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Czytaj książkę: «Annette Laïs», strona 10

Czcionka:

XV.
VOIES ET MOYENS

En disant à ma cousine: «Je suis ambitieux,» je n'avais pas menti tout à fait. Mon amour avait fait naître en moi la pensée de parvenir; j'étais ambitieux pour Annette. Dans les huit jours qui venaient de s'écouler, j'avais bâti une foule de beaux châteaux; je devais me pousser à la fois par le travail et par le monde. En attendant, je cultivais le monde à l'orchestre du théâtre Beaumarchais et le long des grilles du Jardin des plantes, et quant au travail, depuis mon lever jusqu'au dîner, je servais de Sigisbé à ma cousine. Le ministère n'avait pas grand besoin de moi: il ne se plaignait point; l'Ecole de droit ne connaissait pas ma figure.

Allant toujours de ce train, je devais mettre du temps à faire ma route.

Ma cousine ne se doutait pas du tout de mes trahisons. Le docteur ne mettait plus les pieds au théâtre. Le président et son Laroche avaient été si rudement évincés qu'ils ne se montraient plus. Depuis que j'avais ma stalle, je n'avais pas signalé à l'horizon une seule figure suspecte. Je ne voyais aucune raison de penser que la tempête soudaine pût succéder à ce calme.

Je n'avais pas même besoin de mentir dans mes entretiens avec la présidente. Vous lui eussiez mis le pistolet sous la gorge sans lui faire avouer cela, mais il est certain qu'elle n'aimait point à parler des salons où j'étais reçu sans elle. Ces salons, dont elle se moquait amèrement, étaient pour elle la patrie qu'on regrette dans l'exil, et, quoi qu'elle pût dire, elle n'était pas une exilée politique.

D'ailleurs, il lui plaisait bien mieux de continuer mon éducation. Elle y mettait tous ses soins, et il ne tint pas à elle que mes absences de l'Ecole de droit ne me fussent hautement profitables. Entre elle et moi, les choses marchaient bon pas; elle était très-franchement de mon parti contre Laroche, qui boudait de puissance à puissance, appuyé qu'il était sur M. Kervigné. Celui-ci, toujours grave, poli et froidement bienveillant, n'avait point changé son train de vie; il ne dînait jamais à la maison. Comme le théâtre Beaumarchais lui faussait compagnie, il est à croire qu'il faisait valoir ses actions des Délassements-Comiques.

En théorie, nous étions fort avancés, ma cousine et moi. Il était accepté de part et d'autre qu'un jeune homme de mon âge devait avoir une maîtresse. Paris n'est pas le Morbihan. Ma cousine comprenait admirablement ces choses-là. Restait le choix à faire. Ma cousine me donnait de bien bons conseils. Des grisettes, il n'était pas mention; des lorettes, sauf le respect qu'on se doit entre auteur et lecteurs, fi donc! Nous ne parlions jamais que du monde.

«A l'âge du président, me disait Aurélie, on prend où l'on trouve, mais ce n'est pas ici le cas. Vous, chevalier, vous pouvez choisir autour de vous. Et qui vas-tu choisir?» s'interrompait-elle avec son sourire osanore.

Moi, je soupirais. Ma journée n'était qu'un temps d'épreuve qui me servait à gagner les enchantements de ma soirée.

Un matin, je crois que c'était le dernier jour de ma semaine d'amour, elle s'y prit de cette façon pour mettre les points sur les i.

«Une jeune personne compromet, une veuve engage, une femme mariée… dame! quand on a des principes, tu m'entends bien, c'est d'un grave! A moins qu'il n'y ait de ces circonstances… Je ne parle pas même de la disproportion des âges. Il faut, à mon sens, que le mari, par sa conduite, ou plutôt par son inconduite habituelle et notoire, comme M. de Kervigné, par exemple, je peux malheureusement le citer… Alors une pauvre femme qui souffre en silence et noblement… Encore, je ne parle pas d'une trop jeune femme, qui est une responsabilité… et assujettissante, exigeante, capricieuse, inconsidérée, enfin un inconvénient! C'est dans tous les vaudevilles. Mais une femme de vingt-cinq à trente ans, qui a pris son parti, tout à fait irréprochable, d'ailleurs, jolie fortune, et le mari dans une position honorable, pas d'enfants, ou bien des enfants assez grands pour ne pas se jeter dans vos jambes; un polisson à Juilly, une minette au Sacré-Cœur: cela ne compte pas, puisqu'on ne les voit jamais. De l'acquit, de l'esprit, de l'élégance, de la beauté. Ah! mon gaillard! comme cela vous pose un jeune homme, à Paris! Et si quelque chose transpire jusqu'à Vannes, la mère sourit, le papa se frotte les mains. A la bonne heure! En cherchant bien, vois-tu, René, tu trouverais cela pas bien loin de toi. Et ta châtelaine te mettrait dans du coton! et tu serais un heureux petit coquin de page!»

