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Czytaj książkę: «Annette Laïs», strona 14

Czcionka:

XX.
SERIEUSE EXPLICATION

Je respecte la mémoire de M. Laïs comme celle d'un saint, mais je ne prétends pas le donner pour modèle de conduite à suivre dans cette grande affaire de l'introduction d'un gendre à la maison. Bien qu'à Paris nous ne soyons pas des Grecs, une confiance pareille à la sienne serait très souvent mal récompensée. Notre civilisation demande d'autres enquêtes, parce que, pratiquant la sagesse de la maxime antique, elle se connaît elle-même.

Il avait tort, étant données nos mœurs; étant donné l'état de notre société, il avait tort. La meilleure preuve, c'est que j'eus défiance, moi qui participais à peine à ces mœurs; moi qui appartenais si peu à cette société, j'eus défiance. En présence du bon marché inattendu, l'acheteur novice est comme l'acheteur habile: ils ont peur tous deux; c'est l'instinct. Chez nous, l'honnêteté de celui qui vend ne se suppose pas. Pour inspirer confiance, il faut surfaire. Vous connaissez tous ce médecin ignare, mais spirituel, qui gagne de l'or à être bourru. Il reste un charme à la vieillesse d'Aspasie, c'est de battre Périclès.

La joie fait peur, dit un des plus ingénieux écrivains de ce siècle. Ce n'était pas assez dire, tout ce qui est bon fait peur.

Je ne crois pas que j'eusse été capable de supporter une déception. Mon amour a pu pénétrer en moi plus profondément depuis lors et mieux englober tout mon être dans le réseau de ses racines, mais il était né tout entier d'un seul jet. Ma vie se jouait malgré moi sur cette chance unique. Annette était la nécessité de mon existence, je le sentais pleinement. Pendant quelques minutes, je le sentis douloureusement et c'est ce que j'appelle avoir défiance. L'idée ne me vint point de m'arrêter sur la pente où j'étais; j'eus conscience d'être en équilibre entre le bonheur et le malheur, voilà tout, et la présence même du danger n'éveilla point en moi la volonté de reculer.

M. Laïs et Philippe échangèrent quelques paroles. A une question de son père, j'entendis Philippe qui répondait:

«Tout est comme Annette l'a dit, exactement.»

Il commença une promenade de long en large derrière la toile de fond et M. Laïs me fit entrer dans la loge d'Annette.

Tout le monde connaît ce laboratoire qu'on appelle la loge d'une actrice, et vraiment mon livre n'est point écrit pour initier les profanes aux pauvres secrets de l'envers de la comédie. Si je ne m'étais astreint à toutes les rigueurs de la vérité vraie, je sortirais bien vite de ce lieu qui m'irrite et m'offusque. Je n'y ai pas d'air; tout m'y déplaît bien plus violemment encore que je ne veux le dire, car le vice apparent n'est souvent que la forfanterie de la souffrance, et cette pensée retient sur ma lèvre des paroles sévères.

Et n'était-ce point du lieu même que naissait ma défiance? Me serais-je défié ailleurs? Chaque lieu a son parfum moral, son influence, son magnétisme. Le pavé de l'église sue la prière, le logis paternel exhale la tendresse et le respect, l'amour est partout dans ce réduit blanc où dort la bien-aimée. C'est là, oh! c'est là qu'il faut faire parler le cœur.

Mais nous sommes dans les coulisses d'un petit théâtre, à la porte de l'étouffante officine où se fabriquent les longs yeux, les bouches roses, les tempes veinées d'azur, les fleurs du teint, les perles du sourire, pour notre cher tableau d'honneur modeste et sincère, nous avons le clinquant dédoré de ce cadre. Soyons résignés.

«Elle reste en scène une demi-heure, me dit M. Laïs en m'offrant l'une des deux chaises qui composaient le mobilier de la loge. Mon histoire n'est pas bien longue, nous avons le temps. Vous êtes tout jeune, monsieur René. Il me semble que j'étais jeune hier encore. Mes deux enfants vous aiment. La façon dont naît l'affection importe peu, et il est certain que je me suis senti porté pour vous à première vue. Je tiens grand compte de ceci: on ne voit bien les gens que du premier coup. J'aurais souhaité que mon gendre eût quatre ou cinq années de plus, mais nous ne sommes pas de ceux qui choisissent. Pour le cœur seulement, j'ai le droit d'être difficile, car nous sommes trois bons cœurs à la maison. Les deux enfants aiment bien leur père. On n'est pas trop de trois. L'idée de marier Annette m'est venue en même temps que l'idée de mourir.»

