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Czytaj książkę: «Annette Laïs», strona 9

Czcionka:

A l'exemple du comte Rostopchin, qui incendia Moscou plutôt que de le livrer aux Français, la jeunesse dorée voulait déjà faire sauter son idole, afin de la soustraire au culte des profanes. Il y avait conspiration; on parlait de cabale. Il était opportun de battre les gens qui portaient des habits bien faits et des gants frais sur le dos de cette pauvre fille.

Je ne savais pas ce que c'était qu'une cabale; leurs voix passaient autour de mes oreilles comme un bourdonnement.

En arrivant aux abords du théâtre, je trouvai le tumulte des équipages. Il y avait beaucoup de voitures et plus de toilettes sans doute que l'humble monument n'en avait jamais contemplé. C'était ici une autre histoire: au lieu de la sottise épaisse, la sotte impertinence. On riait à gorge déployée, on se moquait à grand bruit, on se vengeait à cœur joie d'avoir applaudi. La fantaisie satisfaite s'excusait vis-à-vis d'elle-même, et tout en déclarant que la huitième merveille du monde, éclose à la foire, n'était pas mal, pas mal du tout, on s'étonnait d'avoir tant voyagé pour la voir.

J'entendis des choses dans ce genre-ci:

«Pour la girafe, on va bien jusqu'au Jardin des plantes!»

Je crois que beaucoup de jeunes gens, à ma place, auraient été blessés. Ma nature paisible avait parfois d'étranges et soudaines violences. Ici, je n'éprouvai ni impatience ni colère. Je passai, rêvant d'elle, pourtant, et la voyant au travers de ces murailles, maintenant si sombres. L'explication vient après coup, et je la donne pour ce qu'elle vaut. Je suppose que la notion de mépris ne pouvait s'allier en moi à la pensée d'Annette Laïs. On ne s'irrite pas contre l'averse impuissante qui ruisselle sur le sein de marbre des statues. C'est un soin d'enfant que de chasser les mouches bourdonnant autour de l'idole.

J'avais le chapeau sur les yeux, car je redoutais vaguement trois rencontres: Laroche, Josaphat et le président; mais je n'aperçus aucune figure connue dans la foule qui encombra un instant le boulevard. Trois minutes après, il n'y avait plus personne. Je repassai devant le théâtre, dont les portes principales étaient fermées. C'était une solitude triste. Toutes ces pauvres industries qui vivent autour des petits théâtres avaient plié bagage. Un chiffonnier glissait dans l'ombre à l'endroit où piaffaient naguère les chevaux. J'étais adossé contre un arbre. Il vint ramasser un bout de cigare à mes pieds, et, croyant qu'il me devait cette aubaine, il releva son regard sur moi.

Rassurez-vous: ce n'était pas le chiffonnier du roman et du drame, – cette grande figure! Je n'ai point su s'il avait commis quelque hardi forfait. Il se portait bien, avait les yeux ronds, le nez en l'air et la bouche riante, malgré sa barbe sale. Il me dit en touchant sa casquette et d'un ton d'affable courtoisie:

«De mon temps, elles sortaient par la rue des Tournelles. Ah! les biches!»

Et il piqua un Courrier des Théâtres qui dormait dans le ruisseau.

C'était un oncle de notre jeunesse dorée.

Trois éclats de rire, aigus comme des trilles de fifre, sortirent d'un petit couloir, ouvert à gauche du contrôle. Mon chiffonnier poussa un soupir et s'éloigna.

«Henri, tu m'agaces!»

Un couple jaillit du couloir.

«Tu m'agaces, Ferdinand!»

Autre couple.

«Vous m'agacez tous deux!»

Le troisième groupe était une trilogie.

Henri, Ferdinand et les deux autres paraissaient enchantés. Le fait est qu'elles ont de l'esprit comme des petits démons.

«Où soupons-nous? demanda-t-on en chœur.

– Où soupons-nous?» répéta derrière moi un sombre jeune homme, biche mâle, qu'une vieille dame mystérieuse venait d'accoster et qu'elle emporta.

