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Czytaj książkę: «Annette Laïs», strona 20

Czcionka:

XXIX.
LE COMPLOT

Je tombai. Gérard me reçut dans ses bras, et j'y restai quelques minutes sans connaissance. Il y avait eu complot, en effet. On avait exécuté ici la stricte volonté de mon père, qui avait participé à la conception du plan et fourni les fonds nécessaires.

Je vais raconter le fait comme je le sus plus tard, car l'explication de Gérard finit là pour ce soir, et les événements qui suivirent ne laissèrent point de place aux longs discours.

Annette entra dans la maison du président de Kervigné sans connaître les noms des maîtres de céans. Au lieu de moi qu'elle attendait, on la mit en présence d'Aurélie. Elle avait aperçu Aurélie une seule fois, avec moi, dans la loge du théâtre Beaumarchais; elle la reconnut, mais cela ne lui apprit rien: j'ai dit qu'elle ignorait le rôle joué par le président auprès de sa famille.

On se garda bien de lui montrer Laroche.

Elle demanda mon père. Aurélie répondit qu'elle avait mission de parler pour lui.

Annette et Aurélie étaient seules désormais. Gérard avait passé dans un appartement voisin, après s'être exprimé ainsi:

«Mademoiselle Laïs mérite plus que des égards. Quelles que soient les apparences, je déclare que mes sentiments pour elle sont une tendre affection et un sincère respect.»

Aurélie put être étonnée, mais elle ne le fit point paraître. Elle avait du cœur et savait vivre. Son ridicule n'était point en jeu. Elle s'acquitta décemment et bien de la difficile mission qui lui était confiée.

«Mademoiselle, lui dit-elle en substance, je suis presque une mère pour celui que vous aimez; néanmoins, je n'aurais point pris sur moi d'agir comme je vais le faire. Ecoutez mes paroles comme si elles tombaient de la bouche même de M. le comte de Kervigné, père du chevalier. Votre mariage avec ce dernier est impossible. M. de Kervigné n'y consentira jamais de son vivant et il s'arrangera de manière à ce que sa volonté lui survive. Les raisons de ce refus n'ont point trait à vous personnellement: c'est pourquoi il n'est pas besoin de vous les faire connaître. Ce sont des opinions, des préjugés de caste, si vous voulez, et des arrangements de famille. Le chevalier doit épouser une de ses cousines, riche et belle; il l'aimait avant de vous connaître.»

Ce dernier détail, le seul qui fit impression sur Annette, était aussi le seul qui ft controuvé. Quant au mariage, il était en effet arrangé. Si je n'en ai point parlé, c'est qu'on avait cru pouvoir en poser les préliminaires sans me consulter.

Je n'ai pas besoin de peindre la situation d'Annette, isolée et privée de ses conseils naturels, en face d'une pareille déclaration. Elle n'eut d'abord à donner que ses larmes.

Aurélie poursuivit.

«La loi française ne nous accorde aucun moyen de vous combattre, mademoiselle, en dehors des actions criminelles qui nous répugnent et qui seraient, paraîtrait-il, d'une souveraine injustice, employées contre vous. Néanmoins, je dois vous dire que le chevalier, mineur et attiré dans la maison d'une comédienne, par le père et le frère de celle-ci, fournit à M. de Kervigné un motif légitime d'intervenir. J'ajoute que cette intervention, si elle avait lieu, ne serait pas sans danger pour MM. Laïs.»

Annette voulut protester. Aurélie l'arrêta d'un mot.