J'ouvris la bouche. D'un geste il me pria d'écouter encore.

«Philippe a dû vous dire cela, reprit-il. La séparation sera un grand deuil, car nous vivons les uns par les autres. Philippe sait; Annette ne veut pas croire. Je suis un vieux soldat, mais pour elle j'ai peur de mourir…

«Vous êtes bon, s'interrompit-il en raffermissant sa voix qui s'altérait; je vois cela dans vos yeux. Seulement vous êtes bien jeune. Annette a dix-huit ans. Un an de différence! Je vous manquerai. J'aurais voulu un gendre… C'est peut-être de l'ingratitude envers Dieu qui vous envoie. Elle n'a rien que la bonté de son âme. L'épreuve du théâtre est faite. A Paris, la misère est un gouffre. Je laisse parler ma pensée, monsieur René: quelque chose me dit que je suis pleinement compris par vous.

«Pleinement,» répétai-je d'un accent pénétré.

Il prit ma main et la serra.

«La pauvreté n'est pas encore chez nous, poursuivit-il, et je ne saurais exprimer quelle noblesse relevait dans sa bouche la vulgarité de ces détails. Annette n'a jamais connu la vraie pauvreté. Philippe gagne quelque chose, et tout ce qu'il gagne est pour nous. Mais Philippe a une blessure aussi. Elle n'a pas besoin de se rouvrir, car jamais elle n'a été fermée. Sa blessure, qui est au cœur, lui répond dans la tête. Annette ne peut rester à la seule garde de Philippe.»

Il s'arrêta et demeura pensif un instant, pour reprendre en baissant la voix.

«Est-ce bien sa blessure? Nous avons tous quelque tour singulier dans l'esprit. Quand j'examine ce qu'Annette m'a dit de vous aujourd'hui… Mais nous sommes trois à vous juger. Je ferais serment que vous n'apporterez jamais sous un pauvre toit comme le nôtre ni le chagrin ni la honte.

– Puissé-je y ramener la joie au prix de tout mon bonheur! m'écriai-je.

«La jeunesse a son bon côté!» se dit-il à lui-même.

Il me semble encore que je vois son sourire paternel dans le cadre de ses beaux cheveux blancs.

«Elle a perdu sa mère de bonne heure, poursuivit-il. C'était une enfant faible qu'on pouvait rendre malade en fronçant le sourcil ou en élevant la voix: gaie comme un oiseau chanteur au printemps, et si belle dans ses rieuses allégresses! mais une sensitive! Nous ne savions pas la contrarier, elle a toujours été notre reine; ses désirs devenaient nos caprices. Elle nous payait en baisers. Ah! vous verrez quelle douce chose c'est de lui obéir! J'en voulais arriver à ceci; elle aime, elle nous l'a dit, parce qu'elle ne nous cache jamais rien; elle nous a demandé celui qu'elle aime, parce que jamais nous ne lui avons rien refusé.»

J'écoutais les yeux humides. «Vous verrez quelle douce chose c'est de lui obéir!» Philippe m'avait déjà donné son consentement; n'était-ce pas là celui de M. Laïs.

«Le temps passe, reprit-il avec un brusque soupir, comme s'il eût chassé de force un vol de pensées pénibles. Je ne vous ai rien dit encore de ce qu'il vous faut savoir. Ecoutez-moi et ne m'interrompez pas, afin que tout soit fini, quand Annette va revenir.»

Je n'avais pas à l'interrompre. Il me dit la courte histoire que j'ai déjà racontée, depuis son premier départ de Corfou, jusqu'à l'entrée d'Annette au théâtre. J'attendais, je dois le dire, un mot, une allusion au moins, ayant trait aux tentatives de mon cousin de Kervigné, mais ce nom ne fut point prononcé.

