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Czytaj książkę: «Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aritonoüs», strona 19

Czcionka:

Pendant que j'étais dans cette incertitude, tout à coup j'entends une voix plus qu'humaine: je vois Hercule dans un nuage éclatant; il était environné de rayons de gloire. Je reconnus facilement ses traits un peu rudes, son corps robuste, et ses manières simples; mais il avait une hauteur et une majesté qui n'avaient jamais paru si grandes en lui quand il domptait les monstres. Il me dit: Tu entends, tu vois Hercule. J'ai quitté le haut Olympe pour t'annoncer les ordres de Jupiter. Tu sais par quels travaux j'ai acquis l'immortalité: il faut que tu ailles avec le fils d'Achille, pour marcher sur mes traces dans le chemin de la gloire. Tu guériras; tu perceras de mes flèches Pâris, auteur de tant de maux. Après la prise de Troie, tu enverras de riches dépouilles à Péan ton père, sur le mont Œta; ces dépouilles seront mises sur mon tombeau comme un monument de la victoire due à mes flèches. Et toi, ô fils d'Achille! je te déclare que tu ne peux vaincre sans Philoctète, ni Philoctète sans toi. Allez donc comme deux lions qui cherchent ensemble leur proie. J'en verrai Esculape à Troie pour guérir Philoctète. Surtout, ô Grecs, aimez et observez la religion: le reste meurt; elle ne meurt jamais*.

Après avoir entendu ces paroles, je m'écriai: O heureux jour, douce lumière, tu te montres enfin après tant d'années! Je t'obéis*, je pars après avoir salué ces lieux. Adieu, cher antre. Adieu, nymphes de ces prés humides. Je n'entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu, rivage où tant de fois j'ai souffert les injures de l'air. Adieu, promontoire où Écho répéta tant de fois mes gémissements. Adieu, douces fontaines qui me fûtes si amères. Adieu, ô terre de Lemnos; laisse-moi partir heureusement, puisque je vais où m'appelle la volonté des dieux et de mes amis*!

Ainsi nous partîmes: nous arrivâmes au siége de Troie. Machaon et Podalyre, par la divine science de leur père Esculape, me guérirent, ou du moins me mirent dans l'état où vous me voyez. Je ne souffre plus; j'ai retrouvé toute ma vigueur: mais je suis un peu boiteux. Je fis tomber Pâris comme un timide faon de biche qu'un chasseur perce de ses traits. Bientôt Ilion fut réduite en cendres; vous savez le reste. J'avais néanmoins encore je ne sais quelle aversion pour le sage Ulysse, par le souvenir de mes maux; et sa vertu ne pouvait apaiser ce ressentiment: mais la vue d'un fils qui lui ressemble, et que je ne puis m'empêcher d'aimer, m'attendrit le cœur pour le père même.

LIVRE TREIZIÈME

SOMMAIRE

Un différend s'élève entre Télémaque et Phalante, chef des Lacédémoniens, au sujet de quelques prisonniers faits sur les Dauniens et que chacun prétend lui appartenir. – Pendant que la cause se discute dans l'assemblée des rois alliés, Hippias, frère de Phalante, s'empare des prisonniers pour les emmener à Tarente. – Télémaque irrité attaque Hippias avec fureur et le terrasse dans un combat singulier. – Adraste, roi des Dauniens, profilant du trouble qui règne dans l'armée des alliés, à l'occasion de la querelle de Télémaque et d'Hippias, les attaque à l'improviste. – Il surprend cent de leurs vaisseaux avec lesquels il transporte ses propres troupes dans le camp des alliés. – Il y met le feu et commence l'attaque par le quartier de Phalante. – Il tue Hippias, frère de Phalante. Celui-ci même est percé de coups. – Télémaque, s'étant revêtu de ses armes divines, s'élance hors du camp au premier bruit de ce désordre, rassemble autour de lui l'armée des alliés et dirige ses mouvements avec tant de sagesse, qu'il repousse en peu de temps l'ennemi victorieux. – Une tempête sépara les deux armées et met fin au combat. – Télémaque fait emporter les blessés et leur procure tous les soulagements dont ils ont besoin. – Il prend un soin particulier de Phalante et des funérailles d'Hippias.

