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Czytaj książkę: «Annette Laïs», strona 17

Czcionka:

Mais la lettre avait aussi un post-scriptum.

«Je m'étais pourtant levé à cinq heures du matin le jour de ton départ! Tu as donc la tête bien dure! Comédienne, c'est mauvais; schismatique, c'est absurde. On se marie, en Bretagne, après la guerre. Parbleu! tu auras le temps d'être marié! Il y a des machines qui sont des grelots. Comédienne! schismatique? Tu pourrais entendre d'ici le tapage que le tonton Bélébon fait avec ces deux mots-là! On les a appris à Charlot et à Mimi! Schismatique! comédienne! J'en ai la tête rompue. Règle générale: ne jamais s'adresser à la maîtresse du président chez qui on prend ses repas. Est-ce que la brune Aurélie est décidément réformée? Hélas je te parle de vingt ans! Voilà une affaire commode! et honorable! et sans danger! Ni comédienne ni schismatique, celle-là! Païenne! à la bonne heure! Les païens ne sont jamais hérétiques. A propos, la tante Renotte a consulté la Poule Noire de Landevan; tu auras de ses nouvelles. A cause de ta liaison avec la schismatique, la Poule Noire a pronostiqué les plus affreux malheurs. Tu seras lapidé, s'il y a une maladie sur les bestiaux, cette année. Je ne plaisante pas, tu le sais bien. Si la Poule Noire me prenait à tic, je m'expatrierais. Reviens, crois-moi. Envoie au diable le schisme et la comédie. Et brûle ma lettre.

»TREFONTAINE.»

Je restai un instant pensif après la lecture de cette missive. Sous son scepticisme de vaincu, mon beau-frère était un honnête homme et même un bon cœur. Je l'avais comparé souvent chez nous à un souverain détrôné à qui l'on rend encore de grands honneurs à l'étranger. On lui fourrait beaucoup à la maison; il se laissait faire plutôt qu'il n'intriguait. Sa femme et lui s'aimaient à coups d'épingles. On l'accusait d'avoir affaire trop souvent à Nantes, pays de perdition, et d'y risquer encore de temps en temps de sourdes fredaines. Il vieillissait; moins naïf que la présidente ou moins effronté, il n'osait dire le contraire, mais, en avalant les jours, il faisait la grimace. C'était bien un mâle d'Aurélie.

Quant à la Poule Noire, oubliez que nous sommes au dix-neuvième siècle. Entre Landevan et Auray, il y a une lande où les cailloux sont des âmes. Pour s'en assurer, il suffit de traverser cette lande vers minuit, la veille de Noël. A minuit moins le quart, une voix s'élève vers l'est où est le grand men-hir de Loch-Eltas, et toutes les pierres éparses dans la bruyère s'animent en poussant un long soupir. Comme toutes les gouttes tombées d'une averse vont à la rigole pour former un torrent, elles se précipitent vers le sentier qu'elles ont fait. Elles ne mettent qu'un quart d'heure pour gagner la paroisse de Sainte-Anne d'Auray où tinte le dernier son de la messe nocturne. Elles s'arrêtent sur la place où se tient le marché des médailles et des amulettes. Comme elles n'ont pas fini leur temps de purgatoire, il ne leur est pas permis de franchir les portes de l'église. Mais le saint sacrifice sera pour elles tout de même, car à la messe de minuit les portes de l'église de Sainte-Anne ne se ferment jamais.

Elles sont là, foule immense et muette, partout où il y a place, le long des chemins, dans les vergers, sur la prairie. Vous les prendriez parfois pour cette brume que la lune pleine arrache aux sillons mouillés. Chaque année leur cohue augmente, car le monde vieillit, et les hommes ne deviennent point meilleurs. L'hiver dernier, la procession interminable déroulait ses anneaux par-dessus la montagne et s'en allait grouillant jusqu'aux prés gras qui entourent le grand étang du Cosquer.

Croient-ils donc à cela, vraiment, ces pauvres gens? Oui, belle dame. Ils y croient dur comme fer. Mais serais-je indiscret en vous demandant combien il y a de semaines que vous ne croyez plus aux tables tournantes?