En achevant ce discours, Aurélie baissa les yeux. Peut-être même qu'elle espéra rougir, mais cela ne vint pas. Je baisai le bout de ses doigts en poussant un soupir de bœuf qu'on égorge. Ce n'était pas de la comédie. Ce matin, par hasard, le jour était clair comme son éloquence, et un furtif rayon de soleil ajoutait quinze mortelles années à ses vingt-huit ans passés.

Je rétablis ici un détail. Vous me pardonnerez de l'avoir omis: je n'avais vu ni Marguerite ni Edouard; jamais on ne parlait d'Edouard ni de Marguerite. Aurélie avait deux enfants: un rhétoricien à Juilly, une grande demoiselle au Sacré-Cœur, juste le polisson et la minette.

C'était un bombardement, et petite maman devait croire à ma capitulation prochaine; mais, grâce à la tranquille insouciance qui me venait de ma bonne mère, dès que j'avais franchi le seuil de l'hôtel, je ne pensais absolument plus à cela. J'oubliais ma cousine avec la même facilité que l'école ou mon bureau du ministère, je sautais en voiture, je me faisais conduire à mon théâtre, et j'étais heureux.

Cette première question que je m'adressai à moi-même après huit jours d'enfantine béatitude, me jeta dans un trouble soudain. Quand il m'arrive de réfléchir sous le coup d'une impression un peu forte, la lenteur de mon esprit disparaît. Aussitôt que je me fus enquis en moi de ce que je voulais, aussitôt que ma conscience eut répondu loyalement et distinctement, les idées m'assaillirent en foule. Je ne songeai pas seulement au moyen de réaliser mon désir ardent et profond, j'eus aussi comme une intuition des difficultés de l'avenir. Annette était désormais ma femme, voilà le point acquis; j'affirme qu'il ne me vint même pas à la pensée de la posséder autrement. Annette étant ma femme, je lui devais un toit, une existence et cette portion matérielle du bonheur qu'on achète. Où était mon toit? Mes ressources? où étaient-elles?

«J'aurai ma dot,» pensai-je.

Mais cette proposition n'était pas entièrement affirmative. Je sentis dès l'abord qu'il y avait là des difficultés majeures, et je résolus d'y revenir en un conseil spécial que je tiendrais avec moi-même. A vue de pays, le plus sage était toujours de travailler pour me créer une position indépendante. Cet article préliminaire fut consenti à l'unanimité.

Restait la route à suivre pour obtenir la main d'Annette: j'allais droit au but. J'entrai dans cet ordre d'idées, avec un incomparable élan. Devant le premier effort de mon intelligence, nul obstacle ne se présenta. Je vis le chemin ouvert, tout aisé, et le but au bout. Je tressaillis d'aise, et les rares passants du pont d'Austerlitz où j'étais, durent s'étonner de voir un jeune monsieur en habit noir et cravate blanche gesticuler comme un fou sur le trottoir. Je passai le pont tout joyeux; je me promenai le long du quai; j'étais ivre de joie au bout d'une demi-heure.

La seconde demi-heure me calma cependant; mon pas se ralentit à la troisième. Quand dix heures sonnèrent au clocher de la Salpétrière, j'étais assis sur une borne, au coin du marché aux vins, et j'avais la crête basse comme un coq battu.

Comment faire pour suivre ce chemin tout droit? Marcher. Comment marcher? Je n'avais plus de jambes; et mes pauvres yeux voyaient le but se perdre dans le lointain de la route allongée. Partout des obstacles désormais! Il fallait aborder le père. Aborde-t-on un père pour lui dire: «Bonsoir; vous ne me connaissez pas; donnez-moi la main de votre fille.»

C'est absurde. Il y a des situations qui sont le fond d'un puits.

Un puits sans fond, plutôt! Se peut-il qu'on ne puisse aborder le père d'une actrice du théâtre Beaumarchais? Je me creusais la tête lamentablement. Je trouvais des choses superbes à lui dire, en quantité, à condition que j'eusse occasion de l'entretenir. Mais l'occasion!

Que diable! je n'étais pas le premier venu, le chevalier René de Kervigné!..