«Annette, dit-il seulement en terminant, a été fort malade au commencement du mois dernier. Nous avons été mécontents du médecin qui l'a soignée, et peut-être l'avons-nous trop vite privée de ses conseils. Physiquement, le théâtre la fatigue; au moral, elle est comme le diamant, dont rien ne peut ternir le pur éclat. Nous sommes des étrangers, mon jeune ami, j'ai dû vous faire connaître notre vie, notre origine, nos croyances. Annette n'a pas de dot pour le présent, dans l'avenir elle n'attend rien. Vous n'avez point à me répondre. La nuit porte conseil; vous viendrez me voir demain.»

Il se leva. On entendait la tempête d'applaudissements qui annonçait la sortie d'Annette.

«La première fois, murmura-t-il, ce bruit m'a fait battre le cœur. Maintenant il m'attriste.

– Ce bruit m'a toujours attristé,» répliquai-je.

Il mit la main sur mon épaule, et me dit:

«Vous avez le cœur haut. Cherchez bien en vous-même: s'il se pouvait que vous eussiez un regret…

– Vous l'avez dit, l'interrompis-je; rien n'altère le diamant.

Son noble front s'éclaira si visiblement, que ce fut comme une lueur qui l'eût frappé à l'improviste.

«J'ai confiance! prononça-t-il avec force.

– Ce Laroche est revenu! s'écria Annette en foulant aux pieds un énorme bouquet de roses. Il m'a jeté ces fleurs.»

M. Laïs pâlit et je sentis que j'avais le visage en feu.

«Allons, père, reprit Annette, j'ai les deux entr'actes et tout ce tableau pour retourner M. René comme un gant. Laissez-moi faire. Dans une demi-heure, je vous dirai au juste si nous sommes des sages ou des fous.

Le vieillard me tendit la main avec quelque embarras, ajoutant:

«Elle a désiré cela. Elle dit que nous sommes trop bons et qu'elle sera bien plus sévère que nous. Je n'ai pas besoin de vous faire souvenir que vous lui devez l'exacte vérité.»

La surprise me réduisit au silence. Je cherchais encore ma réponse que déjà la porte était fermée sur Annette et sur moi Nous étions seuls.

«J'appellerai l'habilleuse, avait-elle dit au moment où son père sortait. Je ne suis pas du tableau. Que personne ne nous dérange.»

Elle avait, en parlant ainsi, un petit air d'importance qui me fit frissonner. J'étais troublé jusqu'à la détresse, et, certes, je ne songeais guère à parler d'amour. Je me disais: Elle est la raison, elle est le bon sens de cette famille. L'examen que les autres n'ont su faire, je vais le subir ici. Et par combien de points ne suis-je pas vulnérable! Ma minorité, la dépendance où je suis vis-à-vis de mes parents, la tutelle de cet odieux cousin de Kervigné, pas de bien venu, pas d'état! L'idée d'épouser une jeune fille sans fortune et d'entrer chez ces bonnes gens en qualité de protecteur me sembla en ce moment si impossible et si absurde, que je restai comme écrasé. Philippe, au moins, avait ses découpures; à moins de pêcher des congres, et la rivière de Seine n'est pas favorable à cette industrie, moi, je ne savais rien faire de mes dix doigts.

Annette jeta sur son costume de papillon son petit châle-mantelet de soie noire. Gavarni a crayonné souvent cette tenue de l'actrice qui attend son tour de reparaître en scène. Les croquis de celui-là gardent la grâce dans leur gaieté et n'enlaidissent pas la nature, au contraire. Cependant, même chez Gavarni, cette opposition a quelque chose de si franchement burlesque qu'elle ferait fuir le rêve d'amour le plus entêté. C'est ici la prose professionnelle; l'actrice, ainsi fagotée, porte sa petite tenue comme le superbe carabinier qui coiffe un bonnet de coton au lieu de son casque, et chausse, à la place de ses bottes, de gros sabots pleins de paille. Le parfum de l'illusion s'enfuit, chassé par l'odeur du métier qui empeste.

Hélas! oui, tout cela est la vérité même. Il n'y avait rien autour de nous qui ne fût contre Annette, et j'essayai lâchement d'élever entre elle et moi cette prose ignominieuse comme un rempart. J'étais précisément fait pour user de cet avantage mieux qu'un autre, car je hais, oui, je hais le théâtre jusque dans ses splendeurs.

