkov, si charmante fût-elle. Cependant le désespoir évident du jeune reporter finit par le toucher, et il lui demanda avec les marques du plus profond intérêt les raisons pour lesquelles il pensait qu'il ne reverrait plus sa pupille.

–Parce que, général, on lui a offert d'échanger ces plis contre sa liberté à elle, contre son honneur!… contre sa vie!…

Et il raconta l'histoire de la veille, il répéta les termes de la lettre introduite dans le coffret par M. Priski, messager de Kasbeck le Circassien!…

–Oh! fit le général, la noble fille!…

–Général, c'est un acte de désespoir épouvantable!…

–C'est un sacrifice magnifique!…

–Il aurait été inutile, général, si je l'avais connu plus tôt!… Mais, maintenant, maintenant!… Quand donc pensez-vous que Mlle Vilitchkov arrivera à Dédéagatch?…

–Elle y est peut-être déjà! du moins je l'espère!…

–Oui! tout est fini! gémit le malheureux Rouletabille. Il n'y a plus rien à faire!…

Et il s'écroula sur un siège en sanglotant!

Le général vint lui prendre la main et tenta de le consoler, mais, dans ses larmes, Rouletabille ne voulait rien entendre… Il demanda pardon de sa faiblesse et la permission de se retirer.

Le général le reconduisit jusqu'au seuil de son appartement et là, lui dit:

–Vous affirmiez tout à l'heure que si vous aviez su ces choses plus tôt, vous auriez rendu ce sacrifice inutile… comment cela? Pouvez-vous me l'expliquer?

–Oh! général, je n'aurais eu qu'à vous dire: Votre système d'espionnage devra être reconstitué, c'est vrai, mais Mlle Vilitchkov, votre pupille, sera sauvée!… Vos hommes, à Constantinople, seront avertis, avertis par moi qui arriverai encore à temps pour les faire fuir avant la divulgation de leurs noms!… Dans ces conditions, est-ce que vous n'auriez pas été le premier à empêcher Mlle Vilitchkov de se sacrifier ainsi?…

–Certes! fit le général, et je regrette bien de vous avoir vu si tard!…

Sur quoi, après avoir adressé quelques bonnes paroles à ce pauvre garçon, il le mit poliment à la porte.

Dehors, Rouletabille marchait comme un homme ivre, soutenu par Vladimir. Un officier d'état-major le rejoignit:

–Monsieur Rouletabille, lui dit cet officier, je vous cherche partout! j'ai une lettre à vous remettre de la part de Mlle Vilitchkov.

–Quand et où vous l'a-t-elle donnée? s'écria le reporter qui tremblait sur ses jambes.

–Mais, hier matin, ici, avant son départ!

–Et c'est maintenant que vous me la remettez!

–C'était le désir et même l'ordre de Mlle Vilitchkov que cette lettre ne vous fût remise, monsieur, qu'à cette heure-ci!

Rouletabille arracha l'enveloppe et lut:

«Adieu pour toujours! petit Zo! je t'aimais pourtant et tu en as douté!»

XIII
OU LA CANDEUR NE DOUTE PLUS QUE ROULETABILLE NE SOIT DEVENU FOU

C'était court, mais c'était suffisant pour bouleverser le reporter. Jusqu'à cette minute où il lui fut donné de lire ces deux phrases tracées par la main d'Ivana, Rouletabille avait cru que le dernier acte de la jeune fille lui avait été dicté par le morne désespoir où il l'avait vue plongée par la terrible fin de Kara-Selim.

N'avait-elle point montré, depuis cet instant tragique, un détachement absolu de la vie? N'avait-elle point, sous les yeux du reporter, cherché vingt fois la mort?… Et voilà que, soudain, dans cet effondrement, l'occasion s'était offerte à elle de rendre un dernier service à son pays avant de disparaître! Elle s'en était emparée avec empressement, peut-être aussi pour se relever à ses propres yeux!

