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Czytaj książkę: «Le dernier chevalier», strona 8

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XI
BOUCHE EN CŒUR

M. le marquis de Choiseul de la Beaume, qui remplaçait je ne sais déjà plus quel autre petit Choiseul, était un joli garçon, bien tourné, magnifiquement couvert, heureux de vivre, d'être blanc, blond, rose et coiffé à miracle, heureux surtout d'être Choiseul, et trouvant certes, au milieu de la navrante détresse de la France, que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il y a des heures pour être Choiseul; c'est tantôt une incomparable félicité, tantôt un désagrément suprême, et quand, à quelque temps de là, M. le duc, renvoyé un peu brutalement, il est vrai, s'en alla à Chanteloup, faire une opposition rancuneuse au roi, son bienfaiteur, il est probable que M. le marquis de la Beaume retourna à l'étrille d'Aubigné-cavalerie.

Mais on n'en était pas là, et le dauphin, depuis Louis XVI, n'avait pas encore dit en tournant le dos à l'ancien ministre, après les événements funestes dont l'histoire n'a point éclairé le mystère: «Quand je vois cet homme-là, j'ai froid dans tout mon sang.»

Quand Louis XVI parlait ainsi, sa pensée allait vers des faits qui ne furent jamais et jamais ne seront suffisamment éclairés: faits horribles auxquels nul n'a le droit de croire, en l'absence de témoignages certains. Je ne crois pas à ces faits, et je n'ai pas besoin d'y croire pour détester la mémoire de ce faux puritain, de ce philosophe important et impuissant, de ce douteur, de cet endormeur, de ce solennel lâcheur qui ruina notre crédit en Europe et hors de l'Europe sans perdre le sourire de sa suffisance goguenarde, qui prépara la révolution sans la souhaiter, et à qui l'Angleterre devrait une statue.

En conscience, le petit marquis de la Beaume ne s'embarrassait guère de tout cela. Il était content et bon enfant; il voyait l'horizon clair, la France heureuse et l'univers bien sot de se plaindre, demi-couché qu'il était sur un joli sofa, dans un joli boudoir, devant un bon feu, pétillant et brillant comme ses yeux. Au moment où l'on annonçait le chevalier d'Assas, il se leva, ma foi! tant il avait de bonté dans l'âme, et vint jusqu'à la porte de son réduit, donnant sur la grande antichambre.

– Palsanminette! dit-il les bras ouverts, en secouant les parfums de ses dentelles, Nicolas, sois le bienvenu! J'ai pensé à toi au moins deux fois depuis que je suis au pinacle, et je me demandais pourquoi tu ne venais point nous voir. En avons-nous assez mangé ensemble autrefois, de cette vache enragée! Ne sois pas timide avec moi, cousin; tu vois bien que je n'ai pas de morgue. Je suis haut placé, c'est vrai, mais je monterai plus haut encore. Ceux à qui la fortune est due n'en prennent point de vanité: c'est bon pour les bourgeois parvenus qui s'étonnent d'être quelque chose. Embrassons-nous.

Et vraiment, il embrassa notre chevalier, qui pleurait presque de reconnaissance, et qui se sentit monter au cœur une large bouffée d'espoir. Aussi voulut-il battre le fer chaud et placer tout de suite un mot relatif à l'objet de sa visite; mais M. le marquis le prévint.

– Tu sais, dit-il avec chaleur et en l'inondant des bonnes odeurs exquises qu'il répandait en abondance, comme si tout un parterre de fleurs se fût caché sous son jabot, tu peux me demander tout ce que tu voudras, ne te gêne point avec moi. M. le duc a deviné de quel bois je suis fait… Quel homme, Nicolas, pour aller d'un coup d'œil jusqu'au fin fond des âmes! Un matin, il m'a regardé dans les yeux, et j'ai vu qu'il se disait: «Voici mon affaire: tournure, esprit bravoure, adresse, élégance… Vertucatiche! je ne donnerais pas ce petit cousin de la Beaume pour tout un régiment de Romanets et de Praslins, avec un quarteron de Stainvilles par-dessus le marché»… Et il m'a présenté au roi, qui avait la migraine et que j'ai fait rire avec une histoire de dragons où j'avais mis assez de poivre, pour saler la soupe de dix escadrons. Quel brave homme, ce roi! et qui bâille si bien!.. Et nous sommes allés ensuite chez Mme de Pompadour, qui regarde les gens comme s'ils étaient des miroirs. Vrai! ses yeux semblent vous crier: «Dites-moi que je n'ai pas de rides». Jarnibredouille! je le lui ai dit, de bon cœur, quoiqu'elle en ait des écheveaux et des filets de quoi prendre tous les papillons des gazons de Versailles! Ne ris pas! Elle a dû être bien jolie du temps de ma grand'tante, et Mme de Grammont, qui est la peste, dit qu'en la rentoilant on en ferait encore un bon portrait de famille… Comment vas-tu?

