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Émile Gaboriau
Monsieur Lecoq
À M. Alphonse Millaud Directeur du Petit Journal
Ce n’est pas à vous, Monsieur le Directeur, que j’offre ce volume…
Je le dédie à l’ami de tous les jours, à vous, mon cher Alphonse, comme un témoignage de la vive et sincère affection.
De votre dévoué
ÉMILE GABORIAU.
Partie 1.
L'Enquête
Chapitre 1
Le 20 février 18.., un dimanche, qui se trouvait être le dimanche gras, sur les onze heures du soir, une ronde d’agents du service de la sûreté sortait du poste de police de l’ancienne barrière d’Italie.
La mission de cette ronde était d’explorer ce vaste quartier qui s’étend de la route de Fontainebleau à la Seine, depuis les boulevards extérieurs jusqu’aux fortifications.
Ces parages déserts avaient alors la fâcheuse réputation qu’ont aujourd’hui les carrières d’Amérique.
S’y aventurer de nuit était réputé si dangereux, que les soldats des forts venus à Paris, avec la permission du spectacle, avaient ordre de s’attendre à la barrière et de ne rentrer que par groupes de trois ou quatre.
C’est que les terrains vagues, encore nombreux, devenaient, passé minuit, le domaine de cette tourbe de misérables sans aveu et sans asile, qui redoutent jusqu’aux formalités sommaires des plus infâmes garnis.
Les vagabonds et les repris de justice s’y donnaient rendez-vous. Si la journée avait été bonne, ils faisaient ripaille avec les comestibles volés aux étalages. Quand le sommeil les gagnait, ils se glissaient sous les hangars des fabriques ou parmi les décombres de maisons abandonnées.
Tout avait été mis en œuvre pour déloger des hôtes si dangereux, mais les plus énergiques mesures demeuraient vaines.
Surveillés, traqués, harcelés, toujours sous le coup d’une razzia, ils revenaient quand même, avec une obstination idiote, obéissant, on ne saurait dire à quelle mystérieuse attraction.
Si bien que la police avait là comme une immense souricière incessamment tendue, où son gibier venait bénévolement se prendre.
Le résultat d’une perquisition était si bien prévu, si sûr, que c’est d’un ton de certitude absolue que le chef de poste cria à la ronde qui s’éloignait :
– Je vais toujours préparer les logements de nos pratiques. Bonne chasse et bien du plaisir !
Ce dernier souhait, par exemple, était pure ironie, car le temps était aussi mauvais que possible.
Il avait abondamment neigé les jours précédents, et le dégel commençait. Partout où la circulation avait été un peu active, il y avait un demi-pied de boue. Il faisait encore froid cependant, un froid humide à transir jusqu’à la moelle des os. Avec cela le brouillard était si intense que le bras étendu on ne distinguait pas sa main.
– Quel chien de métier ! grommela un des agents.
– Oui, répondit l’inspecteur qui commandait la ronde, je pense bien que si tu avais seulement trente mille francs de rentes, tu ne serais pas ici.
Le rire qui accueillit cette vulgaire plaisanterie était moins une flatterie qu’un hommage rendu à une supériorité reconnue et établie.
L’inspecteur était, en effet, un serviteur des plus appréciés à la Préfecture, et qui avait fait ses preuves.
Sa perspicacité n’était peut-être pas fort grande, mais il savait à fond son métier et en connaissait les ressources, les ficelles et les artifices. La pratique lui avait, en outre, donné un aplomb imperturbable, une superbe confiance en soi et une sorte de grossière diplomatie, jouant assez bien l’habileté.
À ces qualités et à ces défauts, il joignait une incontestable bravoure.
Il mettait la main au collet du plus redoutable malfaiteur aussi tranquillement qu’une dévote trempe son doigt dans un bénitier.
C’était un homme de quarante-six ans, taillé en force, ayant les traits durs, une terrible moustache, et de petits yeux gris sous des sourcils en broussailles.