C'est bien ainsi que les choses se présentaient et s'expliquaient à l'esprit accablé du reporter quand on vint lui apporter cette lettre et qu'il la lut!…

Or, cette lettre lui disait qu'Ivana l'aimait, lui, Rouletabille!

Elle l'aimait et il en avait douté!…

Une femme qui va disparaître pour toujours, une femme qui va entrer dans le tombeau, c'est-à-dire dans le harem d'Abdul-Hamid, cette femme-là ne ment point! Elle l'aimait donc!

Et elle avait fait cela?… Pourquoi?… pourquoi?… pourquoi?…

Pourquoi ce désespoir? Et pourquoi cette folie… si c'était bien Rouletabille qu'elle aimait?…

Car la nécessité d'un pareil sacrifice, comme le reporter l'avait dit au général, n'était point démontrée… Et en tout cas, cette histoire d'espions ne valait point qu'elle ruinât leur amour, si elle l'aimait!…

Pour qu'elle eut imaginé d'accomplir cela il fallait que le fait brutal de son sacrifice qui n'était que la conclusion de son désespoir, eût été précédé d'un événement qui avait frappé leur amour sans qu'il s'en doutât!

Toute la question était là! Comment et par quoi leur amour avait-il été ruiné? Voilà ce qu'il fallait savoir!

Sûr d'être aimé, Rouletabille recommençait à raisonner, à ressaisir le bon bout de la raison que sa misère morale lui avait fait complètement abandonner.

Maintenant il s'en rendait compte: malheureux, frappé au coeur, il n'avait été ni plus ni moins qu'un pauvre homme, comme tous les autres pauvres hommes qui ne sont plus bons à rien dès que la femme aimée semble se détourner d'eux!

La certitude d'être aimé allait-elle lui rendre sa lucidité, sa merveilleuse faculté de comprendre qui l'avait jadis illustré dans l'univers?

Il le fallait.

Il rentra chez lui comme dans un rêve, commençant déjà à tâtonner plus logiquement dans cet imbroglio.

Il s'enferma dans sa chambre, se donnant deux heures pour résoudre le problème. Il resta là la tête dans les mains jusqu'à la nuit tombante.

Pendant ce temps, La Candeur rôdait et râlait autour de la maison. Un chien chassé à coups de botte ne promène point autour de la demeure du maître une douleur plus lamentable que celle de La Candeur renvoyé par Rouletabille.

Il avait suivi Rouletabille de loin lorsque celui-ci s'était rendu auprès du roi: il l'avait suivi d'un peu plus près lorsqu'il était revenu à l'hôtel, mais sans toutefois manifester sa présence, se bornant à tendre vers lui un regard éperdu qui ne rencontra du reste que l'indifférence… Rouletabille ne l'avait même pas vu!…

Vladimir était descendu ensuite pour dîner. Il avait voulu entraîner La Candeur à la table d'hôte, mais La Candeur lui avait répondu en aboyant on ne sait quoi de désespéré.

Enfin La Candeur se glissa subrepticement dans l'escalier et se coucha sur le paillasson de la chambre de Rouletabille, devant la porte close, décidé à y passer la nuit et faisant entendre de temps à autre de sourds glapissements qui n'avaient plus rien d'humain.

Tout à coup retentit un cri de douleur si effrayant poussé par Rouletabille que La Candeur, en une seconde sur ses pattes, jeta bas la porte d'un coup d'épaule et se rua dans la chambre.