Or, jugez: j'avais ici pour moi le côté caricatural du théâtre, et de quel théâtre! Ce trou semblait fait tout exprès pour rencontrer le ridicule en drogue amère et capable d'empoisonner la passion même.

Je le crus, tant j'avais peur de ma misère. Je l'espérai, tant j'étais furieusement l'ennemi d'Annette perdue pour moi.

Elle s'assit sur la chaise où naguère était M. Laïs. La petite lampe posée sur la table de toilette l'éclairait par derrière et jouait dans les masses admirablement soyeuses de ses cheveux. Je voyais ressortir en lumière le profil de sa joue et le pur contour de son cou, tandis que ses yeux, demi-perdus dans l'ombre, rayonnaient la douce lueur de ses prunelles. Où était la mascarade? Par où s'épanouissait le ridicule du costume? Il n'y avait là qu'une chère jeune fille à la pose digne et à la fois familière, une enfant gracieuse et modeste, un délice de candeur et de noblesse: la plus jolie, la plus belle, la plus suave des vierges.

C'est à peine si mes projets de révolte eurent le temps de naître.

Annette me fit signe de prendre place. J'obéis. J'attendais sa première question avec une véritable angoisse.

«Je ne sais pas par où commencer, me dit-elle enfin. Il faut être franc avec moi, monsieur René. Est-ce que vous me trouvez du talent?

– Mademoiselle…balbutiai-je littéralement abasourdi.

– Non, n'est-ce pas? m'interrompit-elle. Ni moi non plus. Ce n'est pas du tout de cela que je voulais vous parler. J'avais bien des choses à vous dire. Attendez!»

Son doigt mignon toucha son front entre ses deux yeux. Je ne crois pas l'avoir vue si jolie.

«Nous y voilà! s'écria-t-elle. Vous étiez déjà venu auparavant?

– Auparavant?.. répétai-je, car mon cerveau était plein d'imbécile engourdissement.

– Oui, fit-elle avec douceur et comme un juge clément qui ne veut pas brusquer son accusé, avant le premier soir où vous prîtes une stalle d'orchestre.

– En effet, répondis-je.

– Quel jour?

– Il doit y avoir un mois.

– Le jour où je tombai?

– Précisément, mademoiselle.

– Me vîtes-vous tomber?

– Non, j'étais tombé avant vous.

– Vous étiez bien pâle… Dans la loge de côté, n'est-ce pas, à droite?

– Oui.

– Avec une vieille dame très-élégante?»

Les vingt-huit ans passés d'Aurélie.

«Oui, répondis-je encore.

– C'est votre mère cette dame?

– Non, c'est ma tante.

– Tant mieux.»

Il y eut un instant de silence, puis elle me dit gravement:

«Voilà ce que je voulais savoir.

– Et encore, pourtant, reprit-elle, comment aimez-vous votre mère?

– Comme il me semble que j'aimerais votre père! répliquai-je.

– Mon pauvre bon père! murmura-t-elle pendant que ses yeux charmants se mouillaient. Vous ne le quitterez jamais, n'est-ce pas?

– Jamais! j'épouse aussi votre famille.»

Elle me tendit la main. Je n'eus pas l'idée de la porter à mes lèvres. Nos deux mains étaient glacées. J'ignore pourquoi nous ne nous disions rien de ce que nous sentions. A nous écouter, à nous voir même, personne n'eût deviné la passion qui nous entraînait l'un vers l'autre. Annette avait l'air d'être satisfaite du résultat de son interrogatoire frivole. Je lui ai demandé bien souvent depuis ce qu'elle sentait et quelle était la signification de sa conduite. Elle m'a répondu: Je t'aimais.

