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Le dernier chevalier

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Le dernier chevalier
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I
M. JOSEPH ET M. NICOLAS

Le roi était malade un peu; Mme la marquise de Pompadour avait «ses vapeurs», cette migraine du XVIIIe siècle dont on s'est tant moqué et que nous avons remplacée par la névralgie, les médecins, pour leur commerce, étant obligés, comme les tailleurs, de trouver sans cesse des noms nouveaux aux vieilles choses. Sans cela, à quoi leur servirait le grec de cuisine qui les gonfle?

M. le maréchal de Richelieu, toujours jeune, malgré ses 62 ans bien sonnés, se trouvait incommodé légèrement d'un rhume de cerveau, gagné l'année précédente dans le Hanovre, lors de la signature du traité de Kloster-Seven, qui sauva l'Angleterre, rétablit les affaires de la Prusse et commença la ruine de la France. Quel joli homme c'était, ce maréchal! Et que d'esprit il avait! M. de Voltaire, qui ne l'aimait pas tous les jours, disait de lui:

«C'est de la quintessence de Français!» Bon M. de Voltaire! Il ne flattait jamais que nos ennemis.

Si vous me demandez comment le rhume de cerveau du maréchal durait depuis tant de mois, je vous répondrai par ce qui se chantait dans Paris:

 
Armand acheta sa pelisse,
(Dieu vous bénisse!)
Avec l'argent
De Cumberland…
 

Et encore:

 
Armand, pour payer le maçon,
Godille frétille, pompon,
Se fût trouvé bien pauvre,
Pompon, frétillon,
Sans la pêche de ce poisson
Qu'il prit dans le Hanovre…
 

Vous le connaissez bien, le délicieux coin de rue qui sourit sur notre boulevard, et qui porte encore le nom de «Pavillon de Hanovre». Ce nom fut la seule vengeance de la France contre le général d'armée philosophe qui, vainqueur et tenant le sort de l'Europe dans sa main frivole, avait pris la plume au lieu de l'épée et signé un reçu au lieu de livrer une bataille.

Mais que d'esprit et quel joli homme! Le pavillon de Hanovre coûta deux millions. La France en «faillit crever», selon l'expression un peu crue de l'abbé Terray; mais Armand, le cher Armand vécut jusqu'à cent ans, toujours galant, toujours guilleret, de plus en plus philosophe et, pour employer son style troubadour, «n'ayant pas encore renoncé à plaire». Il était né coiffé. Il mourut la veille même de la révolution, qui l'aurait gêné dans ses habitudes, et Beaumarchais dit de lui ce mot, qui ne fut pas trouvé cruel: «Fleur de décrépitude!»

Mais ce n'était pas seulement ce pauvre roi Louis XV, Jeanne-Antoinette Poisson, marquise de Pompadour et Armand du Plessis, le maréchal duc de Richelieu qui ne battaient que d'une aile, le dauphin, père de Louis XVI, veillait, malade qu'il était déjà lui-même, auprès du berceau de son troisième fils, le comte d'Artois, depuis Charles X, condamné par les médecins. Sa femme, Marie-Josèphe de Saxe, ne devinait certes pas encore les angoisses de son prochain veuvage ni les soupçons sinistres qui devaient entourer sa propre agonie; mais elle avait la crainte instinctive, j'allais dire le pressentiment du poison, car elle fit visiter en secret le comte d'Artois par la Breuille, médecin de Mme Adélaïde, pour s'assurer qu'il n'était pas empoisonné.

M. de Bernis faisait ses malles de premier ministre partant, supplanté qu'il était par son protégé, M. de Choiseul-Stainville, partisan de la guerre à outrance, destiné à conclure une désastreuse paix. M. de Bernis savait chanter le champagne et l'amour; ses œuvres éclaboussent souvent sa robe. Quoiqu'il prît sa retraite le sourire aux lèvres, vous ne pouvez pas le supposer content.

