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Czytaj książkę: «Histoire de Sibylle», strona 9

Czcionka:

– Que diable! s'écria M. de Vergnes, aurez-vous bientôt fini de vous agiter comme une ombre chinoise? Rien n'est plus agaçant, quand on cause, que ce trottinement perpétuel autour de soi! Allons, venez vous asseoir.

Elle vint s'asseoir avec docilité. La conversation reprit; elle voulut, par bonne grâce, y placer son mot. M. de Vergnes haussa les épaules:

– Ne parlez donc pas pour ne rien dire, ma chère amie! Quand on n'a pas deux idées dans le cerveau, il faut se taire!

– Mais, mon ami, permettez, dit la comtesse, vous êtes par trop désagréable! – Et elle porta son mouchoir à ses yeux.

– Bien, parfait! reprit le comte, une scène maintenant! Une scène dans la chambre d'un malade… Le lieu est bien choisi… ingénieusement choisi! Eh! mon Dieu, ma chère, je sais ce qui vous tient… Je sais d'où vient votre humeur… Voilà trois ou quatre soirées que vous passez chez vous!.. Cela excède vos forces. Eh bien, partez; allez, allez commérer chez vos amies, éreinter vos chevaux, étaler vos jupes! C'est le seul bonheur que vous conceviez en ce monde… Je ne veux pas vous en priver plus longtemps!

Cette attaque démesurée fit sortir la comtesse de son inertie; elle eut subitement un de ces cris que la passion et la vérité peuvent arracher des lèvres de la femme la moins éloquente:

– Ah! dit-elle, cela est trop injuste… cela est indigne!.. Je ne fais point de scène… mais je veux vous répondre… Vous ne m'ôterez pas le respect de cette enfant sans que j'essaye de le reprendre!.. Il y a d'ailleurs une leçon pour elle dans ce qui se passe ici, et il faut qu'elle la comprenne! Moi aussi, j'étais une enfant quand vous m'avez épousée, et si je suis restée ce que j'étais, si je n'ai pas, comme vous dites, deux idées dans le cerveau, si depuis quarante ans je rougis de mon insuffisance devant vous et devant le monde entier… à qui la faute? Si j'avais été vraiment pour vous ce que je devais être, votre femme, votre amie, et non votre maîtresse d'un jour, cela serait-il arrivé?.. Est-ce que je ne vous aimais pas assez pour recevoir vos leçons, vos conseils, vos enseignements, si vous aviez pris la peine de me les offrir? Ah! je les aurais reçus à genoux! Je ne demandais que cela, je ne rêvais que cela… Etre près de vous, vous voir, vous entendre, m'élever jusqu'à vous! Toute jeune fille qui se marie et qui a un brave coeur est prête, comme je l'étais, à se faire l'élève soumise, heureuse, passionnée de son époux… Une femme apprend tout de celui qu'elle aime, et n'apprend rien que de lui… C'est vous qui nous tirez du néant ou qui nous y laissez!.. Vous m'y avez laissée! Vous n'avez pas voulu sacrifier un seul de vos goûts, une seule de vos habitudes, une seule de vos soirées, pour faire de cette enfant qui vous adorait une femme qui vous comprît! Et vous me reprochez ma nullité, qui est votre ouvrage!.. Et vous me reprochez, grand Dieu! la folie, le vide, la dissipation de ma vie!.. Mais qui donc, de nous deux, a déserté le premier ce foyer de famille, auprès duquel j'aurais voulu, pour tout bonheur au monde, m'enchaîner à vos pieds?.. Même après tant d'années, j'y accours, je m'y attache à ce foyer, dès que vous y êtes… Et voilà comme vous m'y recevez!.. Ah! si je ne m'étais pas jetée tout entière dans cette vie d'étourdissement et de vanité, le chagrin m'aurait tuée… ou il m'aurait perdue, comme tant d'autres! Ne vous en plaignez donc pas, car si je suis restée une enfant et une sotte femme, je suis restée une honnête femme… Et si ma vie est misérable, si ma tête est vide, si mon coeur est brisé… eh bien, votre honneur est entier du moins, et votre nom sans tache!