Et pourtant cette première entrevue restait glaciale comme nos mains. Il semblait que nous n'eussions à faire aucun échange de pensées. Il m'est arrivé de croire que l'échange était opéré déjà et que cet étrange amour vivait en nous de lui-même. Il en fut longtemps ainsi. Pendant des semaines, notre bonheur fut sans voix. Je ne saurais mieux peindre la physionomie de nos premiers entretiens qu'en les comparant au calme plat d'un ménage où perce le bout d'oreille de l'ennui qui va grandir. C'était l'apparence, mais comme l'apparence mentait! Nous étions un ménage, en effet, par l'accord de volontés, par l'incroyable identité de nos désirs. Mais comment la fatigue aurait-elle pu naître? Notre bonheur n'était qu'un bouton, lent à s'épanouir. A nous deux, nous n'avions qu'un cœur qui ne savait pas encore se parler à lui-même.

Ce fut moi qui rompis le silence. J'avais cette double conscience de subir un examen mystérieux qui suffisait à ma belle Annette et d'en sortir vainqueur, mais ce n'était pas là l'examen demandé par M. Laïs et il fallait y arriver.

«Je dois vous dire, mademoiselle, commençai-je en faisant un effort capable de soulever une montagne, que j'ai trompé votre frère…

– Vous! m'interrompit-elle d'un accent incrédule.

– J'ai une excuse. Vous devez tous détester le nom que je porte.»

Son regard curieux se releva sur moi.

«René n'est pas votre vrai nom? murmura-t-elle.

– Si fait, mon nom de baptême.

– Ah! vous êtes noble, n'est-ce pas?

Cette question fut faite avec vivacité.

«Nous aussi, poursuivit-elle sans attendre ma réponse, nous avons été nobles, riches et même puissants.»

Puis souriant, comme pour railler elle-même cette bouffée de son orgueil d'enfant, elle ajouta:

«Tout cela est bien loin de nous. Quel est votre nom de famille, monsieur René? Mon père et mon frère ne détestent personne, sinon les oppresseurs de notre pays, là-bas. Vous êtes Français; la France a fait de son mieux pour la Grèce.

– Je m'appelle René de Kervigné.»

En laissant tomber ce nom, j'eus un frémissement par tout le corps, et je pris malgré moi le ton qui convient quand on fait un aveu terrible. Je regardai Annette du coin de l'œil, je ne vis point son visage changer.

«Eh bien? me dit-elle.»

Je restai stupéfait.

«Je croyais… balbutiai-je.

– Qu'est-ce que vous croyiez? m'interrompit-elle avec pétulance.

– On m'avait dit que M. Laïs avait chassé de chez lui, tout récemment…

– Deux personnes, c'est vrai: M. Laroche et le docteur Josaphat, mais je n'ai jamais entendu prononcer ce nom de Kervigné… A moins, se reprit-elle, à moins…

Elle s'interrompit en un éclat de rire et ajouta:

«A moins que ce ne soit le vieux bonhomme qui se mettait dans la baignoire d'avant scène, à gauche. Mais qu'est-ce qu'ils veulent donc? le père avait envie de battre M. Laroche et je crois qu'il a battu tout à fait le docteur Josaphat. Mais le docteur Josaphat avait glissé une lettre sous mon oreiller. Ils sont fous! Moi, cela m'est bien égal que vous vous appeliez René de Kervigné. Je ne vous ai rien dit de ce que j'avais à vous dire, et vous?

– Oh! moi… commençai-je impétueusement.

– Vous, je sais tout ce que vous pensez. D'ailleurs il est trop tard. Laissez-moi, et appelez l'habilleuse.

Son sein battait. Dieu sait mon éloquence n'y était pour rien. Moi, j'étais ému jusqu'au tremblement, et j'aurais cherché en vain dans ses paroles le motif de ce trouble excessif. Nous n'avions rien dit de ce que nous avions à dire.

Nos regards eux-mêmes, il faut ajouter cela, étaient restés muets. A quoi servent donc les paroles et les regards, puisque nul pouvoir humain n'eût été capable désormais de séparer nos cœurs?