Déjà deux ans! La mode en est passée. Eh bien! là-bas, la mode est entêtée comme une bretonne. Elle ne passe jamais. Voilà mille ans et plus que les cailloux de Landevan vont entendre la messe de minuit, quelque temps qu'il fasse, à l'église de Sainte-Anne d'Auray.

Mais la Poule Noire? L'histoire des cailloux de Landevan était pour vous dire que, dans mon pays, on croit encore à beaucoup de choses.

La Poule Noire est une femme, une très vieille femme, car je crois qu'elle existe toujours, malgré la police correctionnelle qui s'acharne à lui faire de la peine. Elle meurt quelquefois, mais le lendemain, sa maison est occupée par une autre Poule Noire toute pareille, et bien des gens pensent que c'est la même. Elle est riche comme un puits. On lui apporte de l'argent en dépôt de vingt lieues à la ronde.

Longtemps avant la bienfaisante institution du Crédit mobilier, elle promettait déjà de merveilleux dividendes qui jamais ne venaient. Elle les promet toujours. Il est évident pour moi que certaines maisons de banque parisiennes ont pillé l'idée de la Poule Noire.

Une fois ou deux, chaque année, son caprice choisit parmi la foule de ses clients un gros gars ou une fille chanceuse pour leur rendre trente fois la somme qu'ils ont prêtée. Cela se répand, sans l'aide de la presse ni du télégraphe, avec une prestigieuse rapidité. De Lorient à Vannes, on va se racontant les uns aux autres cette miraculeuse aubaine, et pendant deux mois, il y a presse autour de la maison de la Poule Noire. On se bat pour déposer.

Ils se mettent deux cents à la Bourse pour faire mousser des actions. La Poule Noire travaille toute seule et sans compère. Il ne faut pas laisser croire à ces messieurs qu'ils sont les plus habiles gibecières de l'univers.

La Poule Noire, outre la banque, fait les mariages, la médecine et toute autre besogne quelconque. Elle guérit la stérilité, chasse les fièvres, défend les jeunes gens contre la conscription, conjure les naufrages et s'oppose aux incendies. Elle a la connaissance du passé, du présent et de l'avenir; elle rend la vue aux aveugles et fait courir les paralytiques. L'ensemble de tous les charlatanismes, éparpillés dans Paris de manière à faire vivre des milliers de coquins, bien ou mal vêtus, se concentre à Landevan sur une seule tête.

Aussi est-ce une tête illustre. La Poule Noire, dans le Morbihan, est beaucoup plus connue que le préfet civil de Vannes et que le préfet maritime de Lorient.

Or, ma bonne tante Renotte était de Landevan. Au premier vent des nouvelles de Paris, elle avait couru chez la Poule Noire chercher les moyens d'arracher son neveu aux griffes de la comédienne schismatique. Libre à vous de sourire et de hausser les épaules avec pitié, mais souvenez-vous qu'à Paris, centre des lumières, une consultation de somnambule traîna récemment une femme innocente devant les tribunaux et plongea toute une famille dans le désespoir.

XXV.
CORRESPONDANCE

J'étais loin d'en avoir fini avec ma correspondance. La lettre suivante, écrite d'une main lourde et tremblante, me disait:

«Mon cher neveu,

»Je n'étais pas portée plus qu'il ne fallait pour qu'on t'envoie à Paris, mais Kervigné a fait ce qu'il a voulu, n'est-ce pas? Nous voilà bien! Si Gérard n'est pas un Caton, ça appartient à l'état qu'il fait. Et puis, c'est l'aîné, et puis, on n'en voit pas tous les jours pour avancer comme lui. Toi, tu n'avais qu'à faire le mort. Il était pour soutenir le nom. J'ai le sang à la tête, quand j'écris maintenant, et la lettre du président m'a donné un coup.