A la lueur d'une lampe, il vit Rouletabille debout, la poitrine oppressée, qu'il déchirait de ses ongles, la figure tragique, les yeux grands ouverts, comme habités par l'épouvante. La Candeur ouvrit ses bras et reçut Rouletabille sur son coeur, en sanglotant:

–Qu'est-ce qu'il y a?… Qu'est-ce qu'il y a?…

Il y a qu'elle m'aime! s'écria Rouletabille en pleurant lui aussi et en rendant son étreinte au bon géant…

–Et c'est pour cela que tu pleures? Et c'est pour cela que tu cries?…

Mais si elle t'aime, mon petit Rouletabille, si elle t'aime, épouse-la!…

–Elle m'aime, et nous sommes séparés pour toujours!… Comprends-tu?…

Séparés par une chose épouvantable… épouvantable!… épouvantable!…

Ah! la malheureuse!… la malheureuse!… Et malheureux que je suis! Tout est fini!… Et moi qui l'accusais!… Je n'ai plus qu'à mourir!…

–Allons! allons! pas de bêtises! gronda le géant, pas de mots comme ça ou je me fâche!… Et d'abord je voudrais bien savoir pourquoi vous ne pouvez pas vous épouser, par exemple!… Ça n'est pourtant pas parce qu'elle a fait ce mariage qui ne compte pas avec ce Teur!

–Non! ce n'est pas pour cela que notre mariage est impossible, mon bon La Candeur!… C'est parce que… Oh! c'est épouvantable, je te dis!…

–Pourquoi?

Parce que son mari est mort!

–Comment! tu ne peux pas te marier avec la femme que tu aimes parce que son mari est mort?

Il était au-dessus des forces de La Candeur d'en entendre davantage. Il laissa glisser Rouletabille sur une chaise et s'en vint finir de pleurer silencieusement dans l'ombre, sur un coin du canapé: «Mon pauvre Rouletabille est devenu fou!…» En même temps, il sentait monter en lui les affres du remords!

«Tout cela est ma faute! se raisonnait-il; Rouletabille est devenu fou à cause du départ de Mlle Vilitchkov! Et si Mlle Vilitchkov est partie, c'est à cause de moi, qui n'ai pas prévenu tout de suite Rouletabille des mauvaises intentions de ce Priski de malheur!… Il m'avait cependant bien prévenu, lui; aussitôt qu'elle aura lu la lettre n'avait-il pas dit: «Vous n'aurez plus à vous occuper de rien, elle s'en ira toute seule!» Eh bien, maintenant, je peux être content, elle est partie!…»

Et il se frappa la poitrine à grands coups de poing…

–C'est ma faute! gémissait-il, c'est ma faute!…

Rouletabille lui-même dut l'apaiser.

–Mais enfin, nous ne pouvons pas rester comme ça!… Il faut tenter quelque chose, proposa La Candeur.

–Rien du tout! répondit Rouletabille en secouant la tête. Ivana serait maintenant ici, tu entends!… que ça ne nous avancerait à rien!… Elle m'embrasserait peut-être une dernière fois et je n'aurais qu'à la laisser partir!…

–C'est affreux!…

–Oui, affreux!

–Mon pauvre Rouletabille!…

–Mon bon La Candeur!…

A ce moment, l'interprète se présenta et annonça à Rouletabille qu'il y avait là un moine qui demandait à parler à M. La Candeur.

–Un moine! fit La Candeur! Je ne connais pas de moine, moi!…

–Il dit que si, monsieur, il dit qu'il vous connaît!…

–Comment s'appelle-t-il, ce moine-là?…

–Je le lui ai demandé, mais il m'a répondu textuellement qu'il n'avait plus de nom, car il ne veut plus se servir du nom que lui donnaient les hommes et il ignore encore celui que lui donnera Dieu!…

–Je voudrais bien qu'on me laisse tranquille, déclara Rouletabille.

–Vous direz à votre capucin, émit d'une voix dolente La Candeur, qu'il revienne quand il aura un nom!

Mais la porte fut doucement poussée, et, dans son encadrement, se dessina la silhouette d'un moine de haute et belle taille, revêtu de la robe de bure, ceinturé de la corde et coiffé du capuchon; le capuchon tomba et La Candeur s'écria:

–Monsieur Priski!…

–Lui-même, fit le moine en s'avançant, pour vous servir, en ce monde et dans l'autre, autant qu'il me sera possible!