XXI.
FIANÇAILLES

En sortant du théâtre, j'évitai à dessein M. Laïs et Philippe. Il était plus de minuit quand je regagnai l'hôtel. Le déjeuner du lendemain, comme on le pense, fut un peu orageux, bien que le président et sa femme ne connussent point encore l'emploi que j'avais donné à mes heures de bureau. Le président me dit qu'il avait écrit à mon père tout exprès pour l'informer de ce fait que j'avais enfin pris la résolution d'aller régulièrement au ministère. Ceci était une menace pour l'avenir et impliquait la condamnation du passé. Petite maman, opposition systématique et vivante à tous actes de son seigneur et maître, annonça qu'elle allait écrire à ma mère pour lui dire de moi tout le bien possible, mais quand le président eut quitté la table après son frugal repas, petite maman fit semblant de pleurer et j'eus une scène. Il fallait qu'elle fût tombée sur un mauvais cœur! Je lui arrachais les dernières illusions de sa jeunesse! Je n'y mettais pas même les formes! Je l'abandonnais brutalement! insolemment! J'étais ingrat comme peuvent l'être les cochers de fiacre! La baronne était venue et lui avait dit: On ne voit déjà plus le cousin! La vicomtesse était venue et lui avait dit: J'avais pronostiqué cela sans être sorcière! Une substitute enfin, hélas! oui, une substitute qui n'avait point passé vingt-huit ans, était venue et avait dit: C'est bien grave ici pour un garçon de son âge!

«Etais-je donc grave avec toi, René? Quel âge croient-elles donc me donner? Leurs calomnies ne peuvent pas faire que j'aie vingt-quatre heures de plus? Te faut-il des plaisirs? Mais je ne demande pas mieux! Nous irons tous les soirs au spectacle. Cet hiver, en domino, je peux très bien risquer le bal de l'Opéra. Et cet atroce Josaphat est venu aussi! Et sais-tu ce qu'il m'a dit? Il m'a dit: Quand on n'a pas soin de leur attacher un fil à la patte… Mais c'est un homme, lui, au moins! J'avais payé quelqu'un pour arracher les yeux de la substitute! Qu'as-tu fait hier au soir?

– J'ai dîné avec des camarades de bureau,» répondis-je.

Je n'ai pas remords de ce mensonge. C'était de la bonté d'âme.

«Déjà! s'écria-t-elle. Du premier coup! Ces ministères sont de mauvais lieux! Et crois-tu que ton excellente mère t'ait envoyé à Paris pour de pareilles orgies! On s'échauffe la tête, on perd sa santé. Y avait-il des femmes?

– Nous étions entre hommes.

– Voilà qu'il apprend à mentir! s'écria Aurélie. Mettez les jeunes gens aux ministères! Et sais-tu ce que sont ces femmes qui vont avec les jeunes gens des ministères? Je vais écrire à Vannes. Ta maman était pour moi une sœur aînée, presque une mère: Je vais tout lui raconter, c'est mon devoir! Y en avait-il de jolies?

– Mais, petite maman… voulus-je dire.

– Certes, certes! tu vas soutenir ton mensonge! Vous êtes Normands doubles en Bretagne! Ah! c'est la dernière fois! Ah! je ne m'y laisserai plus prendre! Ah! chevalier, vous m'avez fait aussi par trop de mal!»

Eh bien! vrai, ce n'était pas ma faute, car j'avais un fond de sincère affection pour ma cousine, qui n'était pas sans le mériter à de certains égards. Elle avait été bonne pour moi, en définitive; j'ajoute tout de suite qu'elle fut bonne pour moi dans la suite et jusqu'au bout. Ses ridicules, auxquels on pourrait appliquer un nom plus sévère, ne m'éloignaient point d'elle. Je lui pardonnais toutes ses anciennes faiblesses, en faveur de sa faiblesse actuelle dont j'étais le trop heureux objet. Je ne peux pas dire que je prisse fort au sérieux ses plaintes tragi-comiques, mais j'éprouvais le besoin de la consoler, à travers l'égoïsme même de ma préoccupation amoureuse.

Elle but son café trop chaud et m'en fit le reproche. J'étais cause, ce matin, de tous les malheurs.

«Encore, s'écria-t-elle tout à coup, monstre de bambin, si tu ne m'avais pas affichée vis-à-vis de toutes ces dames!»

Ici, je méritai mon pardon d'un seul coup: j'eus la force de comprimer le violent éclat de rire qui chatouillait tous les muscles de ma face.

«Je vais être la fable de tout notre petit cercle,» reprit-elle en versant une jolie dose d'eau-de-vie dans sa tasse.

