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Czytaj książkę: «Annette Laïs», strona 19

Czcionka:

L'idée naissait en moi qu'Aurélie pouvait être employée à quelque ténébreuse machination.

Mais on me gardait à vue. Les truffes venaient d'arriver. L'oncle Bélébon avait réédité coup sur coup trois de ses plus forts calembours; sa faveur renaissait de ses ruines.

«Monsieur mon neveu, me dit-il, puisqu'il faut prendre des gants de satin blanc pour vous parler, vous n'avez pas encore demandé des nouvelles de votre tante Renotte qui, Dieu merci, vous en a assez fourré. Je m'en vas vous en dire. La pauvre Renotte est restée malade de l'affaire de la Poule Noire, et c'est elle qui partira la première, à ce qu'elle dit. Vincent n'est pas si bien habillé que vous, mais il n'a pas porté malheur à sa famille.»

Il y eut un grand tumulte. Les uns voulaient savoir à fond l'affaire de la Poule Noire, les autres maudissaient l'oncle Bélébon qui mettait du noir dans la fête. Mon père jeta sur moi un regard attristé.

«On a du chagrin à la maison, René, murmura-t-il; les deux petits sont malades aussi. Mais servez le chambertin, garçon, et toi, l'oncle, que le diable t'emporte!

– L'ignorance engendre la superstition, formula Bel-Œil.

– T'ai-je dit, me demanda Nougat, que depuis Vannes, je n'avais pas senti mon estomac? Quelques truffes, Kervigné, s'il vous plaît. Figurez-vous, ma bonne madame Rimassu, qu'à Vannes, je ne peux pas digérer un blanc de poulet!

– Quoique ça, glissa Joson Michais à mon oreille, où donc qu'est allé notre monsié Gérard?»

Je tressaillis comme si j'avais reçu un coup violent. Gérard, en effet, n'était plus à sa place.

«Pour sûr et pour vrai, acheva Joson, y a du tâbâc, ej'ne mens pas!»

Mon père arrivait en ce moment de joie qui précède la plénitude.

«Garçon! dit-il avec une emphase symptomatique, versez aussi du chambertin à ce simple villageois que j'ai fait aujourd'hui asseoir à notre table. Jadis nos ancêtres avaient la coutume de s'entourer de leurs serviteurs. J'aime le souvenir de ces époques patriarcales.

– Ah! Kervigné! soupira ma tante Bel-Œil, que n'avez-vous toujours ce style élevé!

– Demain, nous serons au noble faubourg, risqua Nougat imprudemment. On peut bien s'encanailler un peu aujourd'hui.

– De quoi, ma grosse? interrogea la poissonnière de Lorient, hérissée comme une brosse. Dites-vous cela pour les personnes qui sont dans le commerce?

– Nous ne sommes plus sous l'ancien régime! proclama la garde nationale.

– Mords la! excita Vincent. Kiss! kiss! kiss!

– La canaille, s'écria loyalement le gendarme, c'est les réfractaires et les perturbateurs de l'ordre public, sous un prince ami de la Fayette!

– Et de son cheval blanc, grinça le vieux Bélébon. Un sou à qui chantera la Parisienne

L'adjoint chercha son écharpe. Je vis bien que mon père allait hisser le drapeau blanc, mais le champagne parut. On s'embrassa. Nougat et Mme Rimassu pleurèrent. Au troisième verre de champagne, ils étaient tous Français et militaires. La poissonnière de Lorient eût pu crier vive l'Empereur sans rencontrer la moindre opposition.

«A la musique, mon oncle! ordonna mon père d'une voix tonnante.»

Aussitôt Bélébon:

 
On dit qu'aux noces de Thétis
Tous les dieux s'assemblèrent:
Junon, Pallas, Cérès, Iris
Et Vénus s'y trouvèrent.
 

Mais il ne chantait pas seul. La poissonnière faux-bourdonnait:

 
Ce sont les maires et les préfets
Qui sont de jolis cadets;
Ils nous font tirer z'au sort,
Tirer z'au sort,
Tirer z'au sort,
Et nous envoient-z-à la mort!
 