Les parlements, corps respectables, grondaient, remontraient, résistaient, travaillant de tout leur cœur à la révolution qui allait leur couper la tête; les philosophes donnaient des coups d'épingle à l'immensité de Dieu; les poètes faisaient de lamentables tragédies ou de petits vers honteux; Voltaire, qui, par le miracle de la bêtise humaine, est resté l'idole des «patriotes», déchirait sa patrie dans les billets doux qu'il écrivait au Prussien et crachait sur la religion avant de lui demander grâce par devant notaire; le clergé lui-même se compromettait çà et là par son relâchement ou par sa rigueur; la compagnie de Jésus, sapée par Judas franc-maçon ou janséniste, tremblait sur la base énorme de sa puissance; le commerce était ruiné par la piraterie anglaise; la cour s'ennuyait, rassasiée de plaisirs; les campagnes avaient faim, et la ville… Mon Dieu, la ville trouvait moyen de s'amuser.

Ah! certes oui, la ville s'amusait, la ville venait d'apprendre la désastreuse défaite de Rosbach, et la ville fredonnait, avec tout l'esprit de l'univers qu'elle avait déjà et qu'elle pense avoir gardé, des couplets détestables où le brave Soubise était bafoué de main de maître:

 
Soubise dit, la lanterne à la main:
«J'ai beau chercher, où donc est mon armée?
Elle était là, pourtant, hier matin,
S'est-elle donc en allée en fumée?
Je l'ai perdue et suis un étourdi;
Mais attendons au grand jour, à midi…
Que vois-je? ô ciel! ah! mon âme est ravie,
Prodige heureux! la voilà! la voilà!..
Mais, ventrebleu! qui donc avons-nous là?
Je me trompais, c'est l'armée ennemie!»
 

Il y avait du vrai là-dedans: Soubise s'était laissé surprendre. Le grand Frédéric, méritant, cette fois, les caresses de Voltaire, venait de donner la mesure éclatante de son génie. Acculé comme un sanglier aux abois, cerné par une meute de cent dix mille soldats, il s'était rué avec ses hommes de fer, au nombre de trente mille seulement, mais bardés de pied en cap dans cette armure enchantée qu'on nomme la discipline, sur le quartier français-bavarois où la discipline manquait.

Là ils étaient plus de soixante mille, mais de races différentes, méprisant la science d'obéir et se fiant à leur multitude.

Le sanglier passa, laissant sur sa route rouge dix mille décousus. En une seule journée, le vaincu, le perdu, l'écrasé qui larmoyait dans sa correspondance avec Voltaire sur son prochain suicide, se redressa au faîte de la puissance, et l'Europe, retournée de pile à face, se prosterna devant lui.

Et Paris se tordit de rire en s'égosillant de chanter, pendant que la France maigrissait, maigrissait, affamée et humiliée.

C'est bien bon de chanter et de rire! L'Angleterre, qui chante peu, et qui ne rit jamais, prenait à nos dépens un superbe embonpoint. C'était pour elle que Frédéric avait du génie. Elle fourrait dans ses poches profondes nos flottes de guerre et de commerce, nos comptoirs et nos colonies, que nous abandonnions à leur sort avec gaieté. Nous perdions l'Inde, faute d'y envoyer des secours; nous faisions mieux, nous martyrisions ceux qui avaient voulu conquérir ces merveilleux climats au profit de la France. La Bourdonnaye et Dupleix mouraient chez nous de honte et de misère, en attendant que la dure vaillance de Lally-Tollendal fût récompensée par la main du bourreau.

Et Montcalm, l'héroïque, implorait vainement les quelques hommes et les quelques écus qui nous auraient assuré le Canada, cette France nouvelle, peuplée de Français-et-demi, où le «vertueux» Washington préludait à sa carrière, incontestablement belle, par l'assassinat d'un gentilhomme français qui était dit-on, un peu parent de M. le marquis de la Fayette1.