«Je plaide la cause d'une famille malheureuse, dit-elle. Dieu me garde d'accuser ni surtout d'insulter ceux qui vous sont chers! Je veux seulement vous faire comprendre que leur qualité d'étrangers prête une gravité nouvelle à la situation. Coupables ou non, MM. Laïs prêtent ici le flanc, et vous savez bien que, pour se défendre, il est parfois besoin d'attaquer. Mais ne parlons point de ceci, mademoiselle. Vous êtes en présence d'une femme qui connaît et qui excuse les entraînements du cœur. Moins jeune que vous et peut-être moins belle, cette femme possède encore quelque beauté. Pour être un juge rigoureux dans un procès de cette sorte, il faudrait avoir passé l'âge des charmantes imprudences et des passions irrésistibles. Tel n'est point mon cas: vous ne trouverez en moi que clémence. Je ne veux point vous menacer; je veux vous prier, non pas tant au nom d'une famille au sein de laquelle vous avez jeté involontairement le trouble, qu'au nom de René lui-même. Vous ne pouvez pas être sa femme, vous pouvez seulement briser son avenir en restant sa maîtresse. Voyez le vrai des choses: René a dix-neuf ans; il est dans toute la force du terme, en équilibre entre le bonheur et le malheur. Je vous fais observer, avant de poursuivre, qu'il n'a pas, comme beaucoup de jeunes gens, la possibilité de parer par lui-même aux embarras matériels de la vie; il n'est ni peintre, ni sculpteur, ni écrivain, ni avocat, ni médecin. J'entends en herbe. Non-seulement il n'a pas d'état, mais il n'a pas même de vocation. Je le connais aussi bien que vous. Lui retirer l'appui de sa famille, c'est le plonger matériellement dans une misère dont il n'aura aucun moyen de sortir. Pour un homme tel que lui, la misère est une impasse où l'on meurt. Peut-être avez-vous fait ce rêve de prendre sa place dans la lutte et de combattre la misère par votre talent. Ce n'est qu'un rêve. On meurt aussi de honte, et un Kervigné ne vit pas d'une femme. Vous pouvez briser son existence, mais vous ne pouvez rien pour son salut.»

Annette écoutait atterrée. Les arguments d'Aurélie la frappaient comme le choc répété d'un marteau qui aurait battu son cœur. Elle ne pleurait plus; elle regardait avec égarement cette femme qui lui arrachait une à une toutes ses espérances et toutes ses joies. Elle ne discutait point en elle-même la valeur de ces diverses affirmations. Toutes, au même degré, lui semblaient claires comme l'évidence. Mais, à l'encontre de ce plaidoyer écrasant, il y avait une autre évidence: l'impossibilité de renoncer à son amour.

Elle restait là, silencieuse et la tête baissée, comme une pauvre enfant, trahie par son angoisse et qui ne trouve plus de paroles pour repousser une accusation imméritée. C'était si bien une enfant, une chère et adorable enfant, elle était si belle et d'une beauté si touchante, la candeur de son inexpérience parlait si haut, à défaut de sa voix, que la présidente eut pitié. Parmi les banalités de ce cœur, il y avait des élans sincères. Elle eut remords de son succès, et regretta sans doute la mission qu'elle avait acceptée, car elle rapprocha d'elle Annette et la baisa au front d'un brusque mouvement.

J'affirme que ce ne dut pas être une comédie, mais cela réussit comme le plus habile des stratagèmes. Il n'y avait de vaincu chez Annette que sa raison. Restait l'instinct, que les arguments ne trompent point. Sans ce baiser, l'instinct d'Annette eût résisté.

«Madame, madame! s'écria-t-elle tandis que les larmes jaillissaient inondant son visage, vous êtes bonne et j'ai confiance en vous. Il vaut bien mieux que ce soit moi qui meure! oh! je le laisse libre! Je lui rends sa parole! Mais s'il revenait, madame, et s'il me disait: Je souffre…

– Pauvre fille! pauvre fille! murmura Aurélie, qui avait aussi des larmes dans les yeux.

– Et s'il me disait, poursuivit Annette: J'aime mieux mourir avec toi que de vivre sans toi!..

Elle joignait ses chères petites mains tremblantes et regardait son bourreau comme on implore Dieu.

Aurélie s'essuya les yeux. Ah! c'était de bien bon cœur qu'elle pleurait! Mais les larmes d'Aurélie sont de cette espèce toute particulière qui coulent à torrents sous les banquettes d'un théâtre, au cinquième acte d'un mélodrame. Ces larmes viennent aussi du cœur, je le pense, comme la sueur sort de la peau. C'est l'expulsion d'un liquide. J'ai connu une brave dame fort à son aise qui plaidait depuis cinq ans contre sa mère très pauvre, au sujet d'une pension alimentaire, et qui mouillait comme cela tout d'un coup trois mouchoirs à ce moment suprême où le premier rôle ouvre ses robustes bras à l'ingénue, au son de cette musique: «Ma fille! ma mère! Est-ce bien toi! Mon Dieu! merci!»