Pendant que Philoctète avait raconté ainsi ses aventures, Télémaque était demeuré comme suspendu et immobile. Ses yeux étaient attachés sur ce grand homme qui parlait. Toutes les passions différentes qui avaient agité Hercule, Philoctète, Ulysse, Néoptolème, paraissaient tour à tour sur le visage naïf de Télémaque, à mesure qu'elles étaient représentées dans la suite de cette narration. Quelquefois il s'écriait, et interrompait Philoctète sans y penser; quelquefois il paraissait rêveur comme un homme qui pense profondément à la suite des affaires. Quand Philoctète dépeignit l'embarras de Néoptolème, qui ne savait point dissimuler, Télémaque parut dans le même embarras; et dans ce moment on l'aurait pris pour Néoptolème.

Cependant l'armée des alliés marchait en bon ordre contre Adraste, roi des Dauniens, qui méprisait les dieux, et qui ne cherchait qu'à tromper les hommes. Télémaque trouva de grandes difficultés pour se ménager parmi tant de rois jaloux les uns des autres. Il fallait ne se rendre suspect à aucun, et se taire aimer de tous. Son naturel était bon et sincère, mais peu caressant; il ne s'avisait guère de ce qui pouvait faire plaisir aux autres: il n'était point attaché aux richesses, mais il ne savait point donner. Ainsi, avec un cœur noble et porté au bien, il ne paraissait ni obligeant, ni sensible à l'amitié, ni libéral, ni reconnaissant des soins qu'on prenait pour lui, ni attentif à distinguer le mérite. Il suivait son goût sans réflexion. Sa mère Pénélope l'avait nourri, malgré Mentor, dans une hauteur et une fierté qui ternissaient tout ce qu'il y avait de plus aimable en lui. Il se regardait comme étant d'une autre nature que le reste des hommes; les autres ne lui semblaient mis sur la terre par les dieux que pour lui plaire, pour le servir, pour prévenir tous ses désirs, et pour rapporter tout à lui comme à une divinité. Le bonheur de le servir était, selon lui, une assez haute récompense pour ceux qui le servaient. Il ne fallait jamais rien trouver d'impossible quand il s'agissait de le contenter; et les moindres retardements irritaient son naturel ardent.

Ceux qui l'auraient vu ainsi dans son naturel auraient jugé qu'il était incapable d'aimer autre chose que lui-même, qu'il n'était sensible qu'à sa gloire et à son plaisir; mais cette indifférence pour les autres et cette attention continuelle sur lui-même ne venaient que du transport continuel où il était jeté par la violence de ses passions. Il avait été flatté par sa mère dès le berceau, et il était un grand exemple du malheur de ceux qui naissent dans l'élévation. Les rigueurs de la fortune, qu'il sentit dès sa première jeunesse, n'avaient pu modérer cette impétuosité et cette hauteur. Dépourvu de tout, abandonné, exposé à tant de maux, il n'avait rien perdu de sa fierté; elle se relevait toujours, comme la palme souple se relève sans cesse elle-même, quelque effort qu'on fasse pour l'abaisser.

Pendant que Télémaque était avec Mentor, ces défauts ne paraissaient point, et ils se diminuaient tous les jours. Semblable à un coursier fougueux qui bondit dans les vastes prairies, que ni les rochers escarpés, ni les précipices, ni les torrents n'arrêtent, qui ne connaît que la voix et la main d'un seul homme capable de le dompter, Télémaque, plein d'une noble ardeur, ne pouvait être retenu que par le seul Mentor. Mais aussi un de ses regards l'arrêtait tout à coup dans sa plus grande impétuosité: il entendait d'abord ce que signifiait ce regard; il rappelait d'abord dans son cœur tous les sentiments de vertu. La sagesse rendait en un moment son visage doux et serein. Neptune, quand il élève son trident, et qu'il menace les flots soulevés, n'apaise point plus soudainement les noires tempêtes*.