»C'était le soir de l'ouverture de la chasse; nous avions l'abbé Raffroy et Bélébon. Tu sais comme je m'observe à table; mais Kervigné m'a servi trois fois du lièvre, et je ne faisais pas attention, parce qu'on parlait de Gérard, qui n'a été que six mois lieutenant-colonel de chasseurs, et qui va passer colonel. Quel garçon! Il paraît qu'il s'est battu comme un diable en Afrique. Il a envoyé des dattes et des conserves. Ce n'est ni bon ni mauvais. Après le civet, je vis les perdreaux rôtis, et ça me fit envie. Kervigné me servit les deux ailes et la carcasse. Jamais le gibier ne me fit de mal. Mais, paf! voilà la lettre de Paris. Une comédienne! une Grecque! Toute la nuit j'ai étouffé. Mon manger n'a passé qu'au bout de trente-six heures. On peut bien dire que c'est une indigestion de chagrin! Julie a crié; elle devient pie grièche; l'oncle Bélébon ne t'aime pas beaucoup. Il dit que si Vincent avait eu tes occasions… Voilà! chacun tire aux siens. Tu connais ma sœur, elle a fait des hélas! à n'en plus finir: l'abbé n'a pas dit grand'chose, il baisse assez; mais ne voilà-t-il pas que Renotte à donné cent sous à la Poule Noire? Des bêtises! oui, mais ça frappe. La Poule Noire a prédit malheur, et ta mère est toute triste en regardant les petits. Si Gérard avait été fils unique, tout ça ne serait pas arrivé…»

Le reste à l'avenant. Ma tante Nougat concluait au retour immédiat, et demandait six autres bouteilles de son eau-de-vie stomachique.

«Mon cher neveu,

»Après les conseils que je t'avais donnés lors de ton départ, non, je ne m'attendais pas à te voir si tôt plongé au sein des déréglements du cœur! S'il est vrai que rien ne résiste à l'amour, ce dieu cruel dont l'empire s'étend sur les contrées les plus barbares, il est des principes qui opposent une panoplie à ses traits, si j'ose ainsi m'exprimer. Vois ma vie pure et sans tache. Penses-tu que je n'ai point souffert? Le Maître de nos destinées m'avait douée d'une âme sensible et délicate: présent funeste! Il a fait le malheur de ma vie. Ah! combien souvent ai-je envié le sort de ces cœurs froids qui fournissent leur carrière sans jamais éprouver l'angoisse du sentiment! Personne ne me connaît; nul ne sait les combats terribles que je me suis livrés à moi-même. Jeune, possédant une fortune suffisante et quelque beauté, si j'en crois mes flatteurs, j'avais le droit de choisir entre une foule de partis convenables; mais, parmi ceux qui m'entouraient, je cherchai en vain l'idéal de mes rêves. Me diras-tu: Vous étiez une vierge noble; vous avez été sauvegardée à la fois par votre éducation et la pudeur naturelle à votre sexe. Vains mots! Mille autres sont tombées! Et pour ce qui regarde ton sexe, lis Friedrick ou les Combats de la vertu. Dans cet intéressant volume de Mlle Louisa Schontz, un des auteurs les plus appréciés en Allemagne, tu verras que le sexe n'y fait rien. Il s'agit de mettre un frein à ses passions. Voilà tout. Friedrick était ardent et fougueux comme le lion du désert; nonobstant, il garda comme moi la blancheur de sa robe nuptiale. Aimes-tu vraiment? malheureux enfant! Connais-tu les fureurs de ce fatal délire? Je ne suis point de celles qui te reprocheront son état de comédienne. Je méprise les préjugés. Nous sommes tous égaux sous le sceptre de l'Humanité reine! Je ne suis point de celles qui te reprocheront sa naissance et sa religion. L'Être suprême est notre père à tous, et c'est dans les écrits de l'Allemagne protestante que j'ai trouvé ce doux élixir qui calme mes sens et mon cœur comme un baume divin. Ne crains rien à cet égard d'un esprit d'élite qui connaît et comprend toutes les philosophies; ne crains pas davantage une allusion aux pratiques superstitieuses qui désolent encore nos contrées, au sein des splendeurs de ce siècle. L'ignorance infime de Renotte peut consulter la Poule Noire et mettre ainsi le trouble dans les faibles intelligences de la famille. Je suis trop avancée pour donner à ces misères un autre tribut que celui de mon amer dédain. Mais que prétends-tu faire? Chercher avec ELLE un refuge dans le suicide? Arrête! Ton existence ne t'appartient pas! Cette idée séduit généralement la jeunesse, et j'ai voulu périr moi-même après avoir savouré le céleste breuvage que contiennent les pages de Werther. Mais je respire encore. Suis cet exemple. L'autorité d'un père est sacrée. Garde-toi de discuter ses arrêts. Cherche un lieu écarté pour faire tes adieux à ta bien-aimée et fuis courageusement. Qu'elle se confine dans un cloître: c'est l'asile des incurables douleurs. Toi, tu appartiens à ce sexe inférieur qui oublie; tu es d'une nature assez ordinaire; un mariage de raison sera le tombeau de ton amour. Apporte-moi en revenant l'Incendie du cœur éteint par les larmes, récent ouvrage de l'auteur déjà nommé, Mlle Louisa Schontz, et le Brigand comme il y a peu d'honnêtes gens, par Mlle Ida Munkhausen. Ton amie plutôt que ta tante pour la vie.