Elle perdit son procès et interjeta appel.

Aurélie était loin de là. Néanmoins, les larmes ne lui enlevaient jamais tout son sang-froid.

«Il vous dira cela, mon enfant, répondit-elle. Comptez-y bien! Ils disent tous cela! Ah! si vous les connaissiez comme moi! sacrifiée dès l'âge de quinze ans et livrée à un homme qui était déjà presque un vieillard, j'ai éprouvé des peines, dont le récit… Mais il ne s'agit pas de cela!»

Elle eut la force de ne pas raconter son histoire!

«C'est de vous qu'il s'agit, reprit-elle. Il vous dira cela: c'est le refrain obligé. On me l'a dit vingt fois, et j'ai su garder mon innocence! Ah! il faut de la force dans notre sexe! Il ne faut pas qu'il vous dise cela. Comment l'en empêcher? Je réponds nettement et franchement: vous devez fuir.

– Fuir!.. répéta Annette stupéfaite.

– Il n'y a pas deux manière de trancher la question. C'est à savoir si vous voulez le perdre ou le sauver.

– Je veux le sauver, madame! Sur tout ce que j'ai de plus cher au monde, je vous jure que je veux le sauver!

– Vous êtes une chère et digne créature.

– Mais pourquoi fuir? et où fuir? et comment?»

L'accent d'Aurélie devint solennel.

«C'est ici, ma chère demoiselle, dit-elle, que vous allez mesurer par vous-même toute la gravité des circonstances. Les parents étaient décidés à tout. Et laissez-moi vous dire, quoique mon intention ne soit point de marchander, ah! certes, laissez-moi vous dire que vous n'avez pas ici affaire à des millionnaires. Il se peut que vous ayez nourri quelque petite illusion à cet égard. Je vous crois le désintéressement même; cependant l'imagination va, on se fait des idées: il y a en Bretagne de ces vieilles maisons qui ont l'opulence du marquis de Carabas.

– Dieu m'est témoin, madame… voulut l'interrompre Annette.

– Evidemment, ma fille, évidemment. Je suis comme cela. Je n'ai jamais pu me mettre en tête une idée d'argent. Je gagnerais deux mille écus par an à savoir marchander. Cela dépend des natures. On ne se fait pas. Je constate seulement que les Kervigné ont une fortune honnête et voilà tout. Ils sont trois enfants; René est le cadet; on a fourré beaucoup aux deux aînés, qui seront avantagés. Une fortune honnête de Bretagne n'est pas une fortune honnête de Paris. En somme, s'il y a en tout trente à quarante mille livres de rente… c'est encore joli, je suis de votre avis, mais ce n'est pas le Pérou!»

Annette Laïs était muette maintenant.

«J'arrive à la conclusion, poursuivit Aurélie, car ceci est tout un raisonnement. Comme je vous le disais, vous allez juger de la gravité des circonstances par le sacrifice que la famille consent à s'imposer.»

Annette releva la tête involontairement et devint pâle, mais elle n'interrompit point.

«Le docteur Josaphat trouve cela énorme! continua Aurélie. C'est notre médecin, et je crois que vous le connaissez. Il a dit le mot: énorme! La famille offre dix mille francs.»

Annette resta immobile.

Aurélie attendit un instant, puis elle reprit:

«Mademoiselle, j'avoue que vous m'étonnez. La somme est ronde et l'on ne vous doit rien du tout, puisque René est mineur.»

Ce ne furent pas des larmes, cette fois, ce fut un feu qui jaillit des prunelles d'Annette Laïs. Aurélie eut peur. Bien que le fond de sa pensée ne fût pas la délicatesse même, son expression avait été plus malheureuse encore que sa pensée. Elle le sentit et recula.