Comme elle achevait ces mots, la voix de la pauvre femme s'étouffa dans un flot de larmes; elle se leva et sortit de la chambre.

Le comte de Vergnes, avec une forte dose d'égoïsme et de libertinage, n'était point un sot ni un méchant homme; il avait à peine essayé d'interrompre au début, par quelques interjections d'impatience, les énergiques récriminations de sa femme; puis, étonné et comme dompté par la défense inattendue et véhémente de cet être inoffensif, il avait fini par l'écouter avec une sorte de confusion et de respect. Quand il l'eut vue sortir, il prit un accent grave qui ne lui était pas ordinaire et dit à Sibylle:

– Allez, mon enfant, allez voir si votre grand'mère n'est point souffrante.

Sibylle y courut. La scène dont elle venait d'être témoin avait eu pour effet naturel de reporter complétement sur madame de Vergnes les sentiments de partiale sympathie qu'elle avait un instant égarés sur son grand-père. Elle trouva la comtesse qui sanglotait à genoux sur son prie-Dieu. En lui prodiguant ses caresses, elle l'informa, non sans quelque exagération, de l'intérêt attendri avec lequel le comte l'avait envoyée en mission près d'elle. Elle lui présenta la perspective de quelques douces années qui l'indemniseraient un peu de la longue déception de sa vie. M. de Vergnes serait nécessairement ramené plus souvent de jour en jour à son foyer par le sentiment de ses torts, et aussi par l'âge et le besoin de repos; c'était à madame de Vergnes de l'y retenir et de l'y fixer peu à peu en lui ménageant une intimité où son intelligence ne se sentît point trop esseulée. La comtesse se laissa prendre au charme de ces consolations et de ces espérances.

– Ma pauvre petite, dit-elle à Sibylle, il est bien tard. Pourtant j'essayerai… Je ferai ce que tu me diras… Je m'abandonne à toi!

Sibylle accepta avec sa chaleur d'âme habituelle le rôle singulier que la confiance de sa grand'mère lui imposait, et elle y appliqua toute la finesse et toute la grâce de son esprit. Elle se garda d'enlever brusquement madame de Vergnes à son vagabondage mondain; mais elle mit ses soins à l'y diriger et à l'y modérer, en la renfermant peu à peu dans le cercle de ses relations les plus choisies. Elle parvint à la faire dévier quelquefois dans la journée de son sempiternel tout du lac, pour donner à ses promenades quelque but plus digne d'intérêt. A de rares intervalles, elle la retenait chez elle le soir: elle l'avait abonnée à quelques recueils périodiques, et lui faisait, en commun avec miss O'Neil, des lectures à sa portée. Il ne pouvait entrer dans la pensée de Sibylle d'entreprendre radicalement l'éducation de cette intelligence où toutes les bases manquaient: elle essaya simplement de glisser à la surface de ce chaos léger et flottant quelques notions précises sur les objets que le mouvement de la civilisation parisienne ramène chaque jour dans la conversation. Elle avait remarqué que sa grand'mère, comme toutes les mondaines évaporées de sa sorte, péchait moins par la disette d'idées que par le vague de la pensée et l'impropriété de l'expression; elle s'ingénia à lui définir nombre de mots dont elle l'entendait se servir à tort et à travers comme une corneille; en lui clarifiant sa langue, elle lui mit plus de lumière et plus de justesse dans l'esprit. Elle s'efforça enfin assidûment de lui faire franchir la distance qui sépare le bavardage de la causerie. Elle se disait avec raison que madame de Vergnes, si elle ne devait point retirer de ses tardives études d'autre avantage, préparerait tout au moins à la solitude de sa vieillesse de dignes et sérieuses consolations.