La Candeur «fumait» déjà. Il expédia l'interprète de l'hôtel, referma la porte et dit en se croisant les bras:

–S'il ne tenait qu'à moi, monsieur Priski! ce serait dans l'autre! car j'ai une fameuse envie de vous y envoyer sur-le-champ expier vos péchés!

–Pas avant, répondit M. Priski, que je vous aie remis les mille francs que je vous dois encore!

–Vous avez un fameux toupet! s'écria La Candeur, gêné tout à coup plus qu'on ne saurait dire: vous savez bien, monsieur Priski, que je n'ai jamais voulu recevoir votre argent!

–C'est comme vous voudrez! répliqua l'autre en rentrant dans sa poche une liasse de billets qu'il en avait déjà sorti. Je les offrirai à mes pauvres!

Ici, Rouletabille sortit de l'ombre.

–Vous entrez donc au couvent, monsieur Priski? demanda-t-il.

–Oui, monsieur, fit le moine en reculant un peu, car il ne s'attendait point à la présence de Rouletabille et n'était point venu pour le voir. Oui, j'entre au couvent. Ç'a été le rêve de toute ma vie d'entrer dans un bon couvent!…

–Et dans quel couvent, s'il vous plaît?…

–Mon Dieu! monsieur, je crois bien que je vais entrer dans un couvent du mont Athos!…

–On dit qu'ils sont fort beaux!

–Magnifiques! monsieur, magnifiques!…

–Et c'est pour nous annoncer cette nouvelle que vous êtes venu à Stara-Zagora?

–Hélas! monsieur, je ne pourrais l'affirmer!…

–Quelle est donc la raison de ce voyage, monsieur Priski?

–Mon Dieu, monsieur, je suis un peu gêné pour vous la dire, et il recula encore.

Rouletabille alla se mettre entre la porte et ce singulier moine.

–Vous ne sortirez cependant pas d'ici, monsieur Priski, sans nous l'avoir dite; non point que je sois très curieux en ce moment et que j'attache une grande importance aux événements de la vie, mais comme, chaque fois que nous avons eu affaire à vous, il nous est arrivé du désagrément, je tiens en ce moment à savoir ce qui nous vaut l'honneur de votre voisinage…

–Monsieur, si je vous le dis, vous allez me trouver bien «osé»!… Et c'est justement parce que, sans le vouloir, certes, je vous ai fait jusqu'ici beaucoup de peine, que je ne voudrais pas vous en causer davantage!

–Si vous ne parlez pas, monsieur Priski, je vous fais jeter dans un cachot par les soldats du général Stanislawoff avec lequel je suis au mieux, et ensuite je vous ferai fusiller comme un agent des Turcs!

–Monsieur, je vais vous avouer la vérité puisque vous l'exigez… Elle est on ne peut plus simple…

«Je vous disais tout à l'heure que j'avais toujours désiré entrer dans un couvent du mont Athos, où je conduisis jadis des voyageurs à titre d'interprète. Tout jeune que j'étais, je pus juger qu'il n'y avait vraiment encore que là où l'on sût vivre, tout en se préparant une belle mort. Mais pour entrer dans ce couvent, il faut de l'argent, beaucoup d'argent. Dans ce but, je m'astreignis à en mettre de côté, mais il me fut dérobé, à la Karakoulé pendant le séjour que vous me fîtes faire, à mon corps défendant, dans la cave du donjon!

–Passons, monsieur Priski.

–N'ayant plus d'argent, je ne pouvais plus, hélas! espérer d'entrer au couvent et j'en avais une grande désolation, quand il se trouva qu'au milieu des derniers événements et comme je venais d'arriver à Kirk-Kilissé, la veille de la débandade générale, je fus reconnu par le seigneur Kasbeck, lequel eut l'honneur naguère, je crois, de vous être présenté…

–Allez, monsieur Priski, allez!…

–Ce seigneur me dit:

«—Priski, veux-tu gagner quelque argent?