«Mon enfant, dit-elle avec bonhomie, nous ne sommes pas ici dans le joli pays du roman. Je serais au regret de vous avoir blessée, mais il faut appeler les choses par leur nom. Pour se déplacer, il faut de l'argent. Nul ne songe à vous payer. Vous n'avez point mérité d'être humiliée; si vous l'aviez mérité, peut-être ne me serais-je point chargée de la mission difficile que je remplis auprès de vous. Ces dix mille francs sont pour les frais de votre voyage.»

Annette répéta:

«Mon voyage!..»

Aurélie eut un geste d'impatience.

«Ne vous fâchez pas, madame, dit Annette avec douceur. Je suis avec vous contre moi-même. J'ai compris une partie de ce que vous m'avez expliqué, surtout ceci: je peux lui faire beaucoup de mal. Je ne veux pas lui faire de mal. Expliquez encore.

– Chère petite! murmura Aurélie, sincèrement touchée. Vous voulez donc que je leur dise à tous: C'est un ange, cette enfant-là! Je ne sais plus où j'en suis, moi… Eh bien, oui, votre voyage. Si vous restiez à Paris, comment empêcher René de vous voir?

– Il ne faut plus qu'il me voie, murmura Annette, c'est juste.»

La présidente lui jeta un regard défiant, tant ceci dépassait les bornes de la résignation vraisemblable. Annette reprit:

«Mon père et mon frère ne consentiront jamais à cela.

– Si vous leur dites…

– Madame, chez nous, chacun sait lire dans le cœur des autres. J'ai montré mon amour. J'aurais beau dire moi-même au père et à Philippe: je ne l'aime plus, ils ne me croiraient pas. Ce sont des exilés, mais ils sont fiers autant que pas un d'entre vous. Je partirai seule.»

Aurélie ouvrit de grands yeux.

«Je partirai seule, répéta Annette, dont la voix devenait paisible et qui essayait de comprimer ses sanglots. Je ne veux pas être entre lui et le bonheur. Oh! non! Je n'ai rien à lui donner. Vous avez dit la vérité, madame: il n'accepterait pas le pain qui se gagne au théâtre. J'en suis sûre. Et en dehors de cela, que puis-je faire? Nous sommes deux pauvres malheureux, nous ne savons qu'aimer. Je n'avais jamais pensé à cela. Dites à son père et à sa mère qu'ils me pardonnent: je n'avais pas la volonté de les offenser… et à lui… Oh! à lui, ne lui dites rien, madame. Il saurait bien que vous mentez, si vous lui disiez que je l'ai oublié!»

Elle se leva et fit un pas vers la porte. Aurélie, presque aussi émue qu'elle, lui demanda où elle allait.

«Je ne sais pas, répondit Annette.

– Pensez-vous donc, chère enfant, que nous puissions vous abandonner ainsi?»

Annette appuya ses deux mains contre son front. Elle se sentait devenir folle.

«René! René!» murmura-t-elle.

Puis, regardant la présidente en face avec une farouche énergie:

«Si j'allais le tuer, au lieu de le sauver!» dit-elle.

Aurélie ouvrait la bouche; elle lui imposa silence d'un geste et ajouta:

«Est-ce que vous savez comme il m'aime? Il n'y a que moi pour le savoir, parce que nous nous aimons l'un comme l'autre. Moi, j'en mourrai, je le sais. S'il allait mourir!

– Ma pauvre chérie, murmura Mme de Kervigné, nos jeunes Français ne meurent pas de cela! Et quant à vous, le temps, l'absence…»

Son sourire sceptique ne tint pas contre la pâleur indignée d'Annette.

«Dieu veuille donc qu'il n'y en ait que deux à mourir, murmura celle-ci d'une voix brisée: le père et moi! ceux-là sont condamnés.»

Elle revint d'un pas ferme vers le milieu de la chambre.

«Vous aviez un projet, dit-elle, un plan arrêté. Tout ceci n'a pas été fait à la légère. La conduite du frère de René prouve qu'on voulait tenter plus d'un moyen de se défaire de moi. Me voici prête à entrer dans vos vues, quelles qu'elles soient, pour lui garder sa famille et son bonheur. Ne craignez pas de parler franchement: j'écoute.

– En vérité, balbutia la présidente qui perdait contenance, je ne m'attendais pas… Nous comptions tout uniment obtenir votre départ et celui de MM. Laïs pour l'étranger.