Rimassu grinçait en fifre:

 
Ah! la jolie vie que l'on mène
Dans un régiment de hussards!
L'on rit, l'on chante, l'on aime
Et l'on ne craint point les hasards.
 

Le capitaine de gendarmerie, sans respect pour son uniforme, se mit à siffler la Marseillaise, Vincent fit le coq, ma tante Bel-Œil roucoula:

 
Pour gente bergère,
Galant cavalier…
 

«Devine devinaille! hurla l'adjoint, furieux de ne pas savoir une chanson: trois moines passant, trois poires pendant, chacun en prit une et il en resta deux…

– Mon premier, proposa Bel-Œil, est un métal précieux, mon second un envoyé des cieux, mon tout un fruit délicieux: un baiser à qui devinera ma charade!

– Jouons à la main chaude! opina Nougat:

 
Le petit dieu qui gouverne le monde
Avec un bandeau sur les yeux…
 

– Eh! houp, Jabadâo! criait Joson, en brandissant son verre de champagne, c'est mignon, cte petit cidre, monsié el chevâlier. Ej' suis vot'mâtelot à la vie, à la mort, faut pas mentir… Mais n'empêche qu'y a du tâbâc!

– Grenadiers! déclama tout à coup la garde civique, vous êtes la nation armée! La France libérale vous a confié ses institutions. Si jamais l'étranger…

– A bas les Anglais!

– Ah! l'Allemagne! fit Bel-Œil, la rêveuse Allemagne. Que Dieu m'envoie l'auteur de Lottchen ou la Filleule du Rhingrave

L'adjoint demanda:

«Jetez-vous vos langues aux chiens? Un des trois moines s'appelait Chacun… Bêtes!»

Et il s'affaissa dans un rire homérique. Vincent lui versa une demi-tasse de café à l'intérieur de sa cravate.

«Celui qui s'appelait Chacun prit une poire, continua l'adjoint qui essaya de l'embrasser, et de la sorte il restait deux poires… Bêtes!.. madame me croit dans mon lit.

– Viens danser, pataud! dit Nougat qui saisit le gendarme à bras-le-corps. Je n'ai pas mal à l'estomac!

– A la danse! A la danse!

– Garçon, des violons!

– Nous deux, me dit Bel-Œil en se pendant à mon bras, comme si j'eusse été l'auteur de Lottchen ou la Filleule du Rhingrave, cherchons un lieu écarté pour parler la seule langue qui convienne aux cœurs sensibles.»

XXVIII.
L'EPREUVE

On dansa. Quatre couples, suivis par la galerie, passèrent dans le salon voisin, où il y avait un piano. Le piano fut touché par un garçon du restaurant que la dureté des temps avait précipité des sommets de l'art. Le personnel des Frères-Provençaux éprouvait un malaise visible. On fit des choses insensées, en vertu du principe: «A Paris comme à Paris.» Rimassu et la veuve des marins étaient deux maîtresses femmes, rompues à toutes les excentricités chorégraphiques; elles enseignèrent le cancan à Nougat, qui ne se possédait pas de joie. La poissonnière tutoyait tout le monde et fumait sa pipe en exécutant la pure danse de l'ours, telle qu'on peut l'admirer, à Lorient, dans les bouges les mieux fréquentés de la rue du Port. Vincent et elle, en guise de galanteries, se livraient de véritables combats à coup de poing. Mon pauvre père regardait tout cela d'un air béat et battait la mesure sur le dos du garçon virtuose en criant:

«C'est Paris! voilà ce que c'est que Paris!»

L'oncle Bélébon, lâche flatteur, venait de temps en temps lui chatouiller les flancs par derrière et c'étaient d'interminables éclats de rire. On se mit à chanter en dansant. Je n'oserais citer même les titres des poésies exhumées par la coupable Rimassu. Nougat en voulut des copies. Si le maître et seigneur des Frères-Provençaux n'avait pas vu avec nous un instant le colonel vicomte de Kervigné, un de ses habitués les plus respectables, il nous aurait lancés vingt fois à la porte.