Quand Télémaque se trouva seul, toutes ses passions, suspendues comme un torrent arrêté par une forte digue, reprirent leur cours: il ne put souffrir l'arrogance des Lacédémoniens, et de Phalante qui était à leur tête. Cette colonie, qui était venue fonder Tarente, était composée de jeunes hommes nés pendant le siége de Troie, qui n'avaient eu aucune éducation: leur naissance illégitime, le déréglement de leurs mères, la licence dans laquelle ils avaient été élevés, leur donnait je ne sais quoi de farouche et de barbare. Ils ressemblaient plutôt à une troupe de brigands qu'à une colonie grecque.

Phalante, en toute occasion, cherchait à contredire Télémaque; souvent il l'interrompait dans les assemblées, méprisant ses conseils comme ceux d'un jeune homme sans expérience: il en faisait des railleries, le traitant de faible et d'efféminé; il faisait remarquer aux chefs de l'armée ses moindres fautes. Il tâchait de semer partout la jalousie, et de rendre la fierté de Télémaque odieuse à tous les alliés.

Un jour, Télémaque ayant fait sur les Dauniens quelques prisonniers, Phalante prétendit que ces captifs devaient lui appartenir, parce que c'était lui, disait-il, qui, à la tête de ses Lacédémoniens, avait défait cette troupe d'ennemis; et que Télémaque, trouvant les Dauniens déjà vaincus et mis en fuite, n'avait eu d'autre peine que celle de leur donner la vie et de les mener dans le camp. Télémaque soutenait, au contraire, que c'était lui qui avait empêché Phalante d'être vaincu, et qui avait remporté la victoire sur les Dauniens. Ils allèrent tous deux défendre leur cause dans l'assemblée des rois alliés. Télémaque s'y emporta jusqu'à menacer Phalante; ils se fussent battus sur-le-champ, si on ne les eût arrêtés.

Phalante avait un frère nommé Hippias, célèbre dans toute l'armée par sa valeur, par sa force et par son adresse. Pollux, disaient les Tarentins, ne combattait pas mieux du ceste; Castor n'eût pu le surpasser pour conduire un cheval; il avait presque la taille et la force d'Hercule. Toute l'armée le craignait; car il était encore plus querelleur et plus brutal, qu'il n'était fort et vaillant. Hippias, ayant vu avec quelle hauteur Télémaque avait menacé son frère, va à la hâte prendre les prisonniers pour les emmener à Tarente, sans attendre le jugement de l'assemblée. Télémaque, à qui on vint le dire en secret, sortit en frémissant de rage. Tel qu'un sanglier écumant, qui cherche le chasseur par lequel il a été blessé, on le voyait errer dans le camp, cherchant des yeux son ennemi, et branlant le dard dont il le voulait percer. Enfin il le rencontre, et, en le voyant, sa fureur se redouble. Ce n'était plus ce sage Télémaque instruit par Minerve sous la figure de Mentor* c'était un frénétique, ou un lion furieux.

Aussitôt il crie à Hippias: Arrête, ô le plus lâche de tous les hommes! arrête; nous allons voir si tu pourras m'enlever les dépouilles de ceux que j'ai vaincus. Tu ne les conduiras point à Tarente; va, descends tout à l'heure dans les rives sombres du Styx. Il dit, et il lança son dard; mais il le lança avec tant de fureur, qu'il ne put mesurer son coup; le dard ne toucha point Hippias. Aussitôt Télémaque prend son épée, dont la garde était d'or, et que Laërte lui avait donnée, quand il partit d'Ithaque, comme un gage de sa tendresse. Laërte s'en était servi avec beaucoup de gloire, pendant qu'il était jeune; et elle avait été teinte du sang de plusieurs fameux capitaines des Épirotes, dans une guerre où Laërte fut victorieux. A peine Télémaque eut tiré cette épée, qu'Hippias, qui voulait profiter de l'avantage de sa force, se jeta pour l'arracher des mains du jeune fils d'Ulysse. L'épée se rompt dans leurs mains; ils se saisissent et se serrent l'un l'autre. Les voilà comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer; le feu brille dans leurs yeux; ils se raccourcissent, ils s'allongent, ils s'abaissent, ils se relèvent, ils s'élancent, ils sont altérés de sang. Les voilà aux prises, pied contre pied, main contre main: ces deux corps entrelacés semblaient n'en faire qu'un. Mais Hippias, d'un âge plus avancé, semblait devoir accabler Télémaque, dont la tendre jeunesse était moins nerveuse. Déjà Télémaque, hors d'haleine, sentait ses genoux chancelants. Hippias, le voyant ébranlé, redoublait ses efforts. C'était fait du fils d'Ulysse; il allait porter la peine de sa témérité et de son emportement, si Minerve, qui veillait de loin sur lui, et qui ne le laissait dans cette extrémité de péril, que pour l'instruire, n'eût déterminé la victoire en sa faveur.