Tout cela n'empêche pas M. le duc de Choiseul de passer, dans une certaine école, pour un habile ministre; il y eut même des gens qui le comparèrent au cardinal de Richelieu; sans doute parce qu'il eut l'honneur de miner pierre à pierre le monument politique érigé par le grand homme d'État et de chasser les jésuites, qui nous avaient conquis une bonne part de ce qu'il nous perdait.

Et au fait, M. de Choiseul avait des qualités: il sut garder, étant au pouvoir, la pension que lui payait l'Autriche; il sut épouser une femme dix fois millionnaire, qui se trouva être une sainte femme par-dessus le marché; il sut flatter Mme de Pompadour, qui pouvait le servir, et persécuter les jésuites, qui devaient la combattre, caresser les philosophes qui montaient, tourner le dos au clergé qui baissait; il sut enfin s'en aller presque noblement (quand tout fut ruiné de fond en comble), en refusant de saluer la nouvelle favorite, lui qui avait vécu de l'ancienne.

Pauvre temps, petits hommes, chansons, épigrammes, encyclopédies, madrigaux, athéisme, égoïsme, mauvais calme, sommeil d'ivrogne.

Sur l'Océan aussi, dit-on, les hautes vagues s'aplatissent avant la tempête. Que venaient faire les âmes chevaleresques en ces jours engourdis? On ne s'étonne pas que Duclos ait appelé le marquis de Montcalm «un anachronisme,» et que l'abbé de Bernis, devenu cardinal, ait dit de Dupleix: «Il gênait tout le monde.» Il y a des époques si viles que l'héroïsme y fait tache.

Un certain soir du mois de décembre, en l'année 1759, l'inspecteur de police Marais fit descente à l'auberge des Trois-Marchands, située rue Tiquetonne, au quartier de Montorgueil, et tenue par Madeleine Homayras, veuve d'un sergent juré de la ville.

Il se peut que vous n'ayez jamais ouï parler de ce Marais; mais c'était un homme d'importance, et M. de Sartines, le nouveau lieutenant général, l'employait de préférence à tous autres dans les circonstances les plus délicates, soit qu'il fût question de dénicher les pamphlétaires assez osés pour se moquer de la «princesse de Neuchâtel» (Mme de Pompadour avait souhaité passionnément ce titre), soit qu'il fallût faire la chasse aux menus scandales pour égayer l'ennui incurable du roi.

 

De nos jours, l'office de ce Marais est tenu par des fonctionnaires privés qu'on nomme des reporters. Leur emploi consiste à désennuyer non plus un vieux roi, mais un vieux peuple.

Cinq heures avaient sonné depuis un peu de temps déjà à la chapelle du Saint-Sauveur, ouverte rue du Petit-Lion, et il faisait nuit noire. C'était l'année suivante seulement que M. de Sartines devait installer définitivement les lanternes municipales qui portèrent un instant son nom avant de s'appeler réverbères. La rue Tiquetonne, étroite et encaissée, avait encore quelques passants; mais ils devenaient de plus en plus rares à mesure que, l'une après l'autre, les boutiques pauvrement éclairées allaient se fermant.

Sans comparaison, le lumignon le plus beau qui fût dans toute la rue était l'enseigne même des Trois-Marchands, lanterne carrée, de couleur jaune, où se détachaient en noir trois silhouettes fort bien découpées, représentant les trois Mages, rangés en ligne et se tenant par la main. La veuve Homayras, qui penchait vers la philosophie, parce qu'elle ne savait pas ce que c'était, n'avait point voulu de ces superstitions. D'ailleurs à quoi bon flatter les Mages? On n'en voit jamais à l'auberge, tandis que le commerce est la meilleure de toutes les clientèles. Donc, sans rien changer au tableau, la veuve en avait corrigé la légende, et les Trois-Mages étaient devenus les Trois-Marchands.

– Comment vous en va, ma belle Madeleine? dit l'inspecteur en entrant dans le réduit propret et même cossu où la veuve Homayras tenait ses comptes. Je passais devant votre porte par hasard, et j'ai pensé: Si j'entrais souhaiter un petit bonsoir à ma commère?