Ici M. le marquis reprit haleine, après avoir installé son hôte sur une chaise et s'être étendu lui-même de nouveau sur le sofa.

– Mais, dit Nicolas, qui n'avait pas pu encore glisser une parole, je ne vais pas trop mal, comme tu vois.

– Toujours capitaine! s'écria M. de la Beaume, impétueusement, et même tu as l'air un peu râpé, soit dit sans t'offenser. Ce doit être ta faute… Par où nous pends-tu, chevalier?

– Tu dis?.. interrogea d'Assas.

– Je dis: Par quel bout nous pends-tu?

– Mon père cousinait avec Mme Croizat du Châtel…

– Tiens, à propos, il est venu ces jours derniers, ton bonhomme de père. Ce qu'il voulait, je n'en sais rien. Et toi? Vas-tu postuler pour les ambassades ou rester dans le militaire?

– J'avoue, répondit d'Assas, que je ne me suis pas fait cette question-là.

– Et quelles questions te fais-tu donc, Nicolas!

– Je venais… voulut dire le chevalier.

– Je vois bien, interrompit obligeamment M. le marquis, qu'il faut te donner un peu le diapason; tu reviens de Pontoise et même de plus loin. La guerre a fait son temps, mon bon, la superstition aussi. Il n'y eut qu'un seul grand homme sous Louis XIV, c'est M. de Fénelon, à cause de Télémaque. Nous voulons fonder Salente à Paris, avec des financiers honnêtes, des avocats sobres de paroles, des prêtres tolérants, un Dieu qui entende la raison ainsi que le mot pour rire, des dames habillées à la grecque, des parlements incorruptibles et des philosophes surtout, des philosophes et encore des philosophes, qui monteront une inquisition pour brûler vifs les fanatiques, – mais tendrement, éloquemment et en tenant compte des nouvelles théories sur la liberté humaine! M. Jean-Jacques Rousseau a tout un plan, qui n'est pas bon, mais qui intéresse beaucoup à lire… Une fois Salente fondée, qu'est-ce que cela fait que nous ayons abandonné l'Inde, le Canada, les bords du Mississipi et autres gaudrioles, puisque Salente, c'est-à-dire la France, par sa force naturelle d'expansion, s'étendra comme une immense tache d'huile d'un pôle à l'autre? M. de Voltaire ne croit pas à cela; mais il a trop d'esprit et ne croit à rien, sinon à lui-même! On se débarrassera de lui en le faisant idole… Alors, tu veux tout uniment entrer dans nos bureaux?

– Je n'ai pas dit cela…

– Ventrebedaine! comment veux-tu qu'on te devine si tu ne parles point? M. le duc est occupé pour toute la soirée et n'aura garde de te recevoir; mais, quand le diable y serait, n'as-tu pas assez de moi? Je suis le bras droit de Monseigneur et son bras gauche aussi; je puis faire de toi tout ce que tu voudras être; demande, ne te gêne pas et dégoise franchement!

– J'apportais un mémoire… commença le chevalier.

– Mauvais, Nicolas, mauvais! c'est le vieux jeu! Plus de mémoires!.. Mais aurais-tu donc un procès?

– Non, pas moi! le mémoire est d'un autre…

– Détestable, Nicolas, on ne s'embarrasse plus des autres… De qui est-il, ton mémoire?

– D'un homme grand, d'un homme malheureux.

– Tati, tata, paraphe et lanlaire! grand, malheureux, sans le sou, démoli… et vieux, je parie?

– Et vieux, c'est vrai.

– Et qui a dépensé son argent à travailler pour sa patrie?

– C'est encore vrai.