– Ne songez plus à cela. N'espérez rien que de mon isolement. S'ils étaient ici, je me souviendrais que René m'aime et je vous braverais.

– Un couvent…

– Un couvent soit. J'y pensais. Mais hâtez-vous. Je ne sais plus si je suis folle et si mon réveil sera la raison, ou bien si j'ai ma raison et si je me réveillerai dans la folie, mais je sais que je vais m'éveiller: hâtez-vous!»

Aurélie hésita. Un instant, tout ce qui restait en elle de noblesse et de générosité se révolta. Ce fut court. Elle se dit: C'est une comédienne.

Elle était tout habillée et coiffée. Elle jeta son mantelet sur ses épaules.

«Vous avez deviné juste, prononça-t-elle résolûment. Nos mesures étaient prises. Rien ne devait nous arrêter, sinon la violence matérielle. Ce qui arrive me fend le cœur, mais je jure que c'est la nécessité. Mademoiselle Laïs, je vous estime et je vous aime; si, quelque jour, vous avez besoin de moi…

– Moi, je vous jure que je n'aurai jamais besoin de vous, madame! l'interrompit Annette. Je suis prête: hâtez-vous!»

Il y avait une voiture attelée dans la cour de l'hôtel. Elles partirent, et Gérard se précipita comme un fou hors du cabinet où il avait tout entendu. Il était ivre en faisant le chemin de la rue du Regard au Palais-Royal. Il me dit, ce soir-là même, que jamais en sa vie il n'avait éprouvé de torture pareille.

Mais il n'eut pas le loisir de me faire le récit qui précède, et ce fut ici ma dernière entrevue avec le colonel vicomte de Kervigné, mon frère, à qui Dieu laissa juste le temps de me montrer son loyal cœur.

Il était agenouillé près de moi quand je sortis de mon évanouissement et me tenait serré dans ses bras.

«Petit frère! me dit-il, au moment où je rouvrais les yeux, je crois que j'ai bien fait. Il y a des choses impossibles. Je me suis jeté entre toi et un malheur. On ne fera jamais revenir mon père: voilà pour la raison. Au diable la raison! je sais où est ton Annette: je vais aller te la chercher, si tu veux!»

Je me pendis à son cou dans un transport de joie. Je ne savais pas encore ce qui était arrivé; mais je devinais au pire, et cette bonne parole était pour moi comme la corde lancée à l'homme qui se noie.

«Partons! m'écriai-je. Crois-tu que je ne puisse pas te suivre?»

Et je bondis sur mes pieds, frémissant d'aise et d'impatience.

«Ma parole! murmura Gérard, il était mort tout à l'heure, et maintenant le voilà qui danse comme un cheval trop ardent. On n'apprend pas tout à l'école, ni même au régiment. Je ne connaissais pas de femme pareille à Annette et je pensais que les amours comme le tien étaient bons à mettre dans les livres. Oui. Et je suis arrivé jusqu'au grade de colonel avant d'en savoir si long que cela!

– Mais partons donc!

– C'est qu'il nous faut des chevaux, petit frère.

– Quoi! déjà enlevée!

– Presque nonne! Ah! c'était bien mené! Mais nous avons dix lieues de marge, et je te promets que nous la rattraperons en route.»

Le tambour roulait pour la fermeture du jardin. Tous les gens de Vannes s'étaient mis aux fenêtres des Frères-Provençaux pour voir cette chose curieuse. Les badauds, de leur côté, avaient peine à quitter leur poste et jetaient un dernier regard d'envie aux croisées du restaurant.

«Si nous avions quelqu'un… commença Gérard.

– Présent, quoique ça! l'interrompit la bonne voix de Joson. Ej' savais qu'y âvait du tâbâc! Faut pas mentir. J'écoutais… sans écouter, comme on dit…

– Mon cheval est ici près, aux écuries de l'hôtel des Princes, dit Gérard. Va prévenir qu'on le selle avec deux autres bons coureurs: tu viendras avec nous.»

Joson poussa un long cri de triomphe et fit la roue sur place, une fois à droite, une fois à gauche.