Vous ne sauriez croire comme ce nom me serrait le cœur. M. Laïs connaissait ce nom. M. Laïs avait chassé de chez lui un homme de ce nom qui s'était présenté sous le masque de la bienfaisance.

Oh! ne croyez pas que ce fût ici un obstacle puéril! Au moment même où je m'étais posé la question brave et nette, l'enfantillage avait disparu. J'étais en présence d'une muraille qui n'avait point de porte.

Ecrire? c'est l'expédient qui se présente. Ecrire quoi? ce que j'aurais dit. Une lettre vaut encore moins que la parole.

Ecrire à qui? au père? Sa défiance légitime était éveillée. On va à la signature. Ce nom! ce misérable nom! Je voyais ma lettre froissée et déchirée avec mépris.

Ecrire à Annette? Ecoutez! Je sentais du feu dans mes veines à cette pensée. Dire ma passion! épancher mon âme! il y a là un attrait irrésistible. J'y résistai. J'étais prudent à force d'amour.

Et je revenais au père; je ne voulais que le père. Ah! si Annette avait eu sa mère!

Je n'eusse pas osé davantage, mais je me disais:

«Avec une mère, j'aurais du courage!»

Un terrible homme que ce père, avec sa belle figure et ses cheveux blancs! «Qui êtes-vous?» Je l'entendais m'interroger ainsi distinctement. Je songeai à prendre le nom de ma mère.

Je songeai à bien d'autres choses. Pendant plus d'une heure, je me creusai la tête pour lui fournir des preuves de mon honnêteté. Je remuai des idées qui m'arrachèrent à moi-même un sourire. Je me surpris discutant avec ma cousine et la forçant de témoigner que je ne ressemblais pas au président.

Un peu plus loin, je m'écriais:

«Pourquoi lui dire mon nom? Qu'importe un nom? Je vivrai près de lui, je lui montrerai peu à peu le fond de mon cœur. Le moindre prétexte suffit pour entamer une conversation entre hommes? Si nous étions dans les bois, je lui demanderais ma route. Il doit avoir une occupation, je la connaîtrai; des habitudes, je les saurai. J'irai dans son quartier, dans sa maison, j'y louerai une chambre; je lui rendrai un service; je le sauverai d'un danger.»

Je trouvais tout cela, oui! Mon esprit ingénieux me fournissait tous ces expédients. J'aurais dû m'agenouiller devant les fécondités de mon cerveau, eh bien! non. Je battais à grands coups de poing mon pauvre front que la sueur mouillait; je m'accablais d'injures.

Voilà ce que c'est que de n'avoir rien lu! Ce n'est pas en chassant la bécasse et en pêchant le congre qu'on apprend à se conduire. Si j'avais eu des romans et des comédies plein la tête, j'aurais traité mon embarras par dessous ma jambe!

Mon cousin le président, qui avait certes bien le droit d'être sévère en fait de morale, tonnait volontiers contre les romans. Il attribuait à ces scélérats de romans les trois quarts des assassinats commis en France et la totalité des suicides. Laroche aussi, autre Caton, disait qu'il fallait pendre tous ces coquins d'auteurs. Il n'y avait bandits ni fous avant l'invention du roman: l'histoire l'enseigne. Mandrin lisait des romans; Cartouche en faisait peut-être sous le voile du pseudonyme. O vertu! quand donc le monde rendra-t-il justice à Laroche? Quand donc la foule stupide jonchera-t-elle de fleurs la route nocturne qui mène de l'hôtel de Kervigné chez le marchand d'acajou? On parle toujours de saint Vincent de Paul; eh quoi! meublait-il les jeunes filles? les faisait-il débuter dans les féeries? Avait-il à ses gages Laroche, cet admirable limier de bonnes œuvres?

Qu'on se rassure! le monde marche, en dépit du roman, cet effronté bavard, qui divulgue la charité secrète de M. de Kervigné. En somme, il n'y a plus guère que le roman à parler de Laroche et M. de Kervigné, attribuant aux dangereuses élucubrations des romanciers la sauvagerie d'une débutante, étoufferont le roman entre deux matelas. Ce sera bien fait.

Ce soir, je ne pensais pas tant de mal du roman. J'aurais voulu sonder d'un seul coup d'œil les profondeurs d'un cabinet de lecture, afin de choisir entre tous les moyens adroits, imaginés par ces monstres d'auteurs. Il s'agissait d'aborder un père honnête homme. Devant cette difficulté, songez-y, le président, le docteur Josaphat et Laroche lui-même avaient échoué.