– Nicolas, mon fils, je te vois d'ici avec ta pierre au cou… Comment a-t-il nom, ton Bélisaire?

– Joseph Dupleix.

À ce nom, M. le marquis de la Beaume sauta sur ses pieds et se prit les flancs à deux mains pour ne pas mourir de rire.

– C'est cela! s'écria-t-il, ah! comme c'est bien cela! Vertuminette! tu as mis dans le blanc du premier coup! Il n'y a qu'un Dupleix en tout l'univers, Dieu merci! Dupleix l'ennuyeux, Dupleix le fâcheux, Dupleix des éléphants et des tours, des plaidoyers, des mémoires et du Mogol, des plaintes, des récriminations et des cipayes, Dupleix enfin, Dupleix, et tu l'as pris sous ton bras!.. Est-ce que tu n'avais pas voulu déjà autrefois t'embarquer pour le Canada, pour secourir ce Dupleix et demi qui s'appelle Montcalm?

– Si fait, répondit d'Assas, et je m'en honore.

– Grand bien te fasse! Écoute, moi, je ne t'en veux point pour cela. Il faut bien qu'il y ait des maladroits en ce monde: sans quoi, les routes ne seraient plus assez larges pour laisser passer les gens d'esprit; mais voici, pour ta gouverne, le vrai de la situation: nous ne voulons plus de colonies, parce que c'est une mine à contestations avec l'Angleterre. Nous lui laissons tout le tintouin de ces possessions lointaines qui obligent à entretenir des flottes, des marins, des soldats. Loin de porter aux extrémités de la terre ce que vous appelez la civilisation, nous désirons ramener l'Europe à l'état de nature en arrangeant un peu la sauvagerie: Salente enfin, mais Salente qui confiera à la marine anglaise le soin de faire circuler ses produits. Que dis-tu de cela? Plus de tracas, plus d'efforts; du vin doux, du miel et des roses, la France tranquillement aménagée à fonds perdu, et après nous, le déluge!

Le chevalier n'eut pas la peine de répliquer à ce discours, car la porte qui communiquait avec les appartements s'ouvrit, et un valet dit sur le seuil:

– Monseigneur attend M. le chevalier d'Assas.

Le petit marquis, à cette annonce, tomba de son haut.

– Comment! fit-il. Monseigneur! Es-tu bien sûr de ce que tu dis là, Germain?

– Je suis sûr, répondit Germain, que M. le duc fait appeler M. le chevalier d'Assas, et si c'est lui à qui j'ai l'honneur de parler ici, je l'invite à me suivre.

Il fit en même temps un respectueux salut à l'adresse de Nicolas.

– C'est bien, Germain, c'est bien, dit précipitamment le marquis; mon très cher cousin d'Assas va se rendre aux ordres de M. le duc. Attends seulement deux secondes de l'autre côté de la porte.

Germain disparut aussitôt.

Le petit marquis se tourna alors vers d'Assas, et son joli minois avait pris une expression d'inquiétude au travers de laquelle perçait un sentiment de vénération jalouse.

– Ah çà! Nicolas, dit-il en baissant la voix, tu t'es donc moqué de moi? ce n'est pas bien.

– Pourquoi me serais-je moqué de toi?

– Tu t'es fait annoncer d'avance chez Monseigneur… et moi qui croyais que tu avais besoin de moi!

Le chevalier protesta de son innocence.

– Mais alors, dit le marquis avec défiance, comment M. le duc saurait-il que tu es ici?

– Je me le demande, répondit d'Assas.

– En tout cas, reprit M. de la Beaume, qui lui serra chaleureusement les deux mains, j'espère que tu n'as pas à te plaindre de mon accueil!

– Moi! par exemple! Tu t'es montré pour moi l'excellent camarade d'autrefois…

– Bien, bien, Nicolas, je souhaite que tu sois sincère. Je te prie de ne point dire à M. le duc avec quelle liberté je me suis exprimé devant toi sur diverses matières. Ces sujets sont brûlants et un homme comme lui, passionné pour le bien de l'État, usant ses forces au service du roi… Enfin j'aurais pu exprimer autrement, c'est certain, toute l'admiration que m'inspirent son dévouement fidèle d'un côté, son patriotisme de l'autre. Depuis le cardinal de Richelieu (si tu es vraiment mon ami, tu n'oublieras pas que j'ai choisi ce terme de comparaison), depuis le cardinal, on n'avait pas vu pareil homme d'État. Et demande tout ce que tu voudras, tu sais, excepté ma place.