– Bonne idée, M. Marais, repartit Madeleine, forte gaillarde de 35 à 40 ans, haute en couleurs et qui avait dû avoir pour elle toute seule, dans son temps, trois ou quatre portions de «beauté du diable;» justement, je songeais à vous, moi aussi.

– Vraiment?

– Vraiment tout à fait!.. En voulez-vous?

Madeleine avait auprès d'elle sur son petit bureau un verre profond et large, avec une bouteille entamée qui contenait le vermillon de ses grosses joues, sous forme de vin d'Arbois. Elle emplit le verre et l'offrit à M. Marais, en ajoutant, non sans coquetterie:

– Si toutefois ça ne vous arrête pas de boire après moi, M. l'inspecteur.

– M'arrêter! s'écria galamment M. Marais. Vous êtes fraîche comme la pêche, ma commère, et quoique je n'aie pas soif du tout, j'accepte avec plaisir, rien que pour mettre mon nez dans votre verre… À votre santé… Et pourquoi songiez-vous à moi, je vous prie?

La veuve le regarda boire d'un air espiègle qui ne lui allait point encore trop mal. Au lieu de répondre, elle dit:

– C'est comme moi, je n'aime pas le vin, non, mais ça m'est recommandé pour mon estomac.

– Je vous demandais pourquoi vous pensiez à moi.

Elle emplit le verre et le vida d'un trait, comme si elle en eût versé le contenu dans une cuvette.

– Parce qu'il y a ici M. Joseph, répondit-elle enfin.

– Ah! fit Marais: Joseph qui?

– Je ne sais pas.

– Et après?

La femme Homayras hésita.

– Est-ce tout? reprit Marais.

– Non… Je ne voudrais pas lui faire du mal, voyez-vous…

– À M. Joseph? Il vous est donc suspect?

– Non… Mais il a l'air d'un prince des fois qu'il y a, ce bonhomme-là!

– Il est riche?

– Ah! mais non!

– Que fait-il?

– Rien… C'est-à-dire… il rage!

– Oh! oh! contre qui?

– Contre les Anglais.

– Eh bien! ma commère, je n'y vois point d'inconvénient.

– Et contre la compagnie…

– Bravo! Les Pères ne sont pas bien dans nos papiers, depuis M. de Choiseul.

– Ce n'est pas contre la compagnie de Jésus. Il parle de Madras, de Pondichéry, de Bombay…

– La Compagnie des Indes alors? Depuis M. de Choiseul, nous nous en moquons comme du Canada, Madeleine! Qui fréquente-t-il?

– Personne.

– En ce cas-là, il ne peut pas être bien dangereux.

– Savoir!

La femme Homayras hésita encore. L'inspecteur, prenant la bouteille à son tour, emplit le verre lui-même.

– Une gorgée pour votre estomac, Madeleine dit-il.

Madeleine repoussa le verre et pensa tout haut pour la seconde fois:

– Je ne voudrais pas lui faire du mal, c'est bien sûr. J'ai dit qu'il ne recevait personne, mais ce n'est pas le mot tout à fait. Il vient quelqu'un le voir.

– Qui ça?

– Un jeune homme.

– Souvent?

– Tous les jours.

– À quelle heure?

– Dès le matin.

– Il reste longtemps?

– Jusqu'au soir.

– Que font-ils, tous les deux?

– L'un dicte, l'autre écrit.

– C'est le jeune homme qui écrit?

– Et c'est M. Joseph qui dicte.

– Comment s'appelle-t-il, le jeune homme?

– M. Nicolas.

– Nicolas tout court aussi?

– Aussi, oui, Nicolas tout court.

– Tiens! tiens! fit Marais: c'est drôle… M. Joseph! M. Nicolas! M. Joseph qui a l'air d'un prince et qui loge aux Trois-Marchands!..

– Eh bien! eh bien! s'écria Madeleine. La maison n'est-elle pas tenue sur un assez bon pied pour cela!