«Nâge, tribord! appuie, bâbord! allume partout, courtequeue! J'ai bu du punje! A la houp! Et des glâces! C'est-il froid, pour sûr et pour vrai? Nâge!»

Il perçait déjà le groupe des badauds à coups de poing.

Cinq minutes après, nous allions à franc étrier sur la route de Versailles.

XXX.
BATAILLE

«Quoique çâ, y avait du tâbâc! Nâge, bijou! saille de l'avant, blaireau! C'est-il bon el' punje, aussi vrai comme Dieu est not' maître! Les glâces, c'est trop froid! Serre un peu voir le vent, mauvaise bârque! Nâge partout ou gare l'avancement que j'te vas donner, soldat marin de mousse de carcan de girafe!

Ainsi parlait Joson Michais, qui galopait de son mieux à une cinquantaine de pas derrière nous. A la mer, il eût été le premier, sans contredit, mais mon frère Gérard était un cavalier accompli, et moi-même j'avais une grande habitude du cheval. La distance entre Paris et Versailles fut franchie en cinquante minutes. Il m'est arrivé de faire la même route en chemin de fer et plus lentement.

Nous traversâmes Versailles sans nous arrêter. Il était onze heures et demie du soir. En quittant la rue de l'Orangerie pour passer entre l'escalier des géants et la pièce d'eau des Suisses, Gérard me dit:

«S'il était seulement sept heures du matin, je me trouverais ici tout porté.»

Je lui demandai ce qu'il entendait par là. Il me répondit:

«C'est une autre histoire. Je vais te toucher un mot ou deux de cela, dès que nous aurons rattrapé la petite sœur.»

Je lui tendis la main tout en courant pour le remercier d'avoir appelé Annette: la petite sœur.

C'étaient les premiers mots que nous eussions échangés depuis Paris.

Il n'y avait à parler que Joson Michais, et Joson Michais ne parlait qu'à son cheval. Son cheval, qui était le moins bon des trois, commençait à renifler et la distance s'élargissait entre lui et les nôtres, qui restaient frais comme au sortir de l'écurie. Joson, voyant que le français n'y pouvait rien, se mit à parler breton. Son cheval était normand; on ne s'entendit pas; ce que, voyant, Joson Michais accomplit la promesse déjà faite et prodigua de l'avancement, à l'aide d'un bon bâton de houx qu'il avait en guise de cravache. Le Normand parut ne point goûter ce nouveau langage et donna des embardées, selon l'expression de Joson, qui mirent le cou de ce dernier en péril.

«Nâge, banian! Avant partout, méchant balaou! c'est-il çâ une embarcation? Je vas t'en casser une, faut dire la vérité, gendarme!»

Nous apercevions les lumières de Saint-Cyr.

«Est-ce loin encore? demandai-je.

– Auprès de Neauphle-le-Château: cinq lieues.

– Il y a un couvent dont la supérieure est la cousine de la présidente.»

Mon cheval eut de la cravache et bondit comme un cerf.

Mais, à ce moment, nous entendîmes derrière nous un cri de détresse. Joson Michais avait lassé la patience de son normand qui, fournissant une dernière et triomphante embardée, l'avait lancé par-dessus ses oreilles, sur la route, à une demi-douzaine de pas en avant.

Cela fait, le méchant balaou se tenait tranquille et broutait même quelques brins d'herbe sur le bord du fossé. Joson hurlait comme un diable. Il traitait sa monture de caïman, de merluche, de Savoyard, de Malgache, de Nantais, de calfat et même de commissaire, ce qui est la suprême injure. Le banian n'y prenait point garde et jouissait modestement de sa victoire. Nous fûmes obligés de mettre pied à terre. Joson prétendait avoir le cou démoli et les deux jambes cassées.

«Quoique ça, grondait-il pendant que nous le relevions chacun par une aisselle, c'est pas fond de sable, ici, ni de vase non plus, j'ne mens point! Roches partout, coraux, cailloux, coquillages. J'ai touché en grand, quoi! Portez-moi jusqu'à cette girafe de soldat-marin que je le saborde! Foi de Dieu! c'est çà un coup de mer! Sans vous commander, notre monsié Gérard, nous sommes ici en rade d'une paroisse, rapport aux feux qui paraissent là au sur-sur-ouâ de nous, dans le vent. Mettez-moi à la buvette.»