Jusqu'à ce jour, elle n'avait même pas regardé l'eau-de-vie. Ses vaisseaux étaient brûlés. Outre ses vingt-huit ans, elle avait passé le Rubicon!

«Est-ce toi qui vas payer les verres cassés?» reprit-elle brusquement.

Le ciel sait bien que je n'avais cassé aucun verre.

Elle but son gloria d'un seul trait, car en touchant les lèvres d'une fille des croisés, ce vulgaire mélange ne pouvait devenir ambroisie.

Puis elle me regarda d'un air de défi et son œil prit une expression mauvaise, pour le coup.

«Là-bas, à Vannes, murmura-t-elle entre ses dents serrées, ils t'auront dit que j'avais quarante ans.»

Je protestai encore.

«Quarante ans! reprit-elle avec une amertume profonde. Madame Aurélie de Kervigné! La province est un tonneau où grouillent des vipères! Quarante ans! C'est absurde! Si on ne t'avait pas dit cela, je t'aurais tourné la tête! Voyons! la main sur la conscience, quel âge me donnes-tu?

– L'âge d'une femme charmante…

– Serpent! tu as fait une connaissance

Je maintiens ce mot qui, comme le gloria, franchit des seuils illustres.

Je dus rougir. Elle saisit ma chaise d'un bras vigoureux et la rapprocha de la sienne.

«Elles seraient trop contentes! s'écria-t-elle impétueusement. Si tu savais comme elles étaient jalouses! Ah! chevalier! chevalier!.. Je mettrais le feu à Vannes, vois-tu!

«Ce n'est pas que je sois à court, au moins? s'interrompit-elle ici en se redressant avec fierté. Tu as vu Sauvagel? C'est un garçon comme il faut et qui se tient bien. Mais tu leur avais plu à toutes: c'était un succès. Sauvagel est un peu nigaud et ses parents sont des bourgeois. Allons! je t'ennuie, petit. Embrasse-moi et n'en parlons plus.»

J'obéis de bon cœur, et le traité de paix fut signé aux conditions suivantes:

Article premier: comme j'avais affiché ma cousine, je m'engageai loyalement à ne rien faire qui pût modifier l'opinion de son cercle au sujet de nos prétendues relations; au contraire, je promis d'être amoureux devant ces dames et de désoler Sauvagel.

Article deux: franchise entière, récit complet de mes orgies avec les amis du ministère, description authentique des femmes, procès-verbaux de mes amours.

Article trois: pas d'attache! pas de passion sérieuse! voltige habituelle de fleur en fleur comme il convient à don Juan qui a l'honneur d'appartenir à la fois à la noblesse historique et à la jeune administration.

Je commençai tout de suite, et je lui fis un conte à dormir debout qui la divertit outre mesure.

«T'es-tu grisé? me demanda-t-elle.

– Un peu. Gaieté d'officier.

– Ah! il les sait déjà toutes! Je voudrais te voir gris.

– J'aurais honte, ma cousine.

– Il y aurait de quoi, chevalier. Jurez-vous, quand vous êtes gris?

– Comme un Polonais.

– Et les demoiselles?

– Comme des anges!

– Est-ce que tu ne pourrais pas me faire voir cela? dans un petit coin, par un trou de serrure?

– Nous chercherons le moyen.

– Tout est pour elles? conclut-elle en soupirant. Et cela nous jalouse! As-tu rendez-vous aujourd'hui?

– Certes.

– J'ai bien envie de te nouer un fil à la patte, comme dit le docteur.

– Ah! ma cousine!

– Si j'avais été homme!..

Ce ne fut pas un soupir qui acheva sa phrase, ce fut un ouragan.

Ah! qu'eût-elle fait, dieux immortels!

La matinée était bonne; tout se trouvait ainsi arrangé pour le mieux. A deux heures, je partis pour mon bureau de la rue Saint-Sabin.

En route, je me demandais ce qu'aurait dit ma cousine, si je lui avais raconté au vrai mon entrevue avec Annette.

Pauvre cher entretien dont le souvenir gardait mon cœur sous le charme et, en même temps, remplissait mon esprit d'étonnement. Se pouvait-il que nous ne nous fussions rien dit? Rien absolument. Tout cet amour qui débordait en moi, se pouvait-il que je n'en eusse point versé une seule goutte?