Il y avait une pointe d'aigreur là-dedans. M. Marais s'empressa de s'excuser, disant:

– Si fait, peste! si fait!.. Mais le Nicolas, de quoi a-t-il l'air?

– Ah! c'est différent, répondit Madeleine, celui-là a l'air d'un roi.

II
ARRIVÉE DE L'INCONNUE

M. Marais était un petit homme de 40 ans, frais, propre, grassouillet: un joli inspecteur, bien peigné, bien couvert et que vous auriez presque pris pour un financier, tant il avait d'agréables manières. Aussi Mme la marquise de Pompadour avait-elle la bonté de l'admettre assez fréquemment à son petit lever, chacun savait cela, pour renouveler sa provision d'anecdotes.

Les journaux «bien informés» n'existaient pas encore, puisque c'est à peine si Beaumarchais, leur père, commençait, tout au fond de ses tracasseries, la première esquisse de son arlequin-perruquier, maraud joyeux, mais sinistre, mêlant un peu de bien avec beaucoup de mal, beaucoup d'esprit avec énormément de corruption, faisant mousser du même coup de blaireau, son courage, sa lâcheté, ses convoitises, son bon cœur, ses cruautés, son orgueil et sa bassesse, qui devait ravaler si étrangement le niveau de nos mœurs, assassiner la vie privée et crotter jusqu'à l'échine la robe nuptiale de la classe moyenne en France.

Les journaux bien informés n'existant pas, ce pauvre beau roi Louis XV, qui en eût été le plus fidèle abonné, se fournissait où il pouvait: chez la marquise et chez M. de Sartines, qui se fournissaient tous les deux chez Marais.

Marais, en définitive, était donc un luron de qualité. Il jouissait de la considération sui generis dévolue à ceux qui regardent dans les maisons par les trous de serrure. Les curieux d'un côté, de l'autre les poltrons de scandale se cotisaient pour lui faire une aisance. Il portait des bagues aux doigts, et prenait du tabac d'Espagne dans une boîte d'or.

Avec cela, pas méchant. Il avait bien tué, çà et là, quelques familles, mais c'était pour gagner sa vie.

La veuve du sergent Homayras ne s'était pas approchée impunément d'un si attrayant personnage, et, quoique rien dans la conduite de M. Marais n'eût dépassé jamais les bornes de la cordialité permise entre gens de bonne humeur, elle nourrissait le secret espoir de s'élever, un jour venant, jusqu'à la dignité d'observatrice.

– D'un roi, répéta-t-elle, oui, M. Marais, je ne m'en dédis pas, il a l'air d'un roi, et, soit dit sans perdre le respect, le nôtre, de roi, donnerait gros, puisque notre argent ne lui coûte rien, pour avoir la mine de M. Nicolas, et le sang qu'il a sous la peau, et le feu qu'il a dans les yeux, et son jarret, vertugodiche! Et sa figure, et sa tournure, et tout!

– Tubieu! dit l'inspecteur en riant, comme vous vous enflammez, Madeleine!

– Voulez-vous les voir, M. Joseph et lui? demanda la veuve. Ils sont ensemble dans la chambre qui a un œil.

Un instant la curiosité professionnelle de M. Marais avait été éveillée, mais c'était déjà passé. Il fit sauter hors de son gousset une montre épaisse et large et la consulta avec ostentation.

– Mon aimable commère dit-il en se levant, l'œil aura tort pour aujourd'hui, et je vais, bien à regret, priver les miens du bonheur de contempler les vôtres.

– Ah! fit Madeleine, comme c'est joliment dégoisé!

– Voici déjà six heures sonnées, continua l'inspecteur, et je n'ai pas encore glané la moindre historiette. Si, au lieu de votre prince Joseph et de votre roi Nicolas, il y avait seulement une bergère dans la chambre qui a un œil

– Pour ça non! s'écria la veuve: depuis que M. Joseph est chez moi, pas une seule dame n'a passé le seuil de sa porte!