Le boulevard s'anima de nouveau. Des messieurs mûrs qui semblaient déguisés, quoiqu'ils n'eussent point de faux nez, sortirent de terre; je vis des fantômes de fiacres de l'autre côté de la chaussée. Quand un comédien sortait du couloir, une dame voilée surgissait à ses côtés. Où soupons-nous?

«Où soupons-nous? cria un coquin de bossu qui s'affichait au bras d'une figurante, haute comme une échelle.

– Soupons-nous? se demandèrent tristement deux pauvres laides.

– Maison d'Or, commanda un premier sujet, en drapant d'un geste royal son vieux burnous. Soupons!

– Ma fille ne soupe pas!» mentit une mère à la face du ciel.

Ah! les biches! Rires de scie! parfums passés! éclat fané! gaieté frelatée! Cela me faisait froid. Mon chiffonnier, cependant, les regrettait. Henri et Ferdinand triomphaient. Quels lutins! Elles dansaient au lieu de marcher; la vraie danse des salons! Toujours en train! du vif argent! Tu m'agaces! Où soupons-nous! Pendez-vous, étrangers! Londres est lourd, Vienne dort, Berlin bâille, Paris s'amuse! Où soupons-nous? Tu m'agaces! Elles ont tout l'esprit de Paris, qui a tout l'esprit de l'univers. Je les crois plus fortes que mon oncle Bélébon!

Je n'eus pas peur non, pas un seul instant, de voir Annette Laïs dans cette cohue; je n'eus pas peur d'entendre sa voix mêlée aux notes fausses de cet atroce concert. Je laissais passer cela comme un mal importun qui ne peut pas durer et j'attendais.

Au moment où le dernier rire grinçait au lointain, je la vis ou plutôt je la sentis dans le couloir. Je me cachai derrière mon arbre; je tremblais.

Ils sortirent trois ensemble: un vieillard de grande taille, d'abord, puis Annette, vêtue d'une petite robe d'été, très simple, avec un mantelet de soie, puis un jeune homme qui lui offrit le bras, dès que l'espace le permit. Annette riait en mettant le pied sur le boulevard: il semblait que ce fût tout exprès pour me montrer quelle différence il peut y avoir entre les gaietés humaines.

Je ne sais pas pourquoi elle riait. Le vieillard passa tout près de moi et je me pris à le respecter comme un père. Le jeune homme était beau; il ressemblait trait pour trait à sa sœur, dont la vue mit des gouttes de sueur à mon front. C'est ici une des plus grandes émotions de ma vie. Je n'ai à dire que cela. L'amour me pénétrait comme une moiteur. Il y avait en moi un débordement de fierté. Je triomphais parce qu'elle était simple, noble, belle, douce comme je la voulais.

Je n'ai à dire que cela, et pourtant mon cœur et ma tête sont pleins. Il ne se passe rien en dehors de ce qui se passait dans mon âme. Ils traversèrent le boulevard en face du théâtre. Je les suivis de très loin; ils ne savaient même pas que je les suivais. Je les aimais tous les trois déjà et je faisais d'eux ma famille.

Il est un charme exquis dont parfois manquent les plus belles. J'ai fait ce livre pour dire Annette tout entière, telle que la voyait mon cœur, et dès les premières pages, la parole fait défaut à ma pensée. Vous l'avez eu, ce rêve de la bien-aimée, qui glisse dans de mystérieux sentiers; elle s'appuie à votre propre bras, et pourtant vous la voyez par derrière, inclinée doucement et nouant à vous ses deux mains que croise la caresse. Exprimeriez-vous les ondulations de ce pas qui ne touche plus la terre?

Fermez les yeux; regardez en vous-même, au coin où sont les trésors des jeunes souvenirs. La distinguez-vous, là-bas, dans le vague des premières extases, penchée sur votre nom, que partout écrit son regard? La suivez-vous, gracieuse et pensive, s'épandant elle-même en délicieux mouvements, comme une fleur s'effeuille? La voyez-vous, trahissant à chaque pas Vénus, selon le mot du poète, Vénus pudique, Vénus enfant, la vierge éclose, la première souffrance des sens, exhalée, mélange divin, avec les prémices du cœur?