Il ouvrit la porte derrière laquelle était Germain et pressa d'Assas sur son cœur en ajoutant:

– Bonne chance, ami, cousin et camarade; on aura beau te combler, tu n'auras jamais tout ce que je te souhaite!

Germain se mit à marcher à grands pas, traversant une enfilade de pièces somptueusement ornées, et le chevalier le suivit.

Ils arrivèrent ainsi à une antichambre assez vaste, où quatre fonctionnaires qui vous avaient des poses de gentilshommes étaient debout.

– Monseigneur a sonné deux fois, dit l'un de ces messieurs. Ai-je l'honneur de parler au chevalier d'Assas?

Nicolas répondit affirmativement, et tout de suite une porte recouverte d'une épaisse draperie lui fut ouverte.

On ne l'annonça point, cette fois. Il entra, et la porte retomba sans bruit derrière lui.

Il se trouva dans une chambre très vaste, meublée avec une sorte d'austère coquetterie, où un homme de quarante ans à peu près, dodu, grassouillet, frais, rond, un peu vieillot, comme un amour de Boucher qu'on eût laissé prendre de l'âge, était assis devant un bureau de bois d'ébène et travaillait. En face de lui pendait à la muraille le portrait du cardinal de Richelieu, peint par Philippe de Champaigne: celui-là même qui avait appartenu à Louis XIII.

Ce portrait, beaucoup trop grand pour le lieu, prenait toute la place et gênait deux autres cadres, dans l'un desquels le roi montrait sa jambe, tandis que dans l'autre, cette pauvre sainte reine Marie Leczinska, supérieurement habillée par Louis Tocqué, étalait son manteau de fleurs de lis sur une robe qui est estimée comme le chef-d'œuvre du broché-rococo, et regardait la couronne de France en tâchant de sourire.

Le cardinal, lui, du haut de son immense cadre, était bien obligé de regarder l'homme frais et bien en chair comme une poularde, dont Vanloo nous a laissé une si curieuse image; nez à la Roxelane, regard d'ingénue démissionnaire, bouche en cœur, menton de bourgeoise fondante que l'embonpoint commence à taquiner.

Peut-être que ce terrible génie, le maître de Mazarin, s'étonnait un peu de se trouver là, en face de ce successeur de poche qui faisait de vains efforts pour donner des airs d'aigle à sa tête d'ortolan très intelligent.

C'était le signe des temps: la grande politique française restait accrochée à un clou avec le souvenir de nos victoires, et, quoique morte, elle semblait énorme, pendant que la petite politique de commis et de grisette à qui l'Angleterre donnait des frissons vivait et trônait au ras de terre.

L'une de ces politiques était représentée par un géant qui se dressait maigre et pâle, car il en coûte cher pour porter le poids du patriotisme et du génie; l'autre, Dieu merci, n'avait sur ses rondes épaules aucun fardeau pareil; elle se portait très bien et engraissait d'une livre à chaque soufflet de l'étranger que nous recevions sur les fossettes de ses joues.

Mais je parle après plus de cent ans, et Vanloo peignait d'après le vif: si vous voulez bien comprendre l'homme et l'époque, lisez le portrait de Vanloo!

Une fois que la porte du cabinet fut refermée, notre chevalier se trouva donc seul avec Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul, ministre des affaires étrangères et véritable roi de France, puisqu'il n'avait au-dessus de lui qu'Antoinette Poisson, marquise de Pompadour. Le potentat ne se retourna point. Il écrivait, et, au milieu du silence qui régnait, sa plume grattait le papier avec un petit bruit de souris qui grignote.

Nicolas, debout et muet auprès du seuil, se mit à regarder les trois portraits qui sortaient vaguement de leurs cadres à la lueur des bougies. C'était la reine qui lui faisait face. On parlait peu de la reine, qui passait à bon droit pour une sainte, et que dire d'une sainte au XVIIIe siècle!