Sibylle avait nourri dans son coeur pendant tout l'hiver le projet d'aller passer une partie de la belle saison à Férias: elle se décida à sacrifier cette espérance pour ne pas interrompre son oeuvre de charité filiale et ne point désoler sa grand'mère, qui s'était prise pour elle d'une passion touchante. Elle la suivit à Saint-Germain, où le comte et la comtesse avaient coutume de s'établir pendant l'été, sous prétexte d'y mener la vie des champs. La vérité est qu'ils avaient l'avantage d'y trouver, sur la Terrasse et dans les villas voisines, une partie de leur Paris, et de n'être pas trop loin de l'autre. Ils pouvaient de là, quand la nostalgie de l'asphalte les saisissait trop fort, se retremper facilement, comme Antée, au contact du bitume sacré. – Les Parisiens, qui affectent volontiers des goûts champêtres, ne supportent généralement la campagne qu'à très-faible dose, et à la condition d'y entendre la musique de la garde plutôt que le chant des oiseaux. Ceux qui vont planter leur tente pendant l'été au delà des environs immédiats de Paris dissimulent vainement sous des couleurs d'idylle quelque opération d'économie domestique. La vie de la campagne et de la province leur est en réalité épouvantable, non pas, comme ils daignent le croire, que Paris soit le seul lieu du monde qui puisse alimenter l'activité et la distinction de leur intelligence, mais c'est celui qui donne le mieux l'illusion de ces qualités à ceux qui ne les ont pas, et qui en outre aide le mieux à s'en passer. Un Parisien, en effet (nous ne parlons pas ici, bien entendu, des Parisiennes!), s'imagine agréablement avoir tout l'esprit qui circule autour de lui, et il se dispense plus souvent qu'il ne se le figure d'y mettre du sien. Transporté dans une solitude relative et réduit à ses propres forces, il croit qu'on l'ennuie, et c'est lui-même qui s'ennuie. Cet être collectif n'a point d'existence personnelle; dès qu'il lui faut vivre sur son compte, il se sent dans le vide, et appelle à grands cris ce Paris où il ne s'ennuie jamais, parce qu'il ne s'y trouve jamais.

Cependant la villégiature de Saint-Germain, bien qu'animée par de nombreuses relations locales et mitigée par la proximité des boulevards, laissait encore dans la vie du comte et de la comtesse de Vergnes des heures de désoeuvrement dont le poids, pendant les saisons précédentes, leur avait été insupportable. Ce fut dans ces instants de loisir et de retraite forcés qu'ils sentirent tous deux pour la première fois la douceur des liens secrets que la main délicate de leur petite-fille tissait entre eux avec un zèle charmant. Ils s'étonnèrent de prolonger sans peine des soirées que leur unique soin était autrefois d'abréger le plus possible. La présence gracieuse, la vivacité d'esprit et les talents de Sibylle contribuaient à la vérité pour une forte part à leur alléger les heures; mais plus d'une fois M. de Vergnes, qui dédaignait en général au plus haut point de suivre avec sa femme un entretien régulier, se surprit à l'écouter avec quelque intérêt et à lui répondre presque sérieusement. – Un soir, à propos d'un opéra nouveau dont Sibylle déchiffrait la partition, il alla jusqu'à soutenir thèse contre la comtesse sur les caractères différents de la musique italienne et de la musique allemande; il s'échauffa dans cette controverse, le prit d'un peu haut selon sa coutume, s'irrita légèrement de voir que sa femme exprimât une opinion contraire à la sienne, et surtout qu'elle l'exprimât bien; puis tout à coup:

– Allons! dit-il, je suis battu… c'est vous qui avez raison! Mais, diantre! vous devenez savante… je ne vous reconnais plus… Qui est-ce qui vous apprend tout cela?

– Hélas! c'est cette enfant, dit la comtesse en montrant

Sibylle.