C'est elle. C'est une page du livre d'amour que sa démarche me fit lire, en cette nuit, vide d'événements, qui est une fête solennelle dans ma mémoire.

Si l'homme qui servait d'appui aux délices de sa démarche n'eût pas été son frère, je serais mort de chagrin cette nuit.

Ils tournèrent tous les trois l'angle du canal, sur la place de la Bastille, et je les perdis un instant de vue. Je me mis à courir. Je voulais savoir où elle dormait. C'était un désir puissant, mais confus; je faisais ainsi, sans le savoir, provision de rêves. Je les vis prendre la rue de la Roquette, pauvre rue, puis la rue Saint-Sabin, plus pauvre encore et dont les dix-neuf vingtièmes de Paris ignorent l'existence. Ils s'arrêtèrent au bout d'une centaine de pas devant une maison de modeste apparence et y rentrèrent, sans avoir même jeté un regard derrière eux.

J'arrivai comme la porte se refermait. Je regardai bien vite aux fenêtres pour voir celles qui allaient s'éclairer. Aucune ne s'éclaira. Leur logis n'était pas sur le devant. Ce fut une grande déception pour moi; je ne songeais pas plus à rentrer que si mon habitude eût été de passer la nuit dans la rue. J'étais dans l'impossibilité de réfléchir à quoi que ce soit. Toute réflexion suppose une recherche, un doute, je n'avais rien à chercher; j'étais en pleine certitude. J'aimais passionnément Annette Laïs, je voulais l'épouser: c'était clair, c'était simple. Quand le point de départ est ainsi l'évidence même, à quoi bon se creuser la tête?

XIV.
COURS DE CONVERSATION

Aussi j'allai m'accouder tranquillement au parapet du canal, sur la place, et je passai la une heure de complète quiétude. J'ai dit que je n'étais pas un poète, mais l'amour jeune et profond dégage toujours une très grande quantité de poésie. Ce serait une vanterie puérile de prétendre que je n'ai jamais cédé aux avances de la folle du logis. J'entends toujours par ces mots n'être pas poète, la disposition habituelle où je suis à voir les choses de sang-froid, sans les embellir ni les grossir; j'entends aussi par là le peu d'influence qu'exerce sur ma pensée l'aspect d'une nature dite poétique.

Ce sont les intolérables refrains de certains poètes en l'honneur du printemps, du feuillage, du moulin, des bluets et autres jolies choses qui m'ont fait penser de très bonne foi que le sens poétique est oblitéré en moi. Je vois tout cela autrement qu'eux, à ce point que cela me repose tandis que leur chanson me fatigue. Aussitôt que j'entends leur voix quelque part dans le paysage, je ne veux plus du paysage: leur petite métaphore me gâte l'immensité du désert, et il m'a semblé ouïr parfois le prétentieux gloussement de leur phrase jusque dans les vastes rumeurs qui vont se propageant, la nuit, sur nos grèves.

Je ne suis pas poète, puisqu'ils sont poètes.

Tout ce que je sens est en moi; j'ai dans mon amour tous les sourires du printemps et tous les rayons du soleil. J'aime à ce point que, pour moi, le bonheur est en elle, indépendamment du reste de l'univers. Mes meilleures joies, mes heures les plus radieuses, je les ai eues entre les quatre murs d'une mansarde, d'où l'on voyait six mètres de toiture et un tuyau de poêle. Je veux bien un palais pour elle; pour elle, je veux bien les enchantements de la mer ou le cordial parfum de la nature alpestre; pour moi, je ne veux qu'elle.

J'ai ma jeunesse et j'ai mon admirable passion. Qu'ai-je à faire d'être poète?

Faut-il de la musique aux repas vaillants de nos paysans? J'ai soupçon que la poésie comme l'entendent ceux dont je parle, n'est que le stimulant nécessaire à l'appétit lassé. Qu'ils se versent l'absinthe ou qu'ils pulvérisent la cantaride, j'ai ma jeunesse. Je serai poète plus tard.

J'ai ma passion qui ne rêve rien, en face de la réalité plus splendide que le rêve, et qui, loin de l'objet aimé, ne rêve que la réalité même.