Dans l'intervalle des quadrilles, on se hercaillait, selon l'expression de la poissonnière. La hercaille est une poussée générale, mêlée de horions sincères et de cris appropriés. Vincent qui cachait sous un extérieur grossier des talents de société fort étendus, imitait en ces occasions la voix de tous les animaux domestiques. On aurait cru qu'il y avait là des ânes, des vaches, des cochons, des dindons, des canards et des oies.

Ah! c'était Paris! c'était bien Paris! chacun se promettait d'y revenir.

«Amusez-vous, mes enfants, disait mon père. C'est de votre âge. La Bretagne fut toujours renommée pour sa franche et cordiale gaieté. Nous ne sommes pas des Anglais! On va monter les glaces et le punch. Quand vous voudrez, nous souperons. Voilà Paris!

– Tu es un cœur, toi, ancien marquis!» applaudissait la poissonnière.

Et par-dessus les acclamations, on entendait la voix triomphante de Nougat qui criait:

Je ne sens pas mon estomac!»

Depuis longtemps, j'aurais pu m'esquiver, mais j'avais peur de mécontenter mon père et il me semblait que je gagnais auprès de lui quelque mérite, en subissant ce purgatoire. D'ailleurs, j'attendais toujours Gérard. A force d'hésiter, je me laissai prendre, comme je l'ai dit, par ma tante Bel-Œil, et la fuite devint impossible.

Ma tante Bel-Œil ne dansait pas et la gaudriole soulevait son cœur sensible, mais elle avait soif de théories sentimentales. Son aspect était un peu effrayant. Ses cheveux grisonnants s'ébouriffaient sous un bonnet terriblement couronné de fleurs des champs; sa longue figure se marbrait de tons livides et lilas; son grand zieu restait fixe et demesurément ouvert, tandis que son petit zieu exécutait des merveilles de gymnastique.

«Hélas! me dit-elle avec un soupir gastrique, voici donc Paris et les orgies sans frein de la Babylone moderne! Se peut-il que je m'y trouve compromise après tant d'années d'une existence virginale! J'en avais lu la description dans les Exilés de Heilbronn, ou à quoi sert la vertu? un livre charmant, quoique rempli de dangereuses peintures. As-tu été à la Chaumière?

– Non, ma tante répondis-je.

– Sois franc. Notre patrie a aussi des auteurs. Je connais les mœurs vives et dévergondées du pays latin. Je voudrais voir quelques grisettes de Paul de Kock avant de mourir!»

Elle me serra tout à coup le bras:

«Jeune imprudent, s'interrompit-elle, tu as gâté ta vie! Nous vivons dans un siècle où l'amour est proscrit. Le démon de l'or s'est emparé de toutes les consciences. Et tu t'es avisé de chercher un cœur pour ton cœur! Ce n'est pas moi qui te blâme: la religion naturelle ne connaît pas de schisme et, du haut de ma philosophie, je vois les comédiennes au niveau des princesses. Passez le punch, monsieur le garçon. Ah! qu'il est fort! Remettez-y un peu de rhum pour le rafraîchir. C'est bien! Nous disions donc que ton Annette Laïs… D'abord j'aime ce nom: Annette Laïs, ou les secrets de la comédie. Combien de fois n'ai-je pas été sur le point de composer un livre, afin d'épancher dans le sein de l'humanité les émotions brûlantes de mon âme! Ecoute-moi. Et ne te méprends pas sur mes intentions. C'est la tendresse désintéressée d'une parente qui va dicter mes paroles. Cette jeune fille avait-elle déjà connu l'amour? ou bien l'as-tu conduite le premier dans ce sentier émaillé de fleurs fatales où le dieu qui porte un carquois?..»

Elle me donna un coup sur les doigts, et son petit zieu fit pour le moins cinquante tours en une seconde.

«Eh! bonhomme? s'interrompit-elle, cessant soudain de traduire l'allemand, ne crains pas de tout dire. C'est comme si j'étais ton confesseur. Tu conçois, si je suis contente des détails, je te fourre de quoi lui faire un mignon cadeau.

– Prenez moi ce gaillard là! ordonna mon père, et qu'on me le fasse danser de force.»