Le jeu des lumières mettait une profonde tristesse derrière son sourire, tandis que ses yeux si bons allaient vers sa couronne doublée d'épines, et il y avait une tendresse d'enfant dans son regard, passant par dessus les fleurs de lis pour caresser le noble visage de ce roi, doux et beau, mais fatal, dont la jeunesse avait promis un héros et dont l'âge mûr, faisant faillite à toute glorieuse espérance, s'offrait au monde comme un exemple redoutable des profondeurs où l'homme vicieux peut salir son âme et ruiner son corps. Entre la chère et modeste femme, obstinée dans l'amour qu'elle portait à son mari, à son roi, et le malheureux prince que le poison de son éducation première putréfiait sur pied, comme s'il eût porté en lui toutes les infections de la Régence, le prêtre d'acier se dressait, le prêtre qui coupait les têtes des factieux, même quand elles se plantaient sur des épaules de princes: Richelieu! le plus grand Français de la monarchie; grand parce qu'il était inflexible, Français parce qu'il ne voulait personne entre la France et le roi…

– Pourquoi, diable! demandait M. de Bernis, qui n'aimait pas beaucoup son successeur, pourquoi, diable! a-t-on mis ce grand vilain portrait chez Choiseul? S'il voulait à toute force un Richelieu, que ne prenait-il M. le Maréchal? Au moins, ils pourraient causer de leurs commerces!

Quand le chevalier fut las de contempler le colosse, ses yeux redescendirent vers le petit homme, coiffé en bourse et bourré dans son fameux frac à brandebourgs, qui écrivait, qui écrivait toujours et d'abondance; car la lettre était pour sa fructueuse patronne, Marie-Thérèse d'Autriche.

Tout a une fin, cependant; la plume de M. le duc grinça un dernier cri en fouettant vigoureusement son parafe, et il daigna se retourner vers son cousin par alliance, qui n'avait pas bronché depuis le temps.

M. le duc avait l'œil perçant et se vantait de parcourir le livre intérieur d'un homme d'un seul regard. Il parcourut donc notre Nicolas, à qui l'examen, selon l'apparence, ne fut pas défavorable.

– Chevalier, lui dit, en effet, M. de Choiseul, je suis content de vous voir. Les parents de Mme la duchesse sont les miens et je les affectionne aussi sincèrement que les membres de ma propre maison. J'ai ouï parler de vous plusieurs fois, et M. de Soleyrac, qui nous approche un peu par les Beaupré, vous fait l'honneur de vous distinguer très particulièrement. Je suis étonné qu'étant à Paris déjà depuis plusieurs semaines, vous n'ayez point porté vos hommages à Mmes de Choiseul et de Grammont.

– Je n'ai d'autre excuse, répondit le chevalier, que ma timidité de soldat et la crainte d'être importun.

– Et aussi le manque de loisir, mon cousin d'Assas, dit le ministre, car je vous sais fort occupé.

Le chevalier rougit.

– Je vous prie de croire, continua M. de Choiseul, que mon intention n'a point été de vous reprocher vos visites quotidiennes et si longues à l'hôtellerie des Trois-Marchands. Je sais apprécier toutes les générosités du cœur et je me fais gloire des sentiments de bienveillance que m'inspira toujours un homme malheureux, rempli de bonnes intentions, qui a nui, c'est certain, dans une mesure assez considérable, aux intérêts de Sa Majesté; mais qui a cru bien faire et dont l'imprudente conduite a été peut-être trop sévèrement punie… non point par nous, chevalier, qui ne lui voulons que du bien, mais les événements dont nous ne sommes pas les maîtres. Vous avez compris que je fais allusion à votre protégé M. le marquis Dupleix.

Nicolas salua sans répondre. Ce qui le faisait muet, c'était l'étonnement. Jamais il n'aurait cru que le ministre connaissait si bien ses affaires, et encore n'était-il pas au bout de ses surprises.

– Quand vous désirez me voir, reprit, en effet, M. le duc, qui lui désigna enfin un siège d'un geste froid, mais bienveillant, vous n'avez pas du tout besoin de vous adresser à M. de la Beaume, ni de prendre tout autre circuit. Les parents de Madame la duchesse sont les miens et je les affectionne aussi sincèrement… Mais je crois vous l'avoir déjà dit. Vous pouvez, mon cher chevalier, me remettre le nouveau mémoire de M. Dupleix, qui est, je le suppose, écrit de votre main… Vous avez une fort belle écriture… Mais Sa Majesté compte sur vous pour tenir une épée et non pas une plume.