Elle ne quitta point le palais de Salente; mais elle envoya Iris, la prompte messagère des dieux. Celle-ci, volant d'une aile légère, fendit les espaces immenses des airs, laissant après elle une longue trace de lumière qui peignait un nuage de mille diverses couleurs*. Elle ne se reposa que sur le rivage de la mer où était campée l'armée innombrable des alliés: elle voit de loin la querelle et les efforts des deux combattants; elle frémit à la vue du danger où était le jeune Télémaque; elle s'approche, enveloppée d'un nuage clair qu'elle avait formé de vapeurs subtiles. Dans le moment ou Hippias, sentant toute sa force, se crut victorieux, elle couvrit le jeune nourrisson de Minerve de l'égide que la sage déesse lui avait confiée. Aussitôt Télémaque, dont les forces étaient épuisées, commence à se ranimer. A mesure qu'il se ranime, Hippias se trouble, il sent je ne sais quoi de divin qui l'étonne et qui l'accable. Télémaque le presse et l'attaque, tantôt dans une situation, tantôt dans une autre; il l'ébranle, il ne lui laisse aucun moment pour se rassurer; enfin il le jette par terre et tombe sur lui. Un grand chêne du mont Ida, que la hache a coupé par mille coups dont toute la forêt a retenti, ne fait pas un plus horrible bruit en tombant; la terre en gémit; tout ce qui l'environne en est ébranlé*.

Cependant la sagesse était revenue avec la force au dedans de Télémaque. A peine Hippias fut-il tombé sous lui, que le fils d'Ulysse comprit la faute qu'il avait faite d'attaquer ainsi le frère d'un des rois alliés qu'il était venu secourir: il rappela en lui-même, avec confusion, les sages conseils de Mentor: il eut honte de sa victoire, et comprit combien il avait mérité d'être vaincu. Cependant Phalante, transporté de fureur, accourait au secours de son frère: il eût percé Télémaque d'un dard qu'il portait, s'il n'eût craint de percer aussi Hippias, que Télémaque tenait sous lui dans la poussière. Le fils d'Ulysse eût pu sans peine ôter la vie à son ennemi; mais sa colère était apaisée, et il ne songeait plus qu'à réparer sa faute en montrant de la modération. Il se lève en disant: O Hippias! il me suffit de vous avoir appris à ne mépriser jamais ma jeunesse; vivez: j'admire votre force et votre courage. Les dieux m'ont protégé; cédez à leur puissance: ne songeons plus qu'à combattre ensemble contre les Dauniens.

Pendant que Télémaque parlait ainsi, Hippias se relevait couvert de poussière et de sang, plein de honte et de rage. Phalante n'osait ôter la vie à celui qui venait de la donner si généreusement à son frère; il était en suspens et hors de lui-même. Tous les rois alliés accourent: ils mènent d'un côté Télémaque, de l'autre Phalante et Hippias, qui, ayant perdu sa fierté, n'osait lever les yeux. Toute l'armée ne pouvait assez s'étonner que Télémaque, dans un âge si tendre, où les hommes n'ont point encore toute leur force, eût pu renverser Hippias, semblable en force et en grandeur à ces géants, enfants de la Terre, qui tentèrent autrefois de chasser de l'Olympe les immortels.