–Je voudrais en gagner beaucoup! lui répondis-je.

–Eh bien! fit-il, je te donnerai telle somme tout de suite si tu te charges d'une commission que je vais te dire, et je t'en donnerai autant si la commission réussit.»

–Or, voyez le miracle! monsieur Rouletabille, fit remarquer le moine, l'addition de ces deux sommes équivalait justement à celle dont j'avais besoin pour entrer au couvent!… Je vis là comme le doigt de la Providence et j'acceptai aussitôt la commission du seigneur Kasbeck… C'est là, monsieur, que je commence à être embarrassé…

–Remettez-vous… et passons sur l'histoire de la lettre que je connais, dit Rouletabille.

–Monsieur, je dois vous dire que j'ignorais ce qu'il y avait dans la lettre…

–Oui, mais tu savais qu'aussitôt cette lettre reçue, Mlle Vilitchkov devait me quitter…

–Je savais cela, monsieur, mais je n'en étais point sûr. La chose était si peu sûre que Mlle Vilitchkov, qui a reçu la lettre à Kirk-Kilissé, vous a suivi à Stara-Zagora…

–Tout cela ne me dit point ce que tu es venu faire ici, bandit!…

–Mon Dieu! monsieur, je croyais m'être assez fait comprendre… Je suis venu parce que je désirais savoir si Mlle Vilitchkov, qui ne vous a point quitté à Kirk-Kilissé, ne vous aurait pas laissé à Stara-Zagora.

La Candeur, outré de tant de cynisme, leva son poing.

–A ta place! La Candeur! ordonna Rouletabille.

Et, se tournant vers le moine:

Elle m'a laissé, monsieur Priski! Vous pouvez être heureux!…

–Monsieur, croyez bien que je comprends votre désolation, dit M. Priski. Mais d'autre part vous m'accorderez qu'après m'être chargé d'une commission qu'un autre aurait faite si je l'avais refusée, je ne pouvais point m'en désintéresser et qu'il était bien naturel que je vinsse m'enquérir jusqu'ici si elle avait réussi.

–Et si vous avez gagné la seconde partie de la somme qui vous est nécessaire!… Oui, monsieur Priski, oui… je comprends cela… Vous pouvez vous en aller!…

–Et je vais pouvoir entrer au couvent…

–Pas avant que vous n'ayez touché la seconde partie de la somme, monsieur Priski!…

–Messieurs! je vais la toucher de ce pas.

–A Dédéagatch!… dit Rouletabille.

–Oui, à Dédéagatch. Mais comment savez-vous?…

–Que vous importe, monsieur Priski?… Allez-vous-en donc à Dédéagatch et dépêchez-vous!… Si j'ai un conseil à vous donner, ne traînez pas en route, car j'ai idée que M. Kasbeck ne vous attendra pas longtemps à Dédéagatch.

–Et pourquoi cela?…

–Tout simplement parce que M. Kasbeck vous attend moins à Dédéagatch qu'il n'y attendait Mlle Vilitchkov et comme il y a des chances pour que Mlle Vilitchkov soit arrivée ce soir à Dédéagatch, il se pourrait fort bien qu'ils se préparent à en partir tous deux, demain matin, sans vous attendre.

–Ah! mon Dieu!… s'écria le moine, et il courut à la porte.

–Rassurez-vous, ajouta Rouletabille, car si de Dédéagatch vous vous rendez au mont Athos, vous ne manquerez point de rencontrer en route le seigneur Kasbeck!…

–Et où donc va le seigneur Kasbeck? Si vous pouvez me le dire, je vous pardonnerai tout ce que vous m'avez fait endurer, soupira le moine.