– Monseigneur… balbutia Nicolas.

– Ne prenez point ceci pour une récrimination, chevalier; vous avez, il est vrai, outre passé un peu le terme de votre congé, mais la campagne n'est pas ouverte, et je me chargerai volontiers de vous excuser auprès de vos chefs… Est-ce que vous n'avez pas sur vous ce mémoire?

– Si fait, M. le duc, dit Nicolas qui s'était docilement assis, mais qui semblait être en vérité sur un paquet d'épines.

– Donnez!

Nicolas donna. M. le duc prit le mémoire, et sa «bouche en cœur», dont M. de Richelieu, son ennemi par les femmes, se moquait si plaisamment, eut un sourire imprégné de mansuétude, pendant qu'il demandait:

– N'a-t-il pas une nièce?.. j'entends ce brave M. Dupleix.

– En effet, prononça tout bas le chevalier.

M. le duc avait ouvert le cahier et le feuilletait négligemment.

– Il aurait fait, ce bonhomme, dit-il en lisant çà et là une phrase, un remarquable avocat au parlement. Il a du feu et de l'éloquence; il sait donner à sa pensée des tours très vifs et pleins d'originalité… Ah! par exemple, voici qui est trop fort; il donnerait à entendre que le gouvernement du roi est d'accord avec la compagnie pour le persécuter…

– Il se trompe, n'est-ce pas? s'écria d'Assas.

– Absolument, répondit le ministre: il se trompe depuis le premier mot de son factum jusqu'au dernier. La compagnie nous gêne tout autant qu'il nous embarrassait lui-même… Comment vous conduiriez-vous, Monsieur mon cousin d'Assas, avec des gens qui vous combleraient de cadeaux dont vous ne sauriez que faire et qui, par dessus le marché, vous réclameraient sous main un prix extravagant pour ces présents que vous ne souhaitiez point? Telle est notre position vis-à-vis de nos amis les conquérants d'eldorados et de terres merveilleuses. Ils vont, ils vont… Et quand nous leur crions halte là! il nous appellent traîtres et larrons, ils nous opposent la conduite de l'Angleterre… Chevalier, si le hasard m'avait fait ministre du roi d'Angleterre, je me conduirais en conséquence. Les peuples ont des génies différents et des tempéraments qui ne se ressemblent point. Il y a des nations marchandes, d'autres qui ne le sont pas. Vous comprenez bien que je ne vais point vous faire un cours de géographie économique et historique. J'ai mes convictions, auxquelles j'obéis dans la mesure de mon intelligence et selon ma conscience. Ce qui enrichit les Anglais nous ruine, parce qu'ils sont calculateurs et patients, tandis que nous sommes pressés, inquiets et avides à la manière des enfants qui ne comptent jamais. Quand les Anglais arrivent quelque part, ils ouvrent une boutique; nous autres, nous bâtissons un petit fort et nous nous promenons tout autour en disant: «Nous sommes les maîtres céans!» Nos conquêtes d'outre-mer sont magnifiques sur le papier, mais en réalité la France n'a jamais conquis dans l'Inde, ni même au Canada, que le droit de se saigner aux quatre membres pour entretenir loin d'elle des bouches inutiles qui la calomnient en la dévorant. Nous ne voulons plus de cela, mon cousin: nous supprimons d'un coup les mendiants et les satrapes!

Il referma le mémoire et le posa sur la table en ajoutant très froidement:

– Vous comprenez que cette mesure ne peut être approuvée ni par les satrapes ni par les mendiants… À quoi pensez-vous, chevalier?

– À Bussy-Castelnau, répondit d'Assas, qui avait les yeux baissés.

– Une manière de roi Pélage, à ce qu'il paraît, qui change les pierres en soldats!

– Le plus grand homme de guerre de notre époque, à mon sens, M. le duc, et dont l'histoire célébrera les merveilleux faits d'armes.

– L'histoire! répéta le ministre entre haut et bas.

Et toute cette ronde figure de bourgeoise entre deux âges s'éclaira d'une lueur sarcastique pendant que de sa bouche en cœur, cette parole tombait:

– Athènes est morte, et Rome aussi: les nations ont leur agonie. Comment s'appellera le peuple nouveau qui lira dans cent ans les dernières pages de l'histoire de France?