Mais le fils d'Ulysse était bien éloigné de jouir du plaisir de cette victoire. Pendant qu'on ne pouvait se lasser de l'admirer, il se retira dans sa tente, honteux de sa faute, et ne pouvant plus se supporter lui-même. Il gémissait de sa promptitude; il reconnaissait combien il était injuste et déraisonnable dans ses emportements; il trouvait je ne sais quoi de vain, de faible et de bas, dans cette hauteur démesurée. Il reconnaissait que la véritable grandeur n'est que dans la modération, la justice, la modestie et l'humanité: il le voyait; mais il n'osait espérer de se corriger après tant de rechutes; il était aux prises, avec lui-même, et on l'entendait rugir comme un lion furieux.

Il demeura deux jours renfermé seul dans sa tente, ne pouvant se résoudre à se rendre dans aucune société, et se punissant soi-même. Hélas! disait-il, oserai-je revoir Mentor? Suis-je le fils d'Ulysse, le plus sage et le plus patient des hommes? Suis-je venu porter la division et le désordre dans l'armée des alliés? est-ce leur sang ou celui des Dauniens leurs ennemis que je dois répandre? J'ai été téméraire; je n'ai pas même su lancer mon dard; je me suis exposé dans un combat avec Hippias à forces inégales; je n'en devais attendre que la mort, avec la honte d'être vaincu. Mais qu'importe? je ne serais plus; non, je ne serais plus ce téméraire Télémaque, ce jeune insensé, qui ne profite d'aucun conseil: ma honte finirait avec ma vie. Hélas! si je pouvais au moins espérer de ne plus faire ce que je suis désolé d'avoir fait? trop heureux! trop heureux! mais peut-être qu'avant la fin du jour je ferai et voudrai faire encore les mêmes fautes dont j'ai maintenant tant de honte et d'horreur. O funeste victoire! ô louanges que je ne puis souffrir, et qui sont de cruels reproches de ma folie!

Pendant qu'il était seul, inconsolable, Nestor et Philoctète le vinrent trouver. Nestor voulut lui remontrer le tort qu'il avait; mais ce sage vieillard, reconnaissant bientôt la désolation du jeune homme changea ses graves remontrances en des paroles de tendresse, pour adoucir son désespoir.

Les princes alliés étaient arrêtés par cette querelle; et ils ne pouvaient marcher vers les ennemis qu'après avoir réconcilié Télémaque avec Phalante et Hippias. On craignait à toute heure que les troupes des Tarentins n'attaquassent les cent jeunes Crétois qui avaient suivi Télémaque dans cette guerre: tout était dans le trouble pour la faute du seul Télémaque; et Télémaque, qui voyait tant de maux présents et de périls pour l'avenir dont il était l'auteur, s'abandonnait à une douleur amère. Tous les princes étaient dans un extrême embarras: ils n'osaient faire marcher l'armée, de peur que dans la marche les Crétois de Télémaque et les Tarentins de Phalante ne combattissent les uns contre les autres. On avait bien de la peine à les retenir au dedans du camp, où ils étaient gardés de près. Nestor et Philoctète allaient et venaient de la tente de Télémaque à celle de l'implacable Phalante, qui ne respirait que la vengeance. La douce éloquence de Nestor et l'autorité du grand Philoctète ne pouvaient modérer ce cœur farouche, qui était encore sans cesse irrité par les discours pleins de rage de son frère Hippias. Télémaque était bien plus doux; mais il était abattu par une douleur que rien ne pouvait consoler.

Pendant que les princes étaient dans cette agitation, toutes les troupes étaient consternées; tout le camp paraissait comme une maison désolée qui vient de perdre un père de famille, l'appui de tous ses proches et la douce espérance de ses petits-enfants. Dans ce désordre et cette consternation de l'armée, on entend tout à coup un bruit effroyable de chariots, d'armes, de hennissements de chevaux, de cris d'hommes, les uns vainqueurs et animés au carnage, les autres ou fuyants, ou mourants, ou blessés. Un tourbillon de poussière forme un épais nuage qui couvre le ciel et qui enveloppe tout le camp. Bientôt à la poussière se joint une fumée épaisse qui troublait l'air, et qui ôtait la respiration. On entendait un bruit sourd, semblable à celui des tourbillons de flamme que le mont Etna vomit du fond de ses entrailles embrasées, lorsque Vulcain, avec ses Cyclopes, y forge des foudres pour le père des dieux. L'épouvante saisit les cœurs.