Au train dont nous allions naguère, nous aurions traversé Saint-Cyr comme Versailles, sans dire gare, et il y a dix à parier contre un que nous n'eussions point aperçu l'élégante calèche qui stationnait, toute attelée, dans la cour du meilleur cabaret du pays. A quelque chose malheur est bon: cette calèche était celle d'Aurélie.

Le premier objet qui frappa mes regards en entrant dans la salle basse du cabaret fut le corps d'Annette. Je dis le corps: elle était étendue comme une morte, sur un matelas, au milieu de la chambre. Des routiers et des paysans formaient autour d'elle un cercle bavard. Aurélie, agenouillée auprès d'elle, se tordait les mains, et derrière Aurélie, il y avait une espèce de frater qui choisissait une lancette dans une trousse.

Je vis cela du dehors, et je ne sais comment. Si j'en croyais la forme bizarre de mon souvenir, je dirais que je vis Annette au travers du groupe qui me la cachait. Comme je franchissais le seuil, tête baissée, un homme me barra le passage. Je le saisis des deux mains aux cheveux, et sa tête sonna sur le pavé derrière moi. Je ne me retournai point. C'était Laroche.

Quand Aurélie m'aperçut, elle poussa un grand cri. Ses jambes tremblaient et l'on entendait ses genoux se choquer sous sa robe. Je devais être effrayant à voir. Elle eut peur d'être tuée.

«Ce n'est pas moi! ce n'est pas moi! s'écria-t-elle. Je jure que je ne lui ai pas fait de mal!»

Je ne l'écoutais pas. Je ne sais pas si je la voyais. Je tombai de mon haut sur mes deux genoux et je regardai la figure blême d'Annette.

J'étais convaincu que j'avais une morte devant les yeux. Je ne pleurai point. J'étais assez calme, je n'avais ni le pouvoir ni l'envie d'interroger: il me semblait si aisé de la rejoindre, et si impossible de rester dans la vie où elle n'était plus!

Seulement, j'étais comme un enfant qui s'attarde à un spectacle que le hasard lui présente sur la route. Je voulais la voir encore et la contempler si admirablement belle dans sa pâleur. Ces gens qui continuaient de radoter autour d'elle les stupides commérages du cabaret campagnard me gênaient. Je m'impatientais à les entendre interroger, sans se lasser, leur mutuelle ignorance, parler de la justice et des gendarmes, proposer chacun son remède et dire avec prolixité ce qu'on aurait dû faire. Pour moi, elle était morte de notre séparation, comme j'en serais mort moi-même si je n'avais eu le devoir de la poursuivre et de la sauver. Que faire à cela? Une chose m'étonnait, c'est qu'on ne me laissait point seul avec elle. Qui donc avait droit d'être là, excepté moi? J'avais l'intention formelle de chasser tout ce monde et d'ordonner en homme qui doit être obéi, mais je ne disais rien. Je regardais et, l'espoir me vint qu'à force de regarder, j'allais retrouver son sourire dans les lignes immobiles de ce visage livide.

J'entendis le chirurgien villageois qui demandait du linge et une cuvette. Je ne compris son intention qu'en voyant reluire l'acier auprès du bras d'Annette. J'écartai le bonhomme sans effort et sans colère, je lui dis:

«Elle n'a plus de sang.»

Le frater leva sur moi son œil rouge de vin. La foule se mit à dire:

«Il faut saigner! il faut saigner!»

J'ai remarqué qu'un coup de lancette fait toujours plaisir à la foule. Ma cousine criait dans un coin où elle s'était réfugiée:

«Vous voyez! J'ai envoyé chercher le médecin! J'ai fait tout ce que j'ai pu! Ah! quel malheur! Une femme comme moi dans des embarras pareils! Mêlez-vous donc de rendre service! Je suis sûre d'en faire une maladie.»

Il est à croire qu'elle avait perdu la tête, car il n'était pas dans sa nature de penser uniquement à elle-même en face d'un si cruel événement.