M. de Vergnes se leva et fit quelques pas dans le salon. Il s'arrêta brusquement en face de Sibylle, et lui prenant les deux mains:

– Vous êtes donc une enfant du bon Dieu, vous! dit-il d'un accent ému. Vous méritez une récompense, et vous allez l'avoir, je crois.

Il s'approcha de madame de Vergnes et lui baisa le front avec une tendre insistance. Ses yeux étaient humides; il quitta le salon.

Madame de Vergnes, aussitôt qu'il fut sorti, appela Sibylle d'un signe de main: elle lui ouvrit ses bras et la serra longtemps sur son coeur en pleurant.

Cette joie, qui se renouvela sous d'autres formes, fit prendre en patience à Sibylle la campagne un peu artificielle de Saint-Germain; elle l'abandonna sans regret vers la fin de l'automne pour rentrer à Paris, où l'attendait la crise de sa destinée.

III
RAOUL

Mademoiselle de Férias n'était pas tellement absorbée dans son rôle de providence domestique qu'elle en oubliât la délicate question personnelle que son séjour à Paris avait pour objet essentiel de résoudre, – autant que possible à son avantage. Cette question l'occupait au contraire extrêmement à plusieurs titres. En premier lieu, elle se sentait enchaînée dans l'hôtel de Vergnes à un genre d'existence qui répondait mal à ses goûts et qui entravait la liberté de ses affections; elle voyait dans son mariage une ère d'indépendance relative qui lui permettrait de disposer d'elle-même plus à son gré et de se partager quelquefois entre Paris et Férias. Le mariage apparaissait de plus à cet esprit sérieux et fortement discipliné comme une grande loi de la vie morale qu'il faut accomplir à son heure, sous peine de se trouver hors de la vérité et de l'ordre. Enfin et par-dessus tout, cette grave jeune fille portait dans le secret de son coeur toutes les tendres défaillances d'une femme: ni les distractions de Paris, ni les plaisirs intellectuels qu'elle y goûtait, ni les devoirs qu'elle s'y était faits, ne parvenaient à remplir toutes les aspirations de "son pauvre moi," comme elle disait, lequel, sous les apparences de calme que donne la force, était très-vivant, très-humain et très-passionné. Elle avait de profondes tristesses dont tout son courage ne pouvait repousser le charme énervant. La source de ces larmes mystérieuses qu'elle avait répandues autrefois dans la fontaine solitaire de Férias semblait s'être rouverte dans ses yeux. Comme toutes les vives imaginations de son âge, elle s'était formé un type héroïque auquel elle offrait, en pleurant de tendresse, les pures flammes qui brûlaient dans son sein. Elle concevait vaguement un être digne de ces sacrifices tout prêts dans son âme, et sa main se tendait, son coeur, son souffle et sa vie s'élançaient vers ce doux idéal.

Ces amours sans nom des jeunes femmes, presque toujours sublimes, ont presque toujours aussi de plates incarnations. Le premier homme que leur mère leur permet de considérer avec intérêt revêt facilement à leurs yeux les splendeurs de leur rêve: à peine l'autel leur est désigné par une main respectée que leur coeur, dès longtemps préparé, y vole aveuglément, s'y pose et s'y embrase. Celles qu'on laisse plus libres dans leur choix n'y sont guère plus habiles ni plus heureuses: leur roman intérieur rayonne un peu au hasard et enveloppe fréquemment d'une auréole céleste le front quelconque de leur valseur ordinaire.