Et se pouvait-il cependant qu'il y eût dans mon âme l'impression nette et profonde d'aveux échangés, la saveur de toute une scène de passion, l'empreinte et la chère fatigue d'une adorable lutte d'amour.

Se pouvait-il? Cela se peut-il, en effet? Je n'ai vu rien de pareil en aucun livre, même dans ceux de ma tante Kerfily Bel-Œil.

Cela est, nous avions tout dit, je ne sais comment, sans même employer l'éloquent langage du silence. Je sentais qu'elle n'ignorait plus rien de moi, et je savais tout d'elle.

Mais que de choses pourtant j'avais encore à dire! surtout que de choses à entendre! Quand je n'étais pas auprès d'elle, j'avais un impérieux besoin de lui parler. Je lui parlais tout seul. Je l'échauffais et je me brûlais. Il me semblait que mon cœur s'épandait hors de ma poitrine et se faisait parole pour entrer dans le sien.

Je n'étais pas sans inquiétude. La veille au soir, j'avais laissé volontairement les choses en suspens. Annette était en quelque sorte chargée de soumettre à son père le résultat de l'examen subi par moi. En me reportant à cet examen, je ne pouvais certes pas être tranquille.

De mes déclarations, un seul fait positif ressortait: à savoir, que j'avais nom René tout court.

En dehors de ce fait qui n'était pas à mon crédit, il y avait le malheur du nom lui-même.

Plus j'approchais de la rue Saint-Sabin, où mon sort allait se décider, plus mon trouble augmentait. Il était au-dessous cependant, beaucoup au-dessous de ce qu'il aurait dû être, car en consultant les lois de la sagesse mondaine, je n'avais aucune chance de réussir. Bien plus, et suivant les mêmes lois, ma réussite même devrait constituer un cas d'accusation grave contre la famille capable d'accueillir un jeune homme dans ma situation. Cette dernière phase de la question m'échappait; quant à l'autre, j'avais conscience du pouvoir absolu d'Annette et j'étais sûr qu'Annette m'appartenait.

Je trouvai M. Laïs seul, et je pense qu'il avait éloigné ses enfants à dessein, parce qu'il comptait être très sévère. Il était pâle comme un malade qui a passé une nuit sans sommeil. Son regard morne et fatigué annonçait la souffrance. Involontairement, douloureusement aussi, je songeai à cette attente où il était de sa fin prochaine. J'avais traité jusqu'alors ses pressentiments avec légèreté. Je fus converti aujourd'hui d'un seul regard.

M. Laïs me sembla condamné.

Il ne me tendit pas la main.

«Monsieur de Kervigné, me dit-il avec une froide douceur, le fils peut ne point ressembler à son père, il ne m'étonne point que vous nous ayez caché un nom devant lequel la porte de notre maison se serait fermée d'elle-même. Ce qui m'étonne et ce qui m'indignerait si votre âge ne plaidait pour vous, c'est que vous ayez osé renouveler la tentative de votre père.»

Je n'étais pas bien habile, mais pourtant je compris tout de suite l'avantage que me donnait sur lui son erreur. Aussi ne l'interrompis-je point.

«Comme vous pouvez le penser, reprit-il, voyant que je gardais le silence, toute explication est désormais inutile.

– Permettez-moi de croire le contraire, monsieur, répliquai-je cette fois avec fermeté. Mon père est un loyal gentilhomme, qui a passé comme vous une vie déjà longue à se faire aimer et respecter dans une sphère modeste. Je ne suis pas le fils de M. le président de Kervigné.

– Ah!..» fit M. Laïs dont le front se dérida.

Car nous étions tous complices, et il ne demandait qu'à pardonner.

«Je ne juge pas mon cousin le président, poursuivis-je. Si j'avais ma femme à défendre, je saurais ce que je dois faire pour repousser des tentatives semblables à la sienne. Je suis son obligé jusqu'à ce jour, et Annette Laïs me semble tellement au-dessus de ces petites hontes que je ne garde même pas de rancune à celui qui l'a méconnue. J'établis seulement ce fait, que je suis le fils d'un honnête homme et d'une vertueuse femme.

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Data wydania na Litres:
28 września 2017
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