–Je vous le dirai, monsieur Priski, et je vous pardonnerai également de mon côté tout ce que vous nous avez fait souffrir, si vous voulez, à votre tour, me rendre un petit service…

–Parlez, monsieur Rouletabille…

–Vous êtes fort habile, à ce que je vois, à remettre les lettres, monsieur Priski…

–Mon Dieu! cela a toujours été un peu mon métier…

–Eh bien! je vous demanderai d'en faire parvenir une à Ivana Hanoum!

–Oh! monsieur, c'est comme si c'était déjà fait. Vous pouvez compter sur moi, jura le moine.

–Alors, attendez!…

Rouletabille s'approcha de la table et écrivit:

«J'ai tout compris, mon amour. Pardonne-moi! Ton petit Zo te dit adieu pour toujours. Il ne te survivra pas.»

Il n'avait pas écrit le dernier mot de ce message suprême qu'un gros sanglot éclatait derrière lui. Il se retourna. C'était La Candeur qui avait lu la lettre par-dessus son épaule.

–Oh! Rouletabille! Rouletabille! gémit La Candeur, ça n'est pas vrai, dis, que tu vas mourir?… Dis-moi que ça n'est pas vrai!…

Rouletabille, ému de cette douleur fraternelle presque autant que de la sienne, hocha lentement la tête, tendit la lettre à M. Priski, et serrant la bonne grande patte de La Candeur avec ce geste de condoléance que l'on voit si souvent aux enterrements, lui dit:

–On raconte que l'on ne meurt pas d'amour, nous verrons bien

–Ah! mon Dieu! il va se laisser périr!… pleura La Candeur.

–Surtout, jeune homme, n'attentez pas à vos jours, dit M. Priski, la religion le défend!…

Et il ajouta avec une grande émotion:

–La religion, voyez-vous, il n'y a encore que ça!

–On est bien dans votre couvent, monsieur Priski? questionna Rouletabille.

–Bon! maintenant il va se faire moine! s'écria La Candeur.

–Si on est bien? s'écria M. Priski. C'est-à-dire que c'est le paradis sur la terre. Imaginez au milieu de jardins merveilleux, un vaste édifice, simple, bien aéré, avec un large réfectoire. Le cuisinier est excellent; il fait même le civet de lièvre et le macaroni avec une rare habileté. Enfin le supérieur a cette mine réjouie et ces manières affables qui attestent qu'on a l'esprit tranquille et l'estomac en bon état!…

–Voilà un bon couvent, dit La Candeur. Si tu y entres, j'y entrerai certainement avec toi!

–Et il faut tant d'argent que ça pour être reçu dans ce monastère? interrogea encore Rouletabille en poussant un soupir.

–Messieurs, ce monastère est riche: s'il acceptait tous les sans-le-sou qui, dans ce pays, ne demandent qu'à se faire moines, non seulement c'en serait fini de sa richesse, mais encore de sa bonne renommée. Il faut vous dire qu'on vient le voir du bout du monde… Il a été placé sous la haute protection d'un saint que l'on a déterré non loin de là et dont on a mis les restes dans du coton. Aux jours de grande cérémonie, aux anniversaires du martyre, le coton se vend bien! J'ai assisté à l'une de ces fêtes, monsieur; moi qui jusqu'alors étais un païen, j'en ai l'esprit tout retourné. C'était magnifique. D'innombrables lampes suspendues à la voûte, projetaient sur la nef des feux de toutes couleurs. Dans une des ailes se tenait un frère quêteur qui recueillait les aumônes et inscrivait sur un registre les noms des gens qui réclamaient une messe pour un parent mort ou malade! Certes, monsieur, je peux vous affirmer que la maison est bien tenue!…

–Si bien, monsieur Priski, que vous n'allez pas regretter la Karakoulé? exprima Rouletabille, de plus en plus sombre et pensif.

Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
21 lipca 2018
Objętość:
280 str. 1 ilustracja
Właściciel praw:
Public Domain