Sibylle unissait à ses élans de jeunesse une finesse de jugement et une fermeté de raison qui devaient la préserver de cette méprise commune que suivent de si amers désenchantements; mais les rares qualités de son esprit, en la sauvant de ce danger, semblaient l'armer d'une clairvoyance et d'une défiance presque excessives. Elle sentait d'ailleurs que ce choix, où le bonheur et la dignité de sa vie entière seraient suspendus, se trouvait complétement abandonné à sa prudence. M. et madame de Vergnes s'étaient bien à la vérité préoccupés de la seconder dans cette recherche périlleuse; mais ils lui paraissaient dirigés dans leurs estimations par des motifs si légers et si défectueux qu'elle avait secrètement résolu de ne s'en fier qu'à elle-même en premier ressort, et tout au plus à miss O'Neil en appel. Le comte de Vergnes, qui se divertissait à faire défiler devant sa petite-fille ce qu'il appelait le bataillon des nubiles, était le premier à couvrir de ridicule tout le personnel de cette intéressante légion; puis il reprochait à mademoiselle de Férias de se montrer trop difficile et riait des prétentions inconciliables qu'il lui prêtait.

– Savez-vous ce que vous voulez, ma chère? lui disait-il; vous voulez un monsieur qui soit beau, riche, noble, peintre, musicien, bon écuyer, spirituel et dévot! Eh bien, vous aurez beau chercher, c'est une variété qui n'existe pas!

– Mais, mon Dieu, non! répondait Sibylle; je n'en demande pas tant… Je veux un monsieur que j'aime, voilà tout!

– Ta! ta! ta! reprenait le comte, vous êtes une petite dépravée… Qu'est-ce que c'est que tout ça?.. Reportons-nous à la création, ma chère enfant… Voilà la nature, voilà la vérité… Eh bien?

– Eh bien, quoi, grand-père?

– Eh bien, croyez-vous qu'Eve y fit tant de façons?.. Mon Dieu! on lui présenta Adam, qui était un homme tout simple… le premier venu… et elle dit: "C'est très-bien!" Voilà la nature!

Des arguments de ce genre, qui étaient familiers au comte de Vergnes et qui le charmaient profondément, n'avaient que fort peu d'action sur les sentiments et sur les idées de mademoiselle de Férias. La personne et l'exemple de son grand-père étaient bien plutôt faits pour lui suggérer des réflexions qui ajoutaient encore à ses perplexités. Elle n'avait pas tardé d'ailleurs à reconnaître que les habitudes matrimoniales de M. et de madame de Vergnes n'avaient rien d'exceptionnel, et qu'elles étaient, à divers degrés, régulièrement établis dans les moeurs de la société polie. Le coeur de Sibylle se serrait et sa raison se soulevait à la pensée de contracter une de ces unions dont la conséquence fatale paraissait être, au bout d'une période de temps plus ou moins longue, une sorte de gêne réciproque, de séparation amiable et de divorce moral.

Obéissant à un penchant caractéristique de la supériorité d'esprit, Sibylle avait le goût des idées générales: elle ne cessait donc de généraliser ses observations, peut-être démesurément, et elle avait cherché à la singularité de ces mariages mal édifiants une cause générale, qu'elle crut même découvrir. Les divers traits de moeurs qu'elle recueillait dans le cours de sa vie mondaine, quelques mots qui l'avaient vivement frappée dans le plaidoyer vengeur de madame de Vergnes, surtout les chers souvenirs de Férias, l'avaient aidée peu à peu à se former sur ce mystérieux sujet une opinion qui n'était pas sans vraisemblance. Cette opinion, fortifiée par la sanction de miss O'Neil, prit dans l'esprit de mademoiselle de Férias une profonde consistance, et devait avoir une influence capitale sur sa destinée. Pour l'interpréter ici avec un peu de concision, nous serons forcé d'employer un langage qui ne pouvait être celui de Sibylle, mais qui rendra du moins exactement la substance de sa pensée.