Je fis dessein d'arranger ma vie de façon à lire vingt cinq volumes par jour, tout en cultivant assidûment mon bureau et l'Ecole de droit, mais sans négliger ma cousine, ni abandonner surtout les chères joies de mes soirées. Il fallait une réforme dans mon existence: je la fis large et nette: vingt-quatre heures de paresse et vingt-quatre heures de travail tous les jours, tel fut mon programme. Je le recommande à tous ceux qui ne savent où caser la multiplicité de leurs occupations.

Je revenais vers le boulevard en songeant ainsi et, malgré le trouble où j'étais, je m'avouais avec découragement que je n'avais rien trouvé, absolument rien, hélas! et la crainte venait de ne pas trouver davantage le lendemain. Mon nom était un insurmontable obstacle. Il eût mieux valu pour moi être le cousin d'un romancier incendiaire, dépourvu de tout Laroche et ignorant l'art de moraliser la jeunesse pauvre par l'apport d'un mobilier!

A mesure que je me rapprochais du théâtre, la conscience de ma détresse augmentait en moi; j'avais d'abord souhaité ardemment de rencontrer M. Laïs par un de ces hasards qui favorisent les amants. Maintenant, j'appréciais le néant de ce souhait. Si j'avais aperçu de loin M. Laïs sur ma route, j'aurais fait un détour pour l'éviter.

J'allais avec lenteur et tête baissée: je ne cherchais plus: je m'engourdissais dans mon abattement profond. En mettant le pied sur le boulevard j'eus un choc qui me redressa et un tressaillement soudain. Le frère d'Annette était assis à la dernière table du café qui fait le coin, et s'amusait à finir une découpure, en buvant un verre d'eau glacée.

Il fumait en même temps une cigarette qu'il déposait fréquemment sur la table pour donner plus de soin à son œuvre.

Je n'avais pas pensé encore au frère d'Annette. Sa vue me fit reculer. J'eus envie de fuir.

Je ne l'avais jamais vu que d'un peu loin et dans l'ombre, car, à l'heure où Annette sortait du théâtre, tout était fermé du côté du boulevard et dans les rues du quartier de la Roquette. Il avait la tête nue; la lumière tombait d'aplomb sur son front, où rayonnait une sérénité d'enfant, mêlée à je ne sais quoi de robuste et de grave. Il était plus âgé que moi de deux ou trois mois. Sa ressemblance avec sa sœur était d'autant plus frappante qu'on détaillait mieux les traits de son visage.

Je compris que je ne pouvais rester immobile à le regarder, et je continuai mon chemin. Je ne sais pas trop si j'avais une idée, du moins était-elle très vague: je n'aurais pas pu la traduire par des paroles. Je ne fumais pas et j'allai acheter un cigare, voilà ce qui témoignerait d'un plan confusément arrêté.

Ma tête était lourde et chaude; j'avais le cœur serré comme à l'heure des grandes épreuves. Je vins m'asseoir avec mon cigare à la table voisine de mon futur beau-frère, car je le nommais ainsi en moi-même et je l'aimais comme tel. Je demandai de l'eau glacée sans trop savoir pourquoi, et j'essayai de calmer la fièvre qui battait mon cerveau.

Il découpait une Léda. C'était, je dois le dire tout de suite, un artiste de premier ordre, aux prises avec une impossibilité. Vous avez tous rencontré de ces hommes, marqués pour la grande lutte et qui sont attardés, saisis corps à corps par la tentation d'une difficulté à vaincre ou d'une curiosité à satisfaire. Cette fantaisie se guinde souvent à la taille d'une vocation et tue l'avenir en son germe.

L'idée de découper un papier noir ne présentait rien à mon esprit et ne présentera rien au vôtre. L'art a des moyens tellement supérieurs à ce naïf procédé qu'un pareil choix dénote un vice de l'intelligence ou un défaut de rectitude dans le jugement. Il faut bien accepter cela, mais une lacune ou une défaillance ne sauraient détruire la faculté artistique, et, tout au fond de sa spécialité puérile, Philippe Laïs était un grand peintre.

Dieu sait qu'à cette heure je ne m'occupais point de son talent! Tout ce qu'il y avait en moi de volonté, d'invention, de réflexion et de sens, se concentrait en cette pensée; trouver un moyen de dire à mon voisin: «Bonsoir, monsieur. Comment vous portez-vous?»

C'était là l'œuf d'où mon bonheur devait naître.

Mon voisin ne m'avait pas vu m'asseoir. Ses ciseaux allaient et venaient dans son papier verni, enlevant des copeaux d'une ténuité merveilleuse. Il chantonnait entre ses dents un air triste et doux comme les chansons qui s'entendent parfois derrière les pierres-levées dans les landes interminables du Morbihan. Il ne savait pas qu'il chantait.