Gérard entra en ce moment. Il venait de remettre sur pied Joson Michais, qui avait eu plus de peur que de mal. Aurélie lui dit, comme il passait près d'elle:

«J'ai donné mon flacon. Il faut que ce médecin fasse quelque chose. Me voyez-vous dans la calèche avec une morte? J'aurais déboursé cinquante louis pour avoir Josaphat.»

Gérard fit comme moi, il se mit à genoux, à côté du matelas, mais il fit mieux que moi, car son premier soin fut de prendre ce pauvre bras de marbre pour y chercher le pouls. Aussitôt un tollé général s'éleva. C'est dans les environs de Paris surtout qu'est répandue cette bizarre croyance qu'il ne faut point toucher la victime d'un accident avant l'arrivée de la justice. Les environs de Paris ne forment pas la zone de l'univers. On y lit beaucoup de journaux.

Il y eut un instant où les bonnes gens de Saint Cyr, qui se consultaient à haute et intelligible voix, furent sur le point d'intervenir par la force pour empêcher Gérard de se compromettre. La main de celui-ci avait déjà quitté le pouls d'Annette et interrogeait son cœur.

«Combien d'ici l'Ecole? demanda-t-il sans se retourner vers les assistants.

– Un demi-quart de lieue, lui fut-il répondu.

– Deux louis à qui ramènera le médecin en chef dans dix minutes. On lui dira que c'est pour le colonel de Kervigné.»

Tout le monde s'élança dehors, y compris le frater, qui semblait avoir des ailes. A Saint Cyr, on saigne quarante fois pour deux louis. Ce dut être, dans la grande rue, une terrible course au clocher. Aurélie, cependant, ramena précipitamment son voile et s'écria d'une voix gémissante:

«Je connais le médecin en chef. Aucun scandale ne me sera épargné. Ah! quelle aventure?»

Gérard avait soulevé doucement la tête d'Annette. Je le regardais faire. Mon cerveau était vide horriblement. Quand je vis Gérard ouvrir le flacon de sels, j'eus une impression de répugnance mêlée de pitié. J'aurais voulu Annette tranquille sur un matelas.

«De l'eau! réclama Gérard. De l'eau froide!

– Un verre aussi pour moi, dit Aurélie. Il y a des grâces d'état. Je n'ai pas perdu connaissance une seule minute!»

Comme Gérard baignait les tempes d'Annette avec son mouchoir trempé d'eau, elle rouvrit les yeux tout grands. Je n'en conclus point qu'elle vivait.

Il fallut son premier cri, qui fut mon nom.

Alors, je tombai la face contre terre, comme si la balle d'un pistolet m'eût traversé la poitrine à bout portant.

Il y eut un mouvement auquel je ne participai point. On alla, on vint autour de moi. J'entendis Aurélie qui demandait d'un ton dégagé:

«Eh bien! Minette, comment nous sentons-nous à présent?»

Une main me tâta le pouls. Ce devait être le médecin en chef de l'Ecole.

«Un peu de grimace dans tout cela, n'est-ce pas docteur? lui dit Aurélie. Ne me demandez pas comment je me trouve dans cette bagarre. J'aime à rendre service. Ce Gérard fait de moi ce qu'il veut, et quant à ce mauvais petit sujet de chevalier, nous l'avons eu chez nous, à Paris, vous savez. Le président se plaint de ne plus vous voir.»

Dès que le docteur fut parti, après avoir déclaré qu'il n'y avait aucun danger dans la position d'Annette, Aurélie se fit servir un blanc de poulet et une bouteille de bordeaux. Elle était d'une humeur détestable. Elle maudissait son caractère obligeant, qui l'entraînait sans cesse dans de nouveaux embarras. Le poulet était dur, le vin éventé. Elle défiait l'univers entier de la reprendre jamais à une pareille fête.

Gérard était assis entre Annette, couchée sur le lit, et moi, qui m'étendais sur une vieille bergère. Il tenait nos mains. J'ouvris les yeux parce qu'il disait d'une voix émue:

«Vous êtes bien véritablement ma sœur, maintenant, et je m'engage à réparer le mal que je vous ai fait.»

Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
28 września 2017
Objętość:
470 str. 1 ilustracja
Właściciel praw:
Public Domain