L'union du marquis et de la marquise de Férias, dans son étroite intimité pleine à la fois de gravité et de douceur, et plutôt resserrée que détendue par la main du temps, lui avait imprimé dans l'imagination une sorte de type idéal du mariage chrétien. Si le plus grand nombre des unions qu'elle avait chaque jour sous les yeux laissaient voir un caractère si différent, n'était-ce point qu'elles manquaient du seul lien qui ne périsse point, le lien religieux? Elle avait comme la sensation du souffle matérialiste qui passe dans les veines de ce siècle, et dont la société parisienne, modèle en relief de toute la société française, paraît particulièrement infectée. Elle y voyait l'institution du mariage persister comme une lettre morte dont l'esprit s'est retiré: on se mariait pour obéir à l'usage, à la coutume, et pour avoir les bénéfices d'une situation légale; c'était une routine qu'on suivait, mais sans conviction: on épousait un nom, une dot, une place, quelquefois de belles épaules. Des liens si purement humains ne pouvaient tenir, et ces unions se trouvaient naturellement dissoutes par la simple possession de l'objet qui les avait déterminées.

– Au lieu d'être votre femme, avait dit madame de Vergnes à son mari, je n'ai été que votre maîtresse d'un jour!

La vie de Paris n'a pas assez de respects pour les oreilles ou les yeux des jeunes filles pour qu'une telle parole tombe vainement dans l'esprit le plus chaste. Sibylle l'avait comprise, retenue et commentée. Elle n'entendait pas, quant à elle, être la maîtresse de son mari: elle voulait être sa compagne aimée et fidèle dans le temps et (elle l'espérait) dans l'éternité. Tout amour moindre eût désolé son coeur et révolté sa fierté. Elle se disait que le mariage, pour porter ses véritables fruits, devait avoir ses racines non pas seulement dans les deux coeurs qu'il unit, mais aussi dans la religion qui l'a institué et qui le consacre. Le sentiment religieux, une foi commune, la fraternité des croyances élevées et des espérances éternelles, pouvaient seuls donner aux faibles amours de ce monde quelque chose de la solidité et de la durée des amours divines.

Telles étaient en résumé les pensées de Sibylle, et, comme elle avait appris à traduire fermement dans sa conduite tout ce qu'elle croyait juste et bon, elle s'était déterminée à ne jamais épouser qu'un homme qui partageât sérieusement sa foi. Cette idée, qui n'était peut-être pas mauvaise en soi, avait le défaut de n'être point très-pratique, et la pauvre enfant s'en aperçut. Bien qu'il soit donné à notre temps de respecter dans quelques noms illustres l'alliance des plus hautes facultés de l'intelligence et des plus ferventes convictions religieuses, on peut dire que, dans l'ordre mondain, ces exceptions sont aussi rares qu'elles sont éminentes, et que l'extrême émancipation de la pensée, l'esprit de critique, de doute, de négation, le flottement de toutes les bases morales, sont les signes accusateurs de ce siècle. Même dans la région sociale où vivait mademoiselle de Férias, ces signes ne pouvaient lui échapper, et il lui était difficile de ne pas remarquer que la convenance, le ton et l'étiquette y sauvegardaient seuls, les trois quarts du temps, un certain exercice régulier des devoirs religieux. En voyant cette société sceptique conserver banalement des usages, des errements, des formes de devoirs dont elle paraissait avoir perdu le sens originel, Sibylle avait de profonds étonnements.

– Ces gens-là, disait-elle à miss O'Neil, n'ont pas l'air de croire à ce qu'ils font; ils semblent rouler en cette vie par suite d'une impulsion dont le secret leur est devenu étranger… Tout cela me fait penser à ces figures d'étoiles qui brillent et marchent encore dans le ciel quand les astres d'où elles émanent sont éteints depuis des siècles.