On fit mine d'obéir, mais Bel-Œil m'entoura de ses deux maigres bras; prête à défendre par la force le trésor de confidences intimes qu'elle attendait de moi.

En ce moment, Joson Michais me glissa à l'oreille par derrière:

«Notre monsié Gérard est en bas qui vous attend. Il est pâlot et blême censé comme un linge, et je ne mens pas! Pour le tâbâc, il y a du tâbâc!»

Je ne fis qu'un saut jusqu'à la porte et je m'enfuis.

Gérard était bien pâle, en effet. Il m'attendait, appuyé contre l'entrée du vestibule, sur ce petit trottoir en contre bas qui borde la rue de Beaujolais. Il semblait avoir peine à se soutenir. L'idée me saisit qu'il venait de commettre une mauvaise action.

«Ah! me dit-il, te voilà.»

Il posa ses deux mains sur mes épaules et je le sentis chanceler.

«Sois homme! ajouta-t-il en quelque sorte machinalement. Sois homme!»

Le vertige me monta tout de suite au cerveau. J'eus la pensée furieuse de lui briser le crâne contre la rampe de fer qui était derrière nous. Je sentais, à vrai dire, le coup de poignard qu'il venait de me porter en plein cœur.

«Qu'as-tu fait?..» balbutiai-je d'une voix étranglée.

Il répéta:

«Sois homme! sois homme!»

Je vis que ses yeux étaient rouges et que des larmes roulaient sur sa joue.

Je ne saurais rendre l'angoisse poignante que j'éprouvai. Ce doit être ainsi quand on meurt, ma colère tomba, mon énergie aussi. Il fut obligé de me soutenir à son tour.

Il me porta peut-être, peut-être eus-je la force de marcher. Je n'ai pas souvenir. Je me retrouvai assis sur un des bancs de pierre collés aux arcades qui donnaient au jardin du Palais Royal un aspect de familière hospitalité. Il était tard déjà. De rares promeneurs allaient et venaient dans les allées. Sous les fenêtres des Frères Provençaux, il y avait néanmoins un groupe assez nombreux formé par des badauds qui écoutaient crier nos gens de Vannes.

La première parole de Gérard fut celle-ci:

«Il faut renoncer à elle.»

Puis, comme je ne répondais pas, il ajouta:

«Petit frère, je te jure devant Dieu que je t'aime! Après notre mère, tu es ce que j'aime le mieux au monde!»

Je gardais toujours le silence. J'étais mort. Je n'aurais pu faire un mouvement ni prononcer une parole. Seulement il y avait en moi un sauvage besoin de frapper. Si j'avais eu la force j'aurais tué. Je le dis comme cela est: je suis sûr que j'aurais tué.

Il me baisa au front. Je sentis ses larmes qui me mouillaient. De quoi se repentait-il? J'aurais voulu avoir les griffes d'un tigre.

Car on s'était attaqué à elle! On me l'avait frappée! Je ne me serais pas défendu moi-même, non! Moi-même, je ne me serais pas vengé! Mais elle!

«C'est un ange! murmura Gérard, c'est un pauvre bel ange!»

Il s'assit auprès de moi, et appuya sa tête contre mon épaule.

Il me faisait horreur, car sa voix sonnait à mon entendement comme s'il eût parlé d'une morte.

Je devais souffrir encore davantage.

«Je serais vrai, reprit-il, je ne pourrais pas mentir avec toi. J'ai eu mes amours de jeune homme. On juge les autres par soi-même. Là bas, en Bretagne, lors de mon arrivée, ils m'ont tous dit: Ce pauvre René est en train de se casser le cou! Et déjà, j'étais bien mécontent de toi, frère; tu vas avoir vingt ans. Tu n'es rien. J'avais de l'ambition pour toi. Est-ce que tu m'entends?»

J'éprouvai une sorte de surprise à pouvoir répondre. Ma langue joua dans mon palais. Tout le surplus de mon être restait rigide et perclus, mais je pus dire comme un automate qui parle:

«Oui, je t'entends.