M. le duc n'inventait rien. C'était là une idée qui courait dans les ruelles philosophes où le deuil de la patrie était porté d'avance avec une étrange résignation. Ils se demandaient seulement, ces prophètes, si Paris serait moscovite ou prussien, et, prenant leurs mesures, ils brisaient déjà de pleins encensoirs sur les nez prussiens ou moscovites.

Ah! M. le duc avait raison, c'était bien une agonie, et pour être revenue de si loin, il faut que la France soit forte providentiellement. Dieu a quelque chose encore, peut-être, à faire par nous: Gesta Dei per Francos

– J'avoue, reprit M. de Choiseul, que je serais assez curieux de savoir ce qu'elle dira de nous, l'histoire… Mais que nous voici loin, chevalier, de certaine commission que m'a donnée pour vous mon honoré parent, ou du moins allié, M. le comte d'Assas, votre bon père!

– Mon père! s'écria Nicolas hors de garde.

– Il a eu la bonté de nous venir voir et m'a chargé de vous dire qu'on se portait bien au Vigan. Je l'ai détourné de l'idée qu'il avait de solliciter une lettre de cachet pour vous loger à la Bastille.

– À la Bastille! moi! balbutia Nicolas.

– J'aurais dû vous dire cela dès l'abord; mais vous êtes un jeune homme d'agréable entretien, et nous avons causé, causé… Cette nièce de M. Dupleix est, selon mes informations, une très belle personne, dont la société ne laissait pas que de vous être précieuse, là-bas, sous Klostercamp, dans ce pays perdu. J'ai fait comprendre à mon cousin d'Assas que la Bastille jouissait de son reste et que nous n'étions plus au temps où l'on mettait les amoureux au cachot. Il a été un peu étonné. C'est un homme de décision. Il m'a déclaré qu'il vous casserait plutôt les deux bras et les deux jambes que de prêter les mains à votre entrée dans une famille qu'il qualifie d'ailleurs beaucoup trop sévèrement. Je crois l'avoir calmé. Il a été convenu entre nous que vous partiriez sans retard pour rejoindre votre corps, dont les quartiers vont être changés tout exprès pour vous éloigner de l'île d'Armide. Vous vous étonnerez que les affaires de l'État me laissent le temps de songer à de pareils détails; mais le bien qu'on fait est un délassement, loin d'être une fatigue. D'ailleurs, je suis aise de vous le dire une fois pour toutes, les parents de Mme la duchesse sont les miens, et je les affectionne aussi sincèrement que mes cousins du sang de Choiseul… Avez-vous quelque autre communication à me faire?

– Je supplie Votre Excellence, s'écria Nicolas, je la supplie, à mains jointes, d'avoir égard au travail que je lui ai remis. La lecture attentive de ce mémoire…

M. de Choiseul l'interrompit avec bonté et caressa de la main le cahier en disant:

– L'écriture en est remarquablement régulière.

– Veuillez ne pas vous irriter de ma hardiesse, Monseigneur, insista Nicolas, qui avait les mains jointes: vous avez là tous les éléments d'une réhabilitation éclatante, nécessaire; vous avez là les moyens de réparer une déplorable injustice…

M. de Choiseul se leva; jamais sa bouche n'avait été plus en cœur.

– J'aime, dit-il, ces vivacités d'expression chez les gens de votre âge. Un capitaine doit parler franc. Je suis enchanté de votre visite, et je vais écrire à l'excellent M. d'Assas, votre père, qu'il peut dormir tranquille.

Il tendit, ma foi! à Nicolas, qui s'était, bien entendu, levé en même temps que lui, sa main, qu'il avait courte, potelée et munie de très belles bagues.

– Au revoir donc, chevalier, dit-il, je vous promets de faire le nécessaire pour ce pauvre bon M. Dupleix. Mme la duchesse lui veut du bien, et chacun des désirs de Mme la duchesse est un ordre pour moi. Ne faites pas d'observations à la personne qui va vous prier de monter en chaise au sortir d'ici: c'est pour le service du roi.

Il sourit, tourna le dos et se remit à son bureau, pendant que Nicolas gagnait la porte, après s'être respectueusement incliné.

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12+
Data wydania na Litres:
28 września 2017
Objętość:
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