Elle n'était pas cependant sans trouver dans le cercle de ses relations habituelles quelques exemples de piété sincère, de croyances sérieuses et d'admirables vertus chrétiennes; mais cette condition d'une foi pareille à la sienne, pour être à ses yeux la plus essentielle, n'était pas la seule qu'elle recherchât dans l'homme à qui elle lierait sa destinée. Elle avait, par sa supériorité même, d'autres exigences qu'elle ne se formulait pas, et qui n'en étaient pas moins impérieuses et exclusives. Elle croyait apporter, et elle apportait en effet, un esprit très-libéral dans ses prétentions, se montrant indifférente aux avantages de la fortune, et même à ceux de la naissance, bien que cette seconde concession lui eût été plus sensible; mais elle voulait que son mari lui fût égal par l'éducation, les goûts et les habitudes de l'intelligence; elle voulait même, sans s'en rendre compte, qu'il lui fût supérieur, et elle sentait qu'elle ne l'aimerait qu'à ce prix. Cette condition, qu'elle croyait toute simple, parce qu'elle ignorait sa grande valeur personnelle, compliquait encore singulièrement les difficultés du choix qu'elle se proposait. Il lui fallait bien reconnaître que le plus grand nombre des jeunes gens dont on lui vantait les habitudes de piété avaient reçu dans le giron maternel cette éducation précieuse et un peu endormie, dont le baron de Val-Chesnay lui avait appris à redouter les réveils. Parmi ceux qui avaient été trempés de bonne heure dans le vif courant du siècle, la plupart étaient entachés d'un libertinage vulgaire. Les meilleurs lui paraissaient puérils. La maturité prononcée de son caractère et de son esprit l'eût rapprochée plus volontiers des hommes qui avaient franchi les limbes de la jeunesse; mais parmi cette classe, qui compte d'ailleurs dans le mouvement mondain de très-rares représentants, elle voyait les mines les plus sérieuses recouvrir la vanité et le vide, et si le hasard mettait sur son chemin quelques personnages vraiment distingués par leurs mérites ou leurs talents, ils lui étaient aussitôt signalés comme des penseurs fort libres, et souvent comme des viveurs qui ne l'étaient pas moins.

Sibylle, après avoir poursuivi ses discrètes observations pendant la première moitié de l'hiver qui succéda à la villégiature de Saint-Germain, commençait donc à se décourager et à croire, comme son grand-père le lui disait, qu'elle cherchait une variété qui n'existait pas. Peut-être avait-elle raison, mais son erreur était d'en conclure que son coeur ne se donnerait jamais. Un coeur comme le sien ne se donne point par raison démonstrative; les orages y soufflent quand ils veulent, et non quand on l'a décidé. Les délibérations de la raison la plus droite et les desseins de l'âme la plus haute peuvent servir sans doute à vaincre ces orages, mais jamais à les soulever ni à les prévenir.

Au nombre des salons où mademoiselle de Férias avait été introduite sous les ailes de sa grand'mère, il y en avait un vers lequel elle se sentait attirée par un charme secret. C'était celui de la duchesse douairière de Sauves, qui occupait, avec le duc de Sauves son fils unique et la jeune duchesse sa belle-fille, un des opulents hôtels du faubourg Saint-Honoré. Ce salon, où la vieille duchesse n'admettait, sauf une exception bizarre dont nous parlerons, qu'un groupe social sévèrement limité par ses fougueuses prédilections de race et d'opinion, ne semblait présenter aucune des ressources ni aucun des intérêts dont Sibylle se montrait curieuse: cependant elle n'y mettait jamais le pied sans ressentir une confuse émotion qui lui était douce, et dont elle osait à peine se dire la cause, tant elle la jugeait déraisonnable. Ce singulier sentiment se liait à un des souvenirs les plus lointains de sa vie, qui avait gardé dans son imagination une place extraordinaire: c'était sa fugitive entrevue dans le parc de Férias avec un inconnu du nom de Raoul, dont les traits, le langage et la personne, vaguement mêlés aux légendes féeriques de son enfance, étaient demeurés empreints dans sa pensée d'une poésie délicieuse. Ce nom de Raoul lui était cher et presque sacré. Le lecteur voudra bien se rappeler avec quel trouble involontaire elle l'avait retrouvé dans le récit du premier amour de Clotilde: c'était encore ce nom, souvent répété dans les salons de l'hôtel de Sauves, qui les remplissait pour Sibylle d'un mystérieux attrait.