Son nom était Gévrol, mais le plus habituellement on l’appelait : Général.
Ce sobriquet caressait sa vanité, qui n’était pas médiocre, et ses subordonnés ne l’ignoraient pas.
Sans doute il pensait qu’il rejaillissait sur sa personne quelque chose de la considération attachée à ce grade.
– Si vous geignez déjà, reprit-il de sa grosse voix, que sera-ce tout à l’heure ?
Dans le fait, il n’y avait pas encore trop à se plaindre.
La petite troupe remontait alors la route de Choisy : les trottoirs étaient relativement propres, et les boutiques des marchands de vins suffisaient à éclairer la marche.
Car tous les débits étaient ouverts. Il n’est brouillard ni dégel capables de décourager les amis de la gaieté. Le carnaval de barrière se grisait dans les cabarets et se démenait dans les bals publics.
Des fenêtres ouvertes, s’échappaient alternativement des vociférations ou des bouffées de musiques enragées. Puis, c’était un ivrogne qui passait festonnant sur la chaussée, ou un masque crotté qui se glissait comme une ombre honteuse, le long des maisons.
Devant certains établissements, Gévrol commandait : halte ! Il sifflait d’une façon particulière, et presque aussitôt un homme sortait. C’était un agent arrivant à l’ordre. On écoutait son rapport et on passait.
Peu à peu, cependant, on approchait des fortifications. Les lumières se faisaient rares et il y avait de grands emplacements vides entre les maisons.
– Par file à gauche, garçons ! ordonna Gévrol ; nous allons rejoindre la route d’Ivry et nous couperons ensuite au plus court pour gagner la rue du Chevaleret.
De ce point, l’expédition devenait réellement pénible.
La ronde venait de s’engager dans un chemin à peine tracé, n’ayant pas même de nom, coupé de fondrières, embarrassé de décombres, et que le brouillard, la boue et la neige rendaient périlleux.
Désormais plus de lumière, plus de cabarets ; ni pas, ni voix, rien, la solitude, les ténèbres, le silence.
On se serait cru à mille lieues de Paris, sans ce bruit profond et continu qui monte de la grande ville comme le mugissement d’un torrent du fond d’un gouffre.
Tous les agents avaient retroussé leur pantalon au-dessus de la cheville, et ils avançaient lentement, choisissant tant bien que mal les places où poser le pied, un à un, comme des Indiens sur le sentier de la guerre.
Ils venaient de dépasser la rue du Château-des-Rentiers, quand tout à coup un cri déchirant traversa l’espace.
À cette heure, en cet endroit, ce cri était si affreusement significatif, que d’un commun mouvement tous les hommes s’arrêtèrent.
– Vous avez entendu, Général ? demanda à demi-voix un des agents.
– Oui, on s’égorge certainement près d’ici … mais où ? Silence et écoutons.
Tous restèrent immobiles, l’oreille tendue, retenant leur souffle, et bientôt un second cri, un hurlement plutôt, retentit.
– Eh ! s’écria l’inspecteur de la sûreté, c’est à la Poivrière.
Cette dénomination bizarre disait à elle seule et la signification du lieu qu’elle désignait, et quelles pratiques le fréquentaient d’habitude.
Dans la langue imagée qui a cours du côté du Montparnasse, on dit qu’un buveur est « poivre » quand il a laissé sa raison au fond des pots. De là le sobriquet de « voleurs au poivrier, » donné aux coquins dont la spécialité est de dévaliser les pauvres ivrognes inoffensifs.
Ce nom, cependant, n’éveillant aucun souvenir dans l’esprit des agents :
– Comment ! ajouta Gévrol, vous ne connaissez pas le cabaret de chez la mère Chupin, là-bas, à droite… Au galop, et gare aux billets de parterre !
Donnant l’exemple, il s’élança dans la direction indiquée, ses hommes le suivirent, et en moins d’une minute, ils arrivèrent à une masure sinistre d’aspect, bâtie au milieu de terrains vagues.