– Eh bien! petit frère, je leur avais promis de t'empêcher de te casser le cou, en principe et sans rien spécifier. L'oncle Bélébon me mettait les éperons dans le ventre en me parlant du jeune Sauvagel, un fils de bourgeois qui est en train de parvenir très haut, à Paris, par le crédit de la présidente. J'étais jaloux pour toi de ce Sauvagel, et je me disais: il a un boulet au pied, je l'en débarrasserai, il reviendra sur l'eau. En voiture, nous n'avons parlé que de toi. Notre père est le meilleur des hommes, mais il roule dans un cercle d'idées qui va se rétrécissant, et le métier de ces Bélébons est de l'abrutir. Quelque jour, je me mêlerai de cela… Mais non! que le diable m'emporte s'il m'arrive de me mêler jamais de la moindre des choses!.. Notre père a donc son tic contre les mésalliances. Moi, je ne suis pas partisan des mésalliances, mais je ne sais pas ce que je ferais pour toi. Mon père, c'est indifférent: il m'a dit cent fois, à moi, qu'il aimerait mieux me voir mort que mésallié. Or, voilà: en diligence, le vieux Bélébon dit: Le meilleur moyen serait de lui souffler sa donzelle…»

Je poussai un sourd gémissement.

«Tu vas voir, reprit Gérard. Sur ma foi, j'ai été puni! Nous sommes fanfarons, en Bretagne, et ce n'est pas le régiment qui corrige de cela. Tout le monde me poussa, disant: Si le petit se voit trompé, il est fier, il sera guéri d'emblée. Moi, vois-tu, j'ai rencontré en ma vie cent présidentes, les unes plus, les autres moins folles qu'Aurélie. Sous l'uniforme, nous ne sommes peut-être pas aux meilleures places pour bien voir les femmes. Celles qui nous laissent approcher savent ce qu'elles font et cachent les autres. Il s'agissait d'une comédienne qui s'était fait promettre le mariage par un enfant de dix-huit ans…

– Gérard, l'interrompis-je, mon immobilité cataleptique me donnant les apparences de la froideur, je souffre beaucoup: dis-moi ce que tu as fait.»

Il se méprit.

«Te voilà plus calme, murmura-t-il. Pauvre fille!»

Il la plaignait presque de ma résignation.

«Je suis retourné chez M. Laïs, poursuivit-il. J'ai dit que tu m'avais chargé de la venir prendre…

– Pour la présenter à mon père? devinai-je.

– Oui, pour la présenter à notre père.

– Et ils t'ont cru, car ils croient tout.

– Oui… ce sont de bonnes âmes. Ils m'ont cru, en effet, la fille, le père et le fils.

– C'est bien, Gérard, continue.»

Je pensais: «Si je ne peux pas le tuer, M. Laïs ou Philippe se chargeront de cela.»

Il reprit:

«Annette s'est habillée à la hâte, tremblant un peu, mais souriant aussi. Au bout de dix minutes, elle était prête. Le père et le fils sont venus nous conduire jusqu'au fiacre et l'ont aidée à y monter. Le père a dit: Ne crains rien; celui-là est un gentilhomme de Bretagne et un soldat français.

Mon cœur qui avait cessé de battre, se prit tout à coup à bondir dans ma poitrine. Je voyais et j'entendais M. Laïs.

Gérard reprit encore:

«Annette me demanda: Où donc sont-ils? Je répondis: loin d'ici, dans le faubourg Saint Germain. Et je me mis à songer aux moyens d'accomplir ma promesse…»

Gérard s'arrêta et passa son mouchoir sur son front.

La sueur froide coulait en ruisseaux le long de mon corps. Je n'essayais même pas de savoir si je pouvais bouger maintenant. Je n'avais qu'une pensée: écouter. J'étais avide de chaque mot qui retournait le poignard dans ma blessure.

Par bouffées, les éclats de rire et les chants sortaient par les fenêtres ouvertes des Frères-Provençaux.