Je les ai vus, vieillards de vingt ans, finir leur chanson sous la table. Je ne suis pas poète. Je les ai vus flétrir eux-mêmes l'adorable fleur de leur génie et broyer, ivres qu'ils étaient, le bouquet de leurs pensées. Ils faisaient cela en beaux vers. La barbe leur venait; ils parlaient d'illusions perdues. Ils étaient comme ces enfants prodigues à qui l'heure de la majorité n'apporte que des dettes. Ils chantaient pourtant le soleil, les roses; ils chantaient Dieu même parfois, quand ils ne l'insultaient pas. Peut-on faire pis? Oui. Ils chantaient l'amour! Je ne suis pas poète: je n'ai reconnu chez eux ni mon amour, ni mon soleil, ni mon Dieu. J'aime Dieu qui me l'a donnée, le soleil qui joue sur son front, les fleurs qui la font sourire.

Mais, excepté Dieu qui tient sa vie, il ne me faut rien de tout cela pour l'aimer.

Ce n'est pas un paysage inspirateur que celui du canal Saint-Martin. Il faisait une nuit sombre et chaude. Par intervalles, les larges gouttes d'une pluie orageuse tombaient sur mon front nu. Je regardais la longue ligne des réverbères et je me laissais aller à je ne sais quel engourdissement qui me charmait. Je ne voulais pas penser, j'étais trop heureux. Je ne voulais pas me demander ce que j'avais conquis, en définitive; je savais peut-être que le calcul m'eût répondu: néant. Les mathématiques mentent toujours; il n'y a de vraiment vrai que la passion dont le bilan ne se dresse pas avec des chiffres.

Ainsi ment tout ce qui est science exacte, tout ce qui a la prétention de raisonner ou de calculer, en partant d'une base inflexible. L'exactitude vous commandera impérieusement de croire qu'on est mieux accoudé sur le velours d'un balcon que sur le pauvre parapet du canal Saint-Martin. Qu'en sait-elle? De quoi se mêle-t-elle? La poésie divague au moins et s'en vante. Si un baron des Adrets m'acculait à la nécessité barbare de choisir entre cette belle éreintée que les uns appellent la Poésie et cette vieille folle que d'autres nomment la Raison, j'aimerais mieux livrer ma tête. J'avais tout conquis; j'étais au pinacle, il ne me manquait rien, et aucun bras de fauteuil ne valait la pierre poudreuse de mon parapet. Voilà le vrai.

Comme je l'avais vue belle! Quel étrange contraste entre elle et ces hannetons femelles qu'on agaçait et qui soupaient! Elle avait un cadre: bienfait suprême pour tout tableau. Ce beau vieillard, ce noble et doux jeune homme! j'avais tout conquis, puisque j'admirais tout.

Dans le jour, la place où nous sommes est une des plus vivantes de Paris et sert perpétuellement de champ de foire. Maintenant surtout que le canal a disparu sous le boulevard, c'est le théâtre en plein vent où vient se délasser le pauvre, dont le meilleur ami est toujours un charlatan. On y voit l'artiste intrépide qui arrache les dents avec une catapulte et le fameux médecin qui a su ployer la clarinette, la grosse caisse et le trombone à l'enseignement public de l'anatomie; on y vend des couteaux sans manche et des saladiers sans fond, l'eau de jouvence, le saucisson lyonnais, édité rue Mouffetard, les anglaises blettes à un sou le tas et l'art d'être heureux en ménage. Le génie d'or de la colonne de Juillet semble présider à ces joies plus naïves que celles du village et calculer, lui aussi, au milieu de ces effrontées déceptions, les conquêtes de la science populaire.

Mais la nuit, c'est un lieu désert entre tous; Paris qui veille est bien loin; on ne l'entend même pas. Le jour travaille ici et la nuit dort.

Il est certain que je serais resté là jusqu'au jour sans un sergent de ville, qui vint à moi d'un pas indolent et grave. Il m'indiqua mon chemin et me fit songer enfin à regagner l'hôtel de Kervigné.