Adraste, vigilant et infatigable, avait surpris les alliés; il leur avait caché sa marche, et il était instruit de la leur. Pendant deux nuits, il avait fait une incroyable diligence pour faire le tour d'une montagne presque inaccessible, dont les alliés avaient saisi tous les passages. Tenant ces défilés, ils se croyaient en pleine sûreté, et prétendaient même pouvoir, par ces passages qu'ils occupaient, tomber sur l'ennemi derrière la montagne, quand quelques troupes qu'ils attendaient leur seraient venues. Adraste, qui répandait l'argent à pleines mains pour savoir le secret de ses ennemis, avait appris leur résolution; car Nestor et philoctète, ces deux capitaines d'ailleurs si sages et si expérimentés, n'étaient pas assez secrets dans leurs entreprises. Nestor, dans ce déclin de l'âge, se plaisait trop à raconter ce qui pouvait lui attirer quelque louange: Philoctète naturellement parlait moins; mais il était prompt; et, si peu qu'on excitât sa vivacité, on lui faisait dire ce qu'il avait résolu de taire. Les gens artificieux avaient trouvé la clef de son cœur, pour en tirer les plus importants secrets. On n'avait qu'à l'irriter: alors, fougueux et hors de lui-même, il éclatait par des menaces; il se vantait d'avoir des moyens sûrs de parvenir à ce qu'il voulait. Si peu qu'on parût douter de ses moyens, il se hâtait de les expliquer inconsidérément; et le secret le plus intime échappait du fond de son cœur. Semblable à un vase précieux, mais fêlé, d'où s'écoulent toutes les liqueurs les plus délicieuses, le cœur de ce grand capitaine ne pouvait rien garder*. Les traîtres, corrompus par l'argent d'Adraste, ne manquaient pas de se jouer de la faiblesse de ces deux rois. Ils flattaient sans cesse Nestor par de vaines louanges; ils lui rappelaient ses victoires passées, admiraient sa prévoyance, ne se lassaient jamais d'applaudir. D'un autre côté, ils tendaient des piéges continuels à l'humeur impatiente de Philoctète; ils ne lui parlaient que de difficultés, de contre-temps, de dangers, d'inconvénients, de fautes irrémédiables. Aussitôt que ce naturel prompt était enflammé, sa sagesse l'abandonnait, et il n'était plus le même homme.

Télémaque, malgré les défauts que nous avons vus, était bien plus prudent pour garder un secret: il y était accoutumé par ses malheurs, et par la nécessité où il avait été dès son enfance de cacher ses desseins aux amants de Pénélope. Il savait taire un secret sans dire aucun mensonge: il n'avait point même un certain air réservé et mystérieux qu'ont d'ordinaire les gens secrets; il ne paraissait point chargé du poids du secret qu'il devait garder; on le trouvait toujours libre, naturel, ouvert comme un homme qui a son cœur sur ses lèvres. Mais en disant tout ce qu'on pouvait dire sans conséquence, il savait s'arrêter précisément et sans affectation aux choses qui pouvaient donner quelque soupçon et entamer son secret: par là son cœur était impénétrable et inaccessible. Ses meilleurs amis mêmes ne savaient que ce qu'il croyait utile de leur découvrir pour en tirer de sages conseils, et il n'y avait que le seul Mentor pour lequel il n'avait aucune réserve. Il se confiait à d'autres amis, mais à divers degrés, et à proportion de ce qu'il avait éprouvé leur amitié et leur sagesse…

Télémaque avait souvent remarqué que les résolutions du conseil se répandaient un peu trop dans le camp; il en avait averti Nestor et Philoctète. Mais ces deux hommes si expérimentés ne firent pas assez d'attention à un avis si salutaire: la vieillesse n'a plus rien de souple, la longue habitude la tient comme enchaînée; elle n'a presque plus de ressource contre ses défauts. Semblables aux arbres dont le tronc rude et noueux s'est durci par le nombre des années, et ne peut plus se redresser, les hommes, à un certain âge, ne peuvent presque plus se plier eux-mêmes contre certaines habitudes qui ont vieilli avec eux, et qui sont entrées jusque dans la moelle de leurs os. Souvent ils les connaissent, mais trop tard; ils en gémissent en vain, et la tendre jeunesse est le seul âge ou l'homme peut encore tout sur lui-même pour se corriger.