C’était bien de ce repaire que partaient les cris, ils avaient redoublé et avaient été suivis de deux coups de feu.
La maison était hermétiquement close, mais par des ouvertures en forme de cœur, pratiquées aux volets, filtraient des lueurs rougeâtres comme celles d’un incendie.
Un des agents se précipita vers une des fenêtres, et s’enlevant à la force des poignets, il essaya de voir par les découpures ce qui se passait à l’intérieur.
Gévrol, lui, courut à la porte.
– Ouvrez !… commanda-t-il, en frappant rudement. Pas de réponse.
Mais on distinguait très bien les trépignements d’une lutte acharnée, des blasphèmes, un râle sourd et par intervalles des sanglots de femme.
– Horrible !… fit l’agent cramponné au volet, c’est horrible !
Cette exclamation décida Gévrol.
– Au nom de la loi !… cria-t-il une troisième fois.
Et personne ne répondant, il recula, prit du champ, et d’un coup d’épaule qui avait la violence d’un coup de bélier, il jeta bas la porte.
Alors fut expliqué l’accent d’épouvante de l’agent qui avait collé son œil aux découpures des volets.
La salle basse de la Poivrière présentait un tel spectacle, que tous les employés de la sûreté et Gévrol lui-même demeurèrent un moment cloués sur place, glacés d’une indicible horreur.
Tout, dans le cabaret, trahissait une lutte acharnée, une de ces sauvages « batteries » qui trop souvent ensanglantent les bouges des barrières.
Les chandelles avaient dû être éteintes dès le commencement de la bagarre, mais un grand feu clair de planches de sapin illuminait jusqu’aux moindres recoins.
Tables, verres, bouteilles, ustensiles de ménage, tabourets dépaillés, tout était renversé, jeté pêle-mêle, brisé, piétiné, haché menu.
Près de la cheminée, en travers, deux hommes étaient étendus à terre, sur le dos, les bras en croix, immobiles. Un troisième gisait au milieu de la pièce.
À droite, dans le fond, sur les premières marches d’un escalier conduisant à l’étage supérieur, une femme était accroupie. Elle avait relevé son tablier sur sa tête, et poussait des gémissements inarticulés.
En face, dans le cadre d’une porte de communication grande ouverte, un homme se tenait debout, roide et blême, ayant devant lui, comme un rempart, une lourde table de chêne.
Il était d’un certain âge, de taille moyenne, et portait toute sa barbe.
Son costume, qui était celui des déchargeurs de bateaux du quai de la Gare, était en lambeaux et tout souillé de boue, de vin et de sang.
Celui-là certainement était le meurtrier.
L’expression de son visage était atroce. La folie furieuse flamboyait dans ses yeux, et un ricanement convulsif contractait ses traits. Il avait au cou et à la joue deux blessures qui saignaient abondamment.
De sa main droite, enveloppée d’un mouchoir à carreaux, il tenait un revolver à cinq coups, dont il dirigeait le canon vers les agents.
– Rends-toi !… lui cria Gévrol.
Les lèvres de l’homme remuèrent ; mais, en dépit d’un visible effort, il ne put articuler une syllabe.
– Ne fais pas le malin, continua l’inspecteur de la sûreté, nous sommes en force, tu es pincé ; ainsi, bas les armes !…
– Je suis innocent, prononça l’homme d’une voix rauque.
– Naturellement, mais cela ne nous regarde pas.
– J’ai été attaqué, demandez plutôt à cette vieille ; je me suis défendu, j’ai tué, j’étais dans mon droit !
Le geste dont il appuya ces paroles était si menaçant, qu’un des agents, resté à demi dehors, attira violemment Gévrol à lui, en disant :
– Gare, Général ! méfiez-vous !… Le revolver du gredin a cinq coups et nous n’en avons entendu que deux.
Mais l’inspecteur de la Sûreté, inaccessible à la crainte, repoussa son subordonné et s’avança de nouveau, en poursuivant du ton