Trois heures sonnaient aux vingt horloges des couvents du quartier quand je soulevai le marteau de la porte cochère. Chez ma cousine, ce n'était point du tout heure indue. Je rentrai dans ma chambre, je me mis au lit, comptant sincèrement sur une nuit d'insomnie, et je dormis le sommeil du juste pour ne m'éveiller qu'au grand jour.

Mon réveil fut une béatitude. La pensée d'Annette ne me vint point: elle était en moi et ne pouvait plus me quitter. Il m'arrivait rarement de chanter; j'eus besoin de chanter. J'aurais voulu parler à quelqu'un de mon bonheur, et pourtant je tenais à mon secret comme à un cher trésor. Il y avait autour de moi je ne sais quelle lueur qui était faite de sourires.

«Madame demande monsieur,» dit Laroche, à ma porte entrebâillée.

Je fis à Laroche un petit signe de tête amical, et je m'habillai paisiblement, sans même songer au biais à prendre pour raconter ma soirée de la veille. Je trouvai petite maman à son café au lait. Elle avait le plus vaporeux de tous ses peignoirs et du blanc sur les joues au lieu de rouge, parce qu'elle était un peu indisposée. Elle me jeta un regard languissant et me tendit sa main, que je baisai.

«Voyons, René, me dit-elle aussitôt que je fus assis, tu as quelque chose. Es-tu amoureux?

– Moi!» m'écriai-je.

Je pense que je pâlis, car elle me regarda curieusement. Mais une femme dans la position de ma cousine n'est jamais bon juge. Son parti est pris à son insu, et sa fantaisie met un véritable bandeau sur ses yeux. Quand elle parle, le mot amour et ses dérivés forment, malgré elle, le fond de la langue; mais tout cela, dans sa pensée, ne peut se rapporter qu'à elle-même. Elle est seule en cause; en dépit de son expérience qui est grande, elle doit fatalement se tromper.

«Es-tu amoureux?» signifie dans sa bouche:

«Ah çà! chevalier, faudra-t-il vous dicter votre déclaration? Il y a un terme à tout, et ceci passe les bornes. J'ai jeté le pont, franchissez-le ou je me fâche!»

Elle ne saurait voir un amour dont elle ne serait pas elle-même l'objet. C'est la nature.

Une femme dans la position de ma cousine est tout bonnement affligée d'une idée fixe. On ne la taxe point de folie, parce qu'il faudrait griller trop de fenêtres. Cette maladie, pour être très commune, n'en est pas moins curieuse. Elle existe chez toutes les femmes qui mettent plus de deux lustres à passer leur vingt-huitième année. Or c'est énorme ce que vous en trouveriez dans Paris! L'étude consciencieuse de ces symptômes produirait le chef-d'œuvre de la comédie moderne. Notre sujet est ailleurs. J'écris l'histoire de mon amour. Mme de Kervigné aura exactement la place qu'elle prit dans ma vie.

Sa question fut pour moi le supplice de Tantale. Ce qui était en moi voulait faire explosion, et le nom d'Annette me brûlait la lèvre. Je le retins cependant, quoique je fusse loin de comprendre tous les dangers d'une confession.

«Mon Dieu! reprit la présidente, quand même tu serais amoureux!..

– Petite maman, balbutiai-je, vous m'avez déjà dit que ce n'était pas un crime.

Elle fut jeune et jolie pendant le quart d'une minute. Pendant le même espace de temps, j'eus l'intime conscience de notre situation.

«Voyons, chevalier, poursuivit ma cousine en victorieuse qui ne veut pas pousser trop loin ses avantages, qu'avons-nous fait hier au soir?»

Je sentis le feu qui me montait au visage.

Ce que j'avais fait, Dieu du ciel! J'avais passé trois heures sur un banc et deux heures contre un parapet. Cela peut-il se dire?

«Rien, répliquai-je, affectant une humilité profonde.

– Comment, rien! Vous n'avez pas même pensé à moi?

– Tenez, m'écriai-je, je vous en supplie, petite maman, donnez-moi des leçons comme à un paysan. Je ne suis pas plus avancé que le premier jour. Cela me désespère! Quand je vais ouvrir la bouche, j'ai pitié de ce que je vais dire!