»EGERIE DE KERFILY.»

Ainsi parlait Bel-Œil. Il y avait là dedans le secret espoir d'une catastrophe. Bel-Œil aimait tant à pleurer! Elle m'engageait à éviter le suicide comme la chanson égrillarde dit aux jeunes filles: N'allez pas, n'allez pas dans la forêt Noire!

La lettre de Renotte suivait: un papier sur lequel l'encre, souvent retrempée d'eau, marquait à peine de lourds jambages avec des barres pour terminer les lignes comme on fait dans les baux notariés, le style simple et militaire d'un conscrit, l'orthographe d'une jeune personne du temps de la République, qui n'avait jamais eu le temps d'étudier.

«Mon nepveu, je te marque, par la présente, que j'ay esté chés la veuve Marie-Hélène Marker du Clos sous le vent, qu'on apèle aussi la Poule Noire dans le district du canton, à cette fin de savoir de quoy il retourne au sujet de ta conduicte avec la donzelle en question, selon que nous le marque le président par sa dernière, en date du 3 courant du mesme moys, dans laquelle nous avons trouvé la relation des imprudences de ton âge, à la Comédie, comme quoy tu t'es fourré jusqu'au col entre les mains du loup, parmy des étrangers sans patrie et aigrefins de saltimbanques, dont la fille, pour lors, a sçu abuser de ton innocence. Je ne te marque pas le mécontentement de tes père et mère, qui sera l'objet d'un envoy spécial et particulier de leur part, ayant droit sur toi en religion et par le Code; je te marque seulement que j'en suis toute malade de ce que m'a dit ladite Marie Hélène Marker, dite la Poule Noire, dont tu as sans doute ouï parler, étant bien connue, Dieu mercy, par tout le département, comme pour prognostiquer les récoltes, les numéros à la conscription et si les femmes grosses auront un garçon ou une fille. Ladite Poule Noire a fait pour moy le grand jeu et le sort des cendres dont les réponses ont toujours été les mêmes, ainsi que je vais te le marquer: que tu étais la souillure de la maison par tes farces avec une excommuniée, que la punition suivrait de près l'offense, et que tu apporterais la mort subite dans ta famille. Je te marque pareillement que le tonton Bélébon avait été avant moy chés la veuve Marie Hélène Marker, dite la Poule Noire, et a déclaré avoir eu mesmes réponses, ainsi qu'il est dit. Je n'ai donc rien de nouveau à te marquer, sinon que tu as perdu mon estime par ta faute, pour avoir été choisir justement une hérétique et une porte-malheur. Je pars ce soir pour Vannes, à cette fin de changer mon testament. Je te salue avec amitié.»

Cette lettre me chagrina beaucoup. J'avais une véritable et sincère affection pour ma tante Renotte. Mais ce qui me frappa surtout dans son contenu, ce fut cette mention: Mon oncle Bélébon l'avait précédée chez la Poule Noire. Il y a huit grandes lieues de Vannes à Landevan, et l'oncle Bélébon ne se mettait jamais en route sans avoir de bonnes raisons pour cela.

En ce moment, j'eus vaguement conscience d'une conspiration qui m'enveloppait.

Je rompis un autre cachet.

«Mon drôle, votre bon père voit bien désormais qu'il est inutile de vous prendre par la douceur. Toute la famille est indignée de votre impertinent silence. On vous somme de quitter Paris à l'instant même. Essayez de résister, il vous en cuira.

»Pour mon grand-père, qui a la goutte.

»VINCENT DE BÉLÉBON.»