Elle rejetait à la vérité de toute sa raison l'idée que le Raoul qu'elle entendait souvent nommer chez madame de Sauves pût avoir quelque identité avec son prince Charmant du parc de Férias; mais elle ne pouvait douter, du moins, qu'il ne fût en propre le Raoul dont Clotilde lui avait conté la passion un peu fictive et le départ censément désespéré pour la Perse. C'était d'ailleurs une découverte que Sibylle avait dû faire toute seule, car son ancienne amie Clotilde, avec la quelle elle entretenait à Paris des relations assez froides, avait quelques raisons de ne pas l'y aider; mais Sibylle avait aisément reconnu dans la jeune duchesse de Sauves, née Blanche de Guy-Ferrand, cette amie de couvent que Clotilde aimait si peu, et qu'elle avait fait figurer dans son petit roman en qualité de cousine de son héros. Il n'y avait pas loin de là à conjecturer qu'un certain comte de Chalys, que la jeune duchesse appelait mon cousin Raoul, et qui précisément était revenu de Perse quelques mois auparavant, devait avoir une extrême ressemblance avec l'homme heureux qui avait conquis autrefois les suffrages unanimes d'un pensionnat de demoiselles. Sibylle se disait que la curiosité et l'intérêt que ce personnage lui inspirait à divers titres s'évanouiraient, suivant toute apparence, dès qu'elle le verrait; mais il n'avait pas le goût du monde, et elle avait eu jusqu'alors la mauvaise chance de ne jamais le rencontrer, pas même chez madame de Sauves, où elle savait cependant qu'il se montrait assez souvent. Ce hasard, qui dans la vie de Paris n'a rien d'extraordinaire, préoccupait cependant mademoiselle de Férias, parce qu'elle croyait sentir qu'entre elle et M. de Chalys il n'était pas tout à fait naturel, et dans sa secrète impatience elle s'imaginait quelquefois que des mains invisibles (d'enchanteurs probablement) travaillaient sans cesse à les écarter l'un de l'autre.

Elle n'en recueillait que plus avidement dans le courant de la conversation tous les détails relatifs à cet invisible cousin, desquels il paraissait résulter que M. de Chalys était un homme d'une distinction exceptionnelle et fort recherché dans le monde, peut-être parce qu'il s'y faisait rare; mais la réserve imposée aux jeunes filles et la timidité particulière qu'éveillait en elle ce sujet délicat défendaient à Sibylle de satisfaire sa curiosité par des informations plus directes. Malgré l'affection enthousiaste que lui témoignait la vieille duchesse de Sauves, elle se sentait rougir à la seule pensée de l'interroger sur la personne du comte Raoul. Elle eût tenté plus volontiers cette fortune auprès de la jeune duchesse, vers laquelle elle était entraînée par un vif mouvement de sympathie; mais cette jeune femme avait vis-à-vis de Sibylle une attitude singulière qui ne l'encourageait nullement aux confidences. Elle lui marquait en général une froideur et une contrainte voisines de l'éloignement, quoique, de temps à autre, par un contraste que Sibylle ne s'expliquait pas, elle parût se rapprocher d'elle par la force d'un lien secret et puissant. Même quand elle semblait la traiter en étrangère, la capricieuse duchesse attachait quelquefois furtivement sur mademoiselle de Férias des regards dont celle-ci ne savait comment interpréter l'expression profondément intense, curieuse et passionnée.

Nous allons donner au lecteur l'explication des allures mystérieuses de cette jeune femme vis-à-vis de Sibylle, en lui présentant quelques nouvelles connaissances.

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Data wydania na Litres:
11 sierpnia 2017
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