«Oui, poursuivit Gérard, et Dieu sait si j'avais envie de réussir! C'est la sottise des gens comme moi, que veux-tu? Ils croient à leurs mères et ils ne croient pas aux femmes! comme si chacun n'avait pas sa mère et comme si toutes les mères ne faisaient pas toutes les femmes! Je ne sais pas si tu es irrité contre moi, depuis que mon aveu franc et complet te demande pardon, mais je te demande pardon deux fois que j'eus. Elle me souriait si bien! Je me dis: ce sera trop facile! Je pris sa main, ou plutôt elle me la donna; je la tirai vers moi, elle fit les trois quarts du chemin: sur l'étroite banquette de la voiture, nous eussions tenu quatre! Je lui dis: Annette, je n'ai point rencontré de femme si belle que vous…»

Il s'arrêta encore et je voulus parler. Ma langue était de nouveau frappée. Je vivais seulement par l'atroce angoisse qui me tordait le cœur. Oh! pourtant, mon intelligence était nette. Je sentais chaque coup distinctement, et il semblait que mon martyre, arrivant sans cesse à son comble, pût indéfiniment s'aggraver.

«Je te dis, continua Gérard en se redressant, que je ne connais pas la femme ainsi faite. La résistance a été pour moi jusqu'ici le souverain gage de la vertu. Celle-là qui est une angélique créature, ne m'a point résisté.» Tant mieux! m'a-t-elle dit. J'ai ajouté: Je suis majeur, moi, je suis colonel, la femme que j'aime, je puis l'épouser. Et, en parlant ainsi, j'ai voulu porter sa main à mes lèvres. Elle m'a tendu son front. Puis, attirant à son tour ma main jusqu'à sa bouche, elle l'a baisée en murmurant: Mon frère…

Gérard pleurait. Ses larmes attirèrent les miennes. Un délire de joie remplaça ma torture. Je ne voulais plus son sang; si j'avais pu, je me serais précipité dans ses bras.

«Avant ce soir, dit-il en essayant de sourire, il y avait bien longtemps que je n'avais pleuré «Mon frère!» Elle a seulement prononcé ce mot. La honte m'a pénétré comme une sueur. René! comme elle t'aime! comme elle t'aime!

Et avec un élan d'enthousiasme:

«J'ai vu qu'il y avait quelque chose au-dessus de la vertu qui s'irrite, la vertu qui reste calme, tant il est loin de sa pensée qu'elle puisse être en danger de faillir; la vertu qui pardonne du haut de sa sainteté miséricordieuse, la vertu angélique, pour employer ce mot qu'on prodigue si follement, vertu de celle que je te donnerais pour femme à l'instant même, si Dieu avait voulu que je fusse ton père!»

J'eus froid. Ma joie se glaça. Un instant, j'avais cru que tout était fini et qu'ici était le dénoûment heureux de mon supplice. Mais les dernières paroles de Gérard firent entrer en moi une terreur nouvelle, plus subtile et plus pénétrante, quoiqu'il ne s'y mêlât point encore de colère.

Je retrouvai la parole pour demander:

«Où est-elle? Ai-je rêvé ou n'as-tu pas dit qu'elle était perdue pour moi?»

Gérard baissa la tête.

«Nous étions à la porte de l'hôtel de Kervigné… prononça-t-il péniblement.

– Ah! fis-je en m'accrochant à ses habits, il y avait un complot! un odieux complot! contre une enfant!

– Mon frère, ceci n'est plus ma confession, m'interrompit Gérard. Je t'ai dit toute ma faute. A dater de ce moment, je n'ai fait que remplir un devoir. Mlle Laïs a agi librement. Nul ne l'a forcée. Son dévouement s'est accompli dans la plénitude de sa volonté.

– Mais où est-elle? m'écriai-je en luttant contre ma défaillance et refoulant le râle qui obstruait ma gorge, où est-elle? Qu'avez-vous fait d'elle? Je la veux! Je serai assassin, s'il le faut, et, si l'on m'y pousse, parricide! Je la veux! C'est ma vie! Ecoutez! Je ne vous tuerai pas! Je ferai mieux, je me tuerai devant vous! Vous serez tous éclaboussés de mon sang! Je la veux! Annette! Annette! mon âme! Soyez maudits, vous tous qui m'avez arraché le cœur!»

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Data wydania na Litres:
28 września 2017
Objętość:
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Właściciel praw:
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