Après cinq minutes d'un terrible effort, je trouvai ceci:

«Voilà un bien joli travail!» Mais je ne le lui dis point, parce que j'eus trop de honte.

Il déposa son papier noir sur la table de marbre blanc, afin de voir l'effet.

Dès que le papier toucha le marbre, le dessin surgit, correct et si puissant que je ne pus retenir un cri de surprise. Il se retourna. C'est comme si je voyais encore son grand œil noir, doux, pensif et paresseux, tant le souvenir de cet instant est vivant et tout jeune en moi! Son regard ne fit que glisser sur mon visage inconnu. Il but une gorgée d'eau et tira un briquet de sa poche pour allumer une nouvelle cigarette qui prenait forme entre ses longs doigts efféminés.

Il n'y avait pas encore sur toutes les tables des cafés cette profusion de moyens pour brûler le tabac. Depuis vingt ans, nous avons fait bien du chemin sur la route qui conduit hors de France. Les Allemands et les Américains sont contents de nous.

J'avais oublié mon cigare, mais d'instinct je m'en souvins à cette heure, et, du ton d'un homme qui crie victoire, je demandai:

«Monsieur, seriez-vous assez bon pour me permettre…»

Il me passa aussitôt son allumette enflammée, sans cesser d'examiner sa Léda. J'allumai mon cigare; mon espoir s'en allait. Je remerciai d'un accent plaintif.

«Comment feriez-vous, me demanda-t-il brusquement, pour enlever le contour de l'aile de ce cygne?.. l'aile droite?..

– Cela me paraît difficile,» répondis-je.

Il se tourna, cette fois, tout à fait, rougit légèrement et s'inclina comme pour m'adresser une excuse.

C'était une famille de princes. Il y avait dans son attitude et dans son geste une dignité royale.

«J'ai parlé comme si j'avais eu l'honneur de vous connaître… murmura-t-il avec l'intention manifeste de rompre l'entretien.

– C'est une bonne fortune pour moi, monsieur, interrompis-je assez couramment. Cela vous portera peut-être à pardonner mon indiscrétion. Je suivais votre travail…

– Une bagatelle, monsieur.

– Et je mourais d'envie de vous dire que je trouve cette bagatelle admirable.»

Il sourit avec toute sa belle et noble franchise.

«Vous n'êtes pas artiste, n'est-ce pas? prononça-t-il.

Je trouvai là-dedans une nuance d'amertume. Il avait dû souffrir par les artistes.

«Non, répondis-je.

– Ah! fit-il. Etes-vous connaisseur?»

Son sourire devenait plus gai.

«Ma foi, répliquai-je encore, je viens d'un pays où les connaisseurs sont rares, et les borgnes sont rois au pays des aveugles.

– D'où venez-vous?

– De la Bretagne.

– Ah!» fit-il pour la seconde fois.

Il mit la main à sa poche et atteignit son portefeuille.

«Et pourquoi trouvez-vous cela admirable? me demanda-t-il en feuilletant son carnet.

– Parce que c'est dessiné de main de maître.

– Oh! oh!

– Je n'ai rien vu de pareil, ajoutai-je. Il m'étonne qu'avec des moyens si bornés…

– Les moyens ne sont pas bornés, m'interrompit-il en mettant de côté son sourire. C'est la gravure comprise d'une certaine façon.

– La gravure a les demi teintes…

– Bon, bon! vous êtes ferré à glace… regardez cela.»

Il venait d'étendre sa main sur un papier haché menu comme de la paille. Vous eussiez dit un paquet de ces rognures qui servent pour certains emballages. Quand il retira sa main, il y avait sur le marbre un Pardon des Oiseaux, à Quimpelé, comportant deux cents personnages.

Cela vivait. Je n'ai jamais rien vu de plus profond que la perspective de la forêt.

«C'est une merveille! m'écriai-je.

– Nous n'avons que le trait, dit-il, reprenant son paisible sourire, mais le trait renferme tout, même la couleur.»

Le remue ménage qui avait lieu sur le boulevard annonçait la fin du spectacle. Mon beau-frère se leva, remit ses papiers dans son portefeuille et s'éloigna en m'adressant ce bienveillant signe de tête qui se donne aux amis d'un moment qu'on ne doit jamais revoir.

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12+
Data wydania na Litres:
28 września 2017
Objętość:
470 str. 1 ilustracja
Właściciel praw:
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