Je regardai la date de cette épître. Elle était de quinze jours plus récente que les autres. La suivante, sur laquelle j'avais reconnu l'écriture élégante et indécise de l'abbé Raffroy, disait:

«Mon cher enfant,

»Il est bien étonnant que vous n'ayez pas répondu à vos bons parents. Seriez-vous malade? Votre excellente mère a fait prendre des informations chez Mme de Kervigné de Paris par Chauvelot, le marchand d'étoffes, qui est allé faire ses provisions d'hiver. Mme de Kervigné ignore votre adresse. Si vous êtes malade, faites écrire immédiatement. On vous aime dans votre famille, et vous avez à tout le moins un ami hors de votre famille. Personne ici n'a mérité le traitement que vous nous faites subir. Croyez-en les conseils de votre vieux confesseur: votre obstination double votre faute. Revenez, cher enfant, revenez bien vite et l'on tuera le veau gras à l'hôtel de la place des Lices.»

Après cette lettre, qui avait juste huit jours de date, il n'en restait que deux. La première était une demi-feuille de papier écolier pliée avec ce soin rigoureux qui est l'art de l'écrivain public; la seconde avait un large cachet de cire rouge, à nos armes, sur une belle enveloppe anglaise, azurée, vergée, satinée et lourde comme un carton. Le papier écolier disait:

«Monsieur le chevalier,

»Dans la circonstance, je prends la liberté de vous adresser ces lignes pour vous informer que la famille est en bonne santé, quoique madame est malade, madame la marquise aussi et les petits tous deux de la rougeole à la peau. C'était vous qui avait la complaisance de m'écrire mes lettres autrefois, par quoi j'ai dû aller chez Toutain, sur la place, qui sait tourner les pétitions et compliments de toute sorte, pour vous informer qu'il y a un voyage sous jeu dont on fait les malles. On parle contre vous, et monsieur écoute les Bélébon plus que je ne voudrais. Ils vont partir cinq ou six après vous. Je pense que ça vous sera utile de le savoir à l'avance. Si je suis du voyage et que vous pourrez avoir besoin d'un serviteur à gages, même pour rien et gratis, vous n'aurez qu'à me le dire, car ce n'était pas Paris qui me déplaisait, mais bien ce grand blêche de Laroche et sa dame, qui me regardait comme une bête sauvage de curiosité. Veillez au grain, sans vous commander. La présente est de Joson Michais, votre matelot, qui a fait au bas sa croix de Dieu, ne sachant pas signer.»

Elle avait six jours de date.

Le papier bleu vergé n'avait que quatre jours.

«Je ne sais pas si je t'ai jamais écrit, petit bêta. Nous partons pour te frotter les oreilles d'importance. Je suis arrivé d'Afrique avant-hier, et je n'entends parler ici que de toi. L'oncle Bélébon m'a demandé si l'on obtenait encore des lettres de cachet, à Paris; je lui ai répondu que non, mais que Louis-Philippe avait rétabli la Bastille. Tu peux faire ton paquet. L'oncle, soutenu par nos deux tantes Kerfily, va te fourrer à la Bastille. Vincent préférerait la guillotine.

»Plaisanterie à part, petit frère, dans quel pétrin t'es-tu noyé? Des Grecs! une dangereuse du Marais! Ça me paraît fantastique. Et tu parles de mariage? Ah çà! tu veux donc que je te casse les deux jambes et la tête! Il y a cent ans qu'on ne s'est marié!

»Je suis colonel, à l'âge de ceux de M. Scribe. J'ai dix ans de moins que le plus jeune de mes collègues. Tu me dois du respect: je suis un enfant prodige. Mon nouveau régiment est à Versailles: je t'aurai sous la main. Nous allons arranger cette affaire-là au galop.

»Nous partons ce soir. C'est une razzia qui se prépare contre toi. Les deux Bélébon veulent te mettre à feu et à sang. N'aie pas trop peur, je suis là, prêt à déserter avec armes et bagages. Je n'ai encore rien dit, parce que je ne comprends pas trop cette histoire, mais si quelqu'un faisait mine de te molester sérieusement, nous verrions bien. Je t'aime et je grille de te voir.

»Ton meilleur ami,
»GÉRARD DE KERVIGNÉ».