– On demande M. Joseph, cria la voix d'une servante au bas de l'escalier.

– Faites monter! ordonna la veuve.

Et elle ajouta:

– C'est drôle. Nicolas n'est pourtant pas ressorti, et hormis M. Nicolas, jamais personne ne vient chez M. Joseph.

M. Marais avait pris sa canne et son chapeau; il se disposait à sortir. On entendit un pas léger qui montait l'escalier. Madeleine se mit à rire.

– Tiens! tiens! fit-elle, il y a un commencement à tout; on dirait que ça sent la jeunesse!

M. Marais, en homme de cour qu'il était, se penchait justement pour lui baiser la main avant de prendre congé. Il se retourna en sursaut. Une voix douce disait sur le palier:

– Quelqu'un voudrait-il bien m'indiquer l'appartement de M. Joseph?

La porte, en même temps, s'entrouvrit, laissant voir une femme, vêtue de noir et coiffée «à la créole», d'un voile de dentelle très riche et très épais, disposé de façon à lui couvrir entièrement le visage.

– Tubieu! grommela Marais, nous avions un prince et un roi, voici la reine! Et moi qui ne demandais qu'une bergère!

– Ne pouvez-vous vous adresser à une servante?.. avait commencé Madeleine, qui aimait assez à faire la dame, surtout en présence d'un homme du bel air tel que M. l'inspecteur.

Mais elle n'alla pas seulement jusqu'à la moitié de sa phrase. Elle fit une profonde révérence, accompagnée d'un «À votre service, Mademoiselle,» et sortit précipitamment pour conduire elle-même la nouvelle venue jusqu'à l'appartement de son locataire.

Quand elle revint, elle trouva M. Marais immobile à la même place. La figure du chasseur d'aventures avait une si singulière expression que la veuve lui demanda:

– Vous l'avez reconnue? je m'en doutais!

– Reconnue! répéta Marais: je la connais donc?

– Dame! fit Madeleine, est-ce que je sais, moi? à vous voir là planté comme un mai…

– C'est la surprise.

– Surprise de quoi?

– Tant de noblesse! balbutia Marais, tant de beauté!..

– Vous avez donc pu voir sous son voile, vous?

– Ma foi, non, répondit l'inspecteur, qui se remettait; mais il y a des choses qui passent à travers les voiles.

– Ça, c'est vrai, dit Madeleine.

– Dites-moi bien vite qui elle est.

– Je n'en sais rien.

– Comment! vous aviez pourtant débuté par de la rudesse…

– Et j'ai eu le bec cousu, c'est encore vrai.

– Et vous avez fait une révérence…

– Comme pour un évêque, je ne dis pas non!

– Et vous l'avez appelée «Mademoiselle…»

– Quand vous parleriez pendant une heure! Il y a des choses qui se voient à travers les voiles: vous l'avez dit vous-même.

– C'est vrai, murmura l'inspecteur à son tour.

Au lieu de se retirer, il déposa de nouveau son chapeau sur un meuble, puis sa canne dans un coin et reprit d'un ton digne:

– Ma chère Madame Homayras, je vous prie de m'ouvrir l'œil de la chambre, là-bas, pour service public.

Assurément la veuve avait fait de son mieux pour en arriver là, et pourtant elle n'obéit point tout de suite.

– Est-il vrai, demanda-t-elle, qu'on va tirer un feu d'artifice au Pont-Tournant, pour la petite victoire de M. d'Aché, qui a brûlé quatre frégates anglaises?

– Au Bengale? On le dit, répliqua Marais. Pondichéry est ravitaillé…

– Ça ne serait pas beaucoup la peine, continua la veuve, de montrer de la complaisance aux amis qu'on a dans le gouvernement, s'ils ne vous retournaient pas de temps en temps vos politesses.

– Vous avez envie de voir les fusées?

 

– Oui, mais pas avec le peuple.