– Pauvre chéri! Cela ne durera pas. Apprends d'abord à me parler, à moi… Ne suis-je pas une femme?»

Elle s'arrêta. Je restai muet. Peut-être n'étais-je plus beaucoup à l'entretien déjà.

«Comment t'y prendrais-tu, continua-t-elle en riant, mais d'un air modeste, si tu m'aimais, pour me dire: Je vous aime.

– Ne le savez-vous pas sans que je vous le dise, repartis-je.

– Très-bien!» s'écria-t-elle en battant les mains.

Puis, avec impatience:

«Il y a du Normand chez tous ces petits Bretons!»

Elle se mit à boire son café au lait à grandes gorgées. Je murmurai d'un ton plein de soumission:

«Ne dit-on jamais rien aux femmes, sinon je vous aime!

– Jamais!» me répondit-elle sèchement.

Puis elle ajouta comme un docteur en chaire:

«L'art de la conversation consiste à savoir les dix mille manières de le dire.

– Mais si ce n'est pas vrai, pourtant…

– Est-il vrai, m'interrompit-elle, que tu sois le très humble et le très obéissant serviteur de tous ceux à qui tu écris des lettres?

– Je crois comprendre…

– Ne te gêne pas: dis ce que tu comprends.

– C'est une politesse?

– Précisément. La seule politesse avec les femmes.

– Et de même qu'on varie les formules au bas des lettres?

– Il est charmant! Mon élève, je vous donne un bon point; embrassez-moi.»

Telle fut l'explication que je fournis au sujet de mon escapade. Ce jour-là, ma cousine s'empara de moi pour faire des emplettes. Nous courûmes de magasin en magasin. J'étais page, et ma châtelaine, à ce qu'il parut, n'éprouvait pas peu de plaisir à montrer le nouvel officier dont elle avait orné sa maison.

«Où allons-nous ce soir? me dit-elle au dîner, en me voyant tout de noir habillé.

– Mon intention est de faire quelques visites,» répondis-je.

Elle fronça le sourcil pour tout de bon cette fois.

«Et moi, je vais rester seule? repartit-elle avec aigreur. Je suis chargée de vous, René; je ne veux pas que vous fassiez de mauvaises connaissances.»

J'essayai de lui prendre la main; elle la retira. Je pris un ton froid et ferme pour dire.

«Vous m'avez donné à entendre, et ma mère m'a positivement enseigné que, pour parvenir, le chemin le plus court était le monde.

– Parvenir, répéta-t-elle d'un air étonné. Vous ne m'avez jamais parlé de cela, chevalier!

– Si je suis venu à Paris… commençai-je.

– Bien! bien! Je sais qu'on fourre beaucoup à la marquise et à ce Grand diable de Gérard. Vous êtes comme un cadet de l'ancien régime… Ah! vous êtes ambitieux, René!

– Jusqu'au bout des ongles, madame.

– Peste! quelle chaleur! Et ne craignez-vous pas de mécontenter du premier coup celle qui peut et qui veut le plus pour vous?

Il fallut bien, cette fois, qu'elle me donnât sa main. Je la saisis d'autorité.

«Je juge votre cœur d'après le mien!» murmurai-je.

Elle serra ma main comme malgré elle, et dit tout bas:

«Je n'ai pas grande confiance en votre cœur.

– S'il me fallait tout quitter pour vous!» m'écriai-je.

Je jouais mon rôle à pied levé, parce que la pièce devait être commencée au théâtre Beaumarchais. Ses yeux brillèrent et j'eus honte.

«C'est la dernière fois que j'aimerai! murmura-t-elle d'un accent qui me rendit triste. Je me prépare peut-être bien des chagrins. Allez où il vous plaira d'aller, René. Vous êtes un gentilhomme, et vous ne voudriez pas tromper une femme!»

Faites concorder, si vous pouvez, ces solennelles paroles avec la morale de ma cousine, qui professait la nécessité de parler d'amour à toutes les femmes. Moi, je ne m'en charge pas. Au premier instant, cette contradiction ne me frappa point, et j'eus un sincère mouvement de remords. Ces naïfs scrupules ne sont pas particuliers à l'âge que j'avais et à ma complète inexpérience. Tout homme est porté à se reprocher ses prétendues perfidies, et il semblerait qu'il y a un charme attaché à la pénitence du séducteur.