Il y avait dans l'armée un Dolope, nommé Eurymaque, flatteur insinuant, sachant s'accommoder à tous les goûts et à toutes les inclinations des princes, inventif et industrieux pour trouver de nouveaux moyens de leur plaire. A l'entendre, rien n'était jamais difficile. Lui demandait-on son avis, il devinait celui qui serait le plus agréable. Il était plaisant, railleur contre les faibles, complaisant pour ceux qu'il craignait, habile pour assaisonner une louange délicate qui fût bien reçue des hommes les plus modestes. Il était grave avec les graves, enjoué avec ceux qui étaient d'une humeur enjouée: il ne lui coûtait rien de prendre toutes sortes de formes. Les hommes sincères et vertueux, qui sont toujours les mêmes, et qui s'assujettissent aux règles de la vertu, ne sauraient jamais être aussi agréables aux princes que leurs passions dominent.

Eurymaque savait la guerre; il était capable d'affaires: c'était un aventurier qui s'était donné à Nestor, et qui avait gagné sa confiance. Il tirait du fond de son cœur, un peu vain et sensible aux louanges, tout ce qu'il en voulait savoir. Quoique Philoctète ne se confiât point à lui, la colère et l'impatience faisaient en lui ce que la confiance faisait dans Nestor. Eurymaque n'avait qu'à le contredire; en l'irritant, il découvrait tout. Cet homme avait reçu de grandes sommes d'Adraste pour lui mander tous les desseins des alliés. Ce roi des Dauniens avait dans l'armée un certain nombre de transfuges qui devaient l'un après l'autre s'échapper du camp des alliés et retourner au sien. A mesure qu'il y avait quelque affaire importante à faire savoir à Adraste, Eurymaque faisait partir un de ces transfuges. La tromperie ne pouvait être facilement découverte, parce que ces transfuges ne portaient point de lettres. Si on les surprenait, on ne trouvait rien qui pût rendre Eurymaque suspect. Cependant Adraste prévenait toutes les entreprises des alliés. A peine une résolution était-elle prise dans le conseil, que les Dauniens faisaient précisément ce qui est nécessaire pour en empêcher le succès. Télémaque ne se lassait point d'en chercher la cause et d'exciter la défiance de Nestor et de Philoctète: mais son soin était inutile; ils étaient aveuglés.

On avait résolu, dans le conseil, d'attendre les troupes nombreuses qui devaient venir, et on avait fait avancer secrètement pendant la nuit cent vaisseaux pour conduire plus promptement ces troupes, depuis une côte de mer très-rude, où elles devaient arriver, jusqu'au lieu où l'armée campait. Cependant on se croyait en sûreté, parce qu'on tenait avec des troupes les détroits de la montagne voisine, qui est une côte presque inaccessible de l'Apennin. L'armée était campée sur les bords du fleuve Galèse47, assez près de la mer. Cette campagne délicieuse est abondante en pâturages et en tous les fruits qui peuvent nourrir une armée. Adraste était derrière la montagne, et on comptait qu'il ne pouvait passer: mais comme il sut que les alliés étaient encore faibles, qu'ils attendaient un grand secours, que les vaisseaux attendaient l'arrivée des troupes qui devaient venir, et que l'armée était divisée par la querelle de Télémaque avec Phalante, il se hâta de faire un grand tour. Il vint en diligence jour et nuit sur les bords de la mer, et passa par des chemins qu'on avait toujours crus absolument impraticables. Ainsi la hardiesse et le travail obstiné surmontent les plus grands obstacles; ainsi il n'y a presque rien d'impossible à ceux qui savent oser et souffrir: ainsi ceux qui s'endorment, comptant que les choses difficiles sont impossibles, méritent d'être surpris et accablés.