Depuis que j'avais l'âge de raison, mon frère Gérard vivait loin de nous. Ce n'était pas un officier à semestres. Il prenait sa carrière au sérieux, en garnison comme en campagne; il menait du même train sa réputation de maréchal de France en herbe et sa renommée d'homme de plaisirs. Je n'exagère point. L'armée le regardait comme promis aux plus hautes destinées. Il était venu à Vannes plusieurs fois quand j'étais au collége; ailleurs, je puis dire que je l'avais à peine entrevu pendant les années de mon adolescence. Je ne le connaissais bien que par cette fameuse miniature où il était représenté, en costume de chef d'escadron, sur la vaste tabatière de ma tante Nougat.

Cela suffisait. Je l'aimais beaucoup et je l'admirais davantage. La différence même de nos caractères et de nos propensions me portait à faire de lui mon héros. Il se mêlait bien un peu de frayeur dans cette affection, à cause de mon évidente infériorité, mais je lui pardonnais cette infériorité. D'un mot, je pense que c'est tout dire.

Cette lettre me le montra tout entier, tel que je l'avais deviné, brusque, étourdi, moqueur, mais bon comme il était brave. Je le vis devant mes yeux qui me regardait en souriant. Cela me consola pour un instant de toutes mes disgrâces. Je me servis de lui comme d'un écran pour ne plus voir les tristesses et les menaces de ma terrible correspondance.

Je suis sujet à cela. La première chose que je cherche dans les moments difficiles, c'est l'écran. A l'abri de l'écran, il y a toujours quelque oreiller où l'on peut endormir une souffrance ou une terreur.

Quel chemin il avait fait! Je me pris à compter ses grades avec complaisance. Quel chemin il allait faire encore! Une fois qu'on a le pied sur ce sommet qu'il avait atteint si jeune, on monte par bonds. Le succès passé engage le succès à venir. Oh! certes, il était l'honneur de la famille, et la famille déjà le regardait d'en bas. Que tous les autres fussent contre moi, peu m'importait, s'il était avec moi.

Et il était avec moi, je m'efforçais à le croire.

Le bon sens essayait bien de me dire qu'il serait avec moi seulement pour m'obtenir une capitulation honorable et qu'il poserait, lui aussi, comme tout le monde, en première ligne, la question d'abandonner Annette. Je ne voulais pas écouter le bon sens. Je faisais ce rêve: mon frère le colonel, défenseur d'Annette! mon frère, ce chevalier! ce preux! ce roi de notre foyer!

Je fus une heure ainsi; puis, comme mes inquiétudes revenaient peu à peu, je voulus relire sa lettre, afin d'y puiser une nouvelle dose d'illusion. Mon regard tomba sur la date: 27 octobre 1842. Nous étions au 31, et sa lettre disait: Nous partons ce soir.

Ils allaient arriver aujourd'hui même. Je consultai ma montre. Ils étaient arrivés.

Ils étaient arrivés depuis plusieurs heures.

Je me levai tout chancelant, et je gagnai comme je pus la place Saint-Sulpice, où je me jetai dans un fiacre.

J'avais le cœur serré par une épouvante nouvelle qui venait de naître en moi. A cette heure, mon refuge de la rue Saint-Sabin devait être déjà violé. Mon adresse était, en définitive, le secret de la comédie. Ma cousine avait fait semblant de le respecter, mais il était impossible qu'elle ignorât ma retraite. J'avais quitté son hôtel pour me réunir aux Laïs; là où étaient les Laïs, je devais être.

Il y avait d'ailleurs ce Laroche qui m'avait rencontré rue Saint-Sabin.

Si ma famille était là-bas! Tout ce détachement qui, selon l'expression de Gérard, venait faire une razzia contre moi! Mon père, mes deux tantes Kerfily, l'oncle Bélébon et son abominable Vincent!

Ces choses vont se perdant à cause des chemins de fer, mais, encore en 1842, les gens de Vannes qui faisaient une expédition sur Paris, arrivaient avec toute la férocité de la conquête. A l'époque de l'Exposition universelle, on vit des provinciaux marchander la carte des restaurants et exiger des diminutions sous menace du commissaire de police. Personne n'ignore l'axiome de Quimper: «A Paris, on peut tout se permettre!»