J'ai vu en ma vie beaucoup de séduits; je ne me souviens pas d'avoir jamais rencontré un séducteur. Depuis la Galathée de Virgile, cette joueuse rustique qui vous lance une pomme et s'échappe vers les saules en se laissant voir, jusqu'aux petites mamans qui regardent à perte de vue la fuite de leurs vingt-huit ans, elles ont toutes une manière d'attirer l'hameçon, et, pour ce merle blanc de Clarisse, Lovelace a rencontré cent victimes savantes, qui se sont bel et bien moquées de lui.

J'étais fort agité quand je montai dans mon fiacre. Je me demandais de quelles tortures il eût fallu punir un homme assez lâchement barbare pour tromper Annette Laïs. C'était purement une transition, et bientôt, je fus tout entier à mes pensées de la veille. Je me fis conduire cette fois tout d'un temps à la porte du théâtre et j'y entrai en habitué. Je pris la même stalle qui, désormais, était ma stalle. Mais je fus obligé, comme la veille, de sortir après le premier acte. Je me sentais malade et fou.

J'allai promener ma fièvre de l'autre côté de l'eau, devant le Jardin des plantes. Il m'est fort difficile de rendre ce que j'éprouvai ce soir-là et les soirs qui suivirent. Il y avait en moi une sourde angoisse, et je pense que je ressentais déjà le chagrin jaloux de tout cœur honnête qui a le malheur d'aimer une femme de théâtre.

Assurément, je ne définissais pas cette souffrance, mais elle existait, puisque je n'ai jamais pu rester plus d'un quart d'heure entre Annette et le public.

Pas n'est besoin d'appuyer sur ce sentiment. S'il est au monde une extrémité blessante, c'est celle-là. Le regard ne souille pas, mais c'est à la condition de n'avoir point payé le droit de voir. Au théâtre, quelque chose se vend, il n'y a pas à dire non. Personne n'entrerait si le droit seul de siffler s'achetait à la porte. La rose demande ici un salaire à quiconque respirera son parfum. Je cherche à exprimer galamment une pensée qui me navre, mais l'idée de banalité naît, quoi qu'on en fasse. Je ne suis pas poète: je n'aime pas les roses qui gagnent leur vie à se faire respirer.

Et toute mon âme appartenait à une femme de théâtre! Je devais souffrir. Si, dès le début, j'avais éclairé ma pensée, peut-être aurais-je fait un effort contre moi-même et contre ma passion naissante.

J'étais jeune. La plupart des idées qui courent les rues m'arrivaient comme des découvertes et des nouveautés. J'inventais une à une les choses que tout le monde sait par cœur. Je souffris longtemps avant de savoir.

Mais il y avait pour moi un baume exquis dans ce tableau que je voyais tous les soirs aussi: à la sortie du théâtre, Annette Laïs plus belle sous son humble costume d'honnête fille, le cher trésor d'honneur et de modestie, gardé par le père et par le frère.

Je vins pendant huit jours, et chaque fois je les suivis tous les trois du boulevard à la petite maison de la rue Saint-Sabin. Je devenais familier avec eux sans leur avoir jamais adressé la parole. Je croyais être dans leur vie, parce qu'ils étaient dans la mienne. Les choses me semblaient s'arranger; ma passion se calmait en prenant de la profondeur; je m'habituais à ce genre de bonheur, dont la description m'eût sans doute égayé, s'il se fût agi d'autrui; j'étais on ne peut plus sérieux dans l'enfantillage de ma conduite, et l'avenir ne m'inquiétait point.

Ce fut le huitième soir, en repassant le canal, que je me demandai, pour la première fois et par hasard, ce que je voulais. Je m'arrêtai brusquement, comme si quelqu'un m'eût pris au collet pour me proposer un problème fantastique. Ce que je voulais! La sueur me vint aux tempes. La réponse fut soudaine et nette. Une voix répondit en moi distinctement: «Je veux la posséder ou mourir!»

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Data wydania na Litres:
28 września 2017
Objętość:
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