Adraste surprit au point du jour les cent vaisseaux qui appartenaient aux alliés. Comme ces vaisseaux étaient mal gardés, et qu'on ne se défiait de rien, il s'en saisit sans résistance, et s'en servit pour transporter ses troupes avec une incroyable diligence, à l'embouchure du Galèse; puis il remonta très-promptement le long du fleuve. Ceux qui étaient dans les postes avancés autour du camp, vers la rivière, crurent que ces vaisseaux leur amenaient les troupes qu'on attendait; on poussa d'abord de grands cris de joie. Adraste et ses soldats descendirent avant qu'on pût les reconnaître: ils tombent sur les alliés, qui ne se défient de rien; ils les trouvent dans un camp tout ouvert, sans ordre, sans chefs, sans armes.

Le côté du camp qu'il attaqua d'abord fut celui des Tarentins, où commandait Phalante. Les Dauniens y entrèrent avec tant de vigueur, que cette jeunesse lacédémonienne, étant surprise, ne put résister. Pendant qu'ils cherchent leurs armes et qu'ils s'embarrassent les uns les autres dans cette confusion, Adraste fait mettre le feu au camp. Aussitôt la flamme s'élève des pavillons, et monte jusqu'aux nues: le bruit du feu est semblable à celui d'un torrent qui inonde toute une campagne, et qui entraîne par sa rapidité les grands chênes arec leurs profondes racines, les moissons, les granges, les étables et les troupeaux*. Le vent pousse impétueusement la flamme de pavillon en pavillon, et bientôt tout le camp est comme une vieille forêt qu'une étincelle de feu a embrasée*.

Phalante, qui voit le péril de plus près qu'un autre, ne peut y remédier. Il comprend que toutes les troupes vont périr dans cet incendie, si on ne se hâte d'abandonner le camp; mais il comprend aussi combien le désordre de cette retraite est à craindre devant un ennemi victorieux: il commence à faire sortir sa jeunesse lacédémonienne encore à demi désarmée. Mais Adraste ne laisse point respirer: d'un côté, une troupe d'archers adroits perce de flèches innombrables les soldats de Phalante; de l'autre, des frondeurs jettent une grêle de grosses pierres. Adraste lui-même, l'épée à la main, marchant à la tête d'une troupe choisie des plus intrépides Dauniens, poursuit, à la lueur du feu, les troupes qui s'enfuient. Il moissonne par le fer tranchant tout ce qui a échappé au feu; il nage dans le sang, et il ne peut s'assouvir de carnage: les lions et les tigres n'égalent point sa furie quand ils égorgent les bergers avec leurs troupeaux. Les troupes de Phalante succombent, et le courage les abandonne: la pâle Mort, conduite par une Furie infernale dont la tête est hérissée de serpents, glace le sang de leurs reines; leurs membres engourdis se roidissent, et leurs genoux chancelants leur ôtent même l'espérance de la fuite.

Phalante, à qui la honte et le désespoir donnent encore un reste de force et de vigueur, élève les mains et les yeux vers le ciel; il voit tomber à ses pieds son frère Hippias, sous les coups de la main foudroyante d'Adraste. Hippias, étendu par terre, se roule dans la poussière; un sang noir et bouillonnant sort, comme un ruisseau, de la profonde blessure qui lui traverse le côté; ses yeux se ferment à la lumière; son âme furieuse s'enfuit avec tout son sang. Phalante lui-même, tout couvert du sang de son frère, et ne pouvant le secourir, se voit enveloppé par une foule d'ennemis qui s'efforcent de le renverser; son bouclier est percé de mille traits; il est blessé en plusieurs endroits de son corps; il ne peut plus rallier ses troupes fugitives: les dieux le voient, et ils n'en ont aucune pitié.

47.Page 231. – 1. Galèse, aujourd'hui Galeso, petite rivière dans la Terre d'Otrante, qui se jette dans le golfe de Tarente. C'est sur les bords du Galèse que Virgile a placé son vieillard cilicien, délicieux épisode du IVe livre des Géorgiques:
  Namque sub Œbaliæ memini me turribus arcis, Qua niger humectat flaventia culta Galæsus, Corycium vidisse senem, etc. Georg., IV, 125.
Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
27 września 2017
Objętość:
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Właściciel praw:
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