Ces choses vont se perdant. La prodigieuse solennité de cette phrase: Faire le voyage de Paris, s'est évanouie. Les études de notaires, à Landerneau, ont baissé de cent pour cent depuis qu'on ne signe plus son testament avant de monter en diligence. La capitale cesse d'être un lieu féerique et mystérieux, propice aux mensonges des voyageurs comme l'intérieur de l'Australie ou les sources du Nil. La phrase est toute faite pour exprimer ce nouvel état. La province dit maintenant: Il ne faut pas se faire un monstre de Paris.

Cela signifie: Paris est plus grand que Carpentras, mais c'est tout simple, puisqu'il y a plus de monde. Les maisons n'y sont pas en or. On y trouve peu de Parisiens à cinq pattes. Il faut payer les côtelettes qu'on y mange.

Les théories dénigrantes de l'oncle Bélébon sont mortes du premier coup.

Mortes aussi les appréciations profondes comme celle-ci, qui a rebattu mes oreilles d'enfant: «Les Parisiens sont forts pour donner des billets de spectacle.»

Il n'y a plus, à proprement parler, de Parisiens, parce qu'il n'y a plus de provinciaux. Quand Paris aura dépensé un milliard ou deux pour ressembler un peu à Saint-Pétersbourg les Anglais l'achèteront à 80 % de perte, et il n'y aura plus que les Chinois pour le venir voir, en se promenant, le dimanche.

En 1842, Paris était Paris. La province, qui était la province, y débarquait armée jusqu'aux dents. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête en songeant que mon père, mes deux tantes et les atroces Bélébon avaient, selon toute apparence, envahi la rue Saint-Sabin. Que s'était-il passé? L'imagination avait ici le champ libre. L'hypothèse pouvait s'étaler en long et en large. Aucune horreur n'était en dehors de la vraisemblance.

Les Laïs! Philippe, si fougueux, si terrible même, quand il n'était pas plus doux qu'une jeune fille! le père! cette âme honnête et délicate jusqu'à la souffrance! et Annette, enfin, Annette elle-même, mon amour, ma vie! avaient-ils subi le choc brutal de cette horde? N'avait-on point essayé contre eux quelque stupide avanie?

Mon père était le meilleur et le plus pacifique des hommes, mais le plus faible aussi; et qui ne connaît le pouvoir de l'entourage? Avec ces loups de Bélébon, il était capable de hurler. Et les deux tantes! pauvres excellentes femmes, végétant aux deux pôles opposés de l'absurdité humaine! Il n'était rien que mes deux tantes ne pussent oser à Paris. Et souvenez-vous qu'elles étaient à Paris pour faire justice.

Tout ce monde, c'était une croisade. Toutes ces têtes avaient jeté leurs bonnets par-dessus les moulins.

Je vous le dis: on pouvait tuer M. Laïs par un mot. Annette! Oh! je ne saurais pas exprimer mes craintes à l'égard d'Annette! La seule pensé d'Annette outragée me faisait monter la folie au cerveau.

Et ils étaient capables de cela. Bien plus, cela devait faire nécessairement partie du programme de leur voyage: Il faut se montrer vis-à-vis de ces misérables filles! Ah! ah! la province a bec et ongles!

J'eus du sang dans les yeux, parce que je vis Vincent au milieu de la modeste chambre, arrogant, insolent, grossier, sûr qu'il croyait être d'insulter sans danger. Je ne suis pas poète, mais j'ai des visions qui me passent: Philippe se dressa, secouant ses cheveux comme une crinière de lion. La tête de Vincent rebondit et sonna sur les marches de l'escalier. M. Laïs s'affaissa tout pâle et Annette se jeta aux genoux de mon père, qui balbutiait le nom du procureur du roi.

Le fiacre entrait dans la rue Saint-Sabin, j'ouvris la portière, je pris ma course comme un fou et je franchis le seuil de la pauvre maison. J'étouffais. Je m'arrêtai dans l'escalier pour écouter, mais le bruit des battements de mon cœur m'empêchait d'entendre. Le premier son que je saisis fut un éclat de rire et mes deux genoux se plièrent d'eux-mêmes, tant j'avais besoin de remercier Dieu.

Une voix parlait qui m'était inconnue. Je poussai la porte et je restai comme foudroyé par la joie qui me dilata le cœur. Mon frère Gérard était là, entre M. Laïs et Philippe; chacun d'eux tenait une de ses mains et il mettait en même temps un baiser sur le front rougissant d'Annette.