– C'est naturel. Je vous apporterai deux billets verts pour le boulingrin de la Petite-Provence.

– Pourquoi pas des billets bleus pour la terrasse du bord de l'eau?

– Ce sont les places du beau monde.

– Eh bien! fit la veuve, si vous me preniez sous le bras, vous, M. Marais, qui êtes quelqu'un de conséquence, je suppose que nous ne salirions pas les banquettes du beau monde à nous deux!

– Certes, certes, ma commère; mais qui veillerait au bien du roi, si j'allais ainsi promener les dames à l'heure de la besogne? Vous aurez des billets bleus à fleurs de lis jaunes. C'est dit, mais je ne vous accompagnerai pas… Voyons! faisons vite!

Il se dirigea vers une petite porte qui n'était point celle où l'inconnue voilée venait de se montrer; mais Madeleine l'arrêta encore.

– Assurez-moi dit-elle, qu'il n'arrivera point malheur à M. Joseph, en suite de tout ceci.

– Comment! s'écria Marais, malheur? Pourquoi? Voici déjà deux ans que Robert-François Damiens a été roué en place de Grève, et je n'ai pas ouï dire qu'il ait laissé derrière lui des complices.

– A-t-on idée de me parler de Damiens à propos de ce brave homme-là! fit la veuve. C'est la douceur même! S'il avait une mouche à tuer, il sonnerait la chambrière. J'entendais tout bonnement qu'un chacun peut se trouver dans l'embarras, pas vrai, M. Marais, avoir des dettes…

– Bien! bien! C'est un banqueroutier?

– Je ne dis pas cela…

– Mais vous le pensez… Qu'il soit ce qu'il voudra, ce n'est pas lui qui m'occupe, mais bien la ravissante inconnue. J'ai un flair étonnant pour ces choses-là, voyez-vous: je parierais que nous sommes sur la piste d'une bonne aventure. Donc, découplons les chiens, et en chasse, ma commère!

Il savait le chemin, car il passa le premier. La porte donnait accès sur un couloir étroit et assez long, à l'extrémité duquel s'ouvrait une toute petite chambre qui prenait jour sur le corridor. La veuve et l'inspecteur y entrèrent sans bruit, et le carreau dormant qui laissait passer un peu de lumière fut aveuglé à l'aide d'un rideau dont la chute suffit à produire une complète obscurité.

Dans cette nuit, on entendit un bruit à peine perceptible et pareil au grinchement d'un guichet qui s'ouvre.

Aussitôt une lueur vague apparut, désignant dans la muraille, à quatre pieds du sol, un disque qui avait à peu près le diamètre et l'apparence d'une écumoire, percée d'une multitude de trous brillants.

C'était l'œil de Madeleine Homayras qui venait de s'ouvrir.

À trois pas, cela faisait l'effet d'une petite lune luisant discrètement dans le noir. M. Marais s'en approcha sur la pointe du pied, gaiement et souriant d'avance au succès de sa chasse; mais à peine son regard eût-il passé au travers du tamis, qu'il se rejeta en arrière avec effroi, balbutiant d'une voix altérée:

– Venez donc ici, ma commère! Je vois trente-six chandelles, moi! on dirait qu'ils ont fait la fin au bonhomme!

La veuve, qui était restée auprès de la porte, ne fit qu'un saut jusqu'à la muraille, pendant que ce cri s'étouffait dans sa gorge:

– M. le gouverneur assassiné! chez moi! aux Trois-Marchands! ce serait pour en perdre la tête!

Elle repoussa l'inspecteur stupéfait, qui tremblait vraiment, pour tout de bon, et regarda à son tour dans la chambre voisine.

1Washington, alors major au service de l'Angleterre, fit tirer en pleine paix sur M. de Jumonville de Villiers, qui avait l'épée au fourreau et portait en outre le drapeau parlementaire. La première épithète appliquée au nom du très illustre libérateur des États-Unis par les gazettes européennes fut celle-ci: Coquin. Le fait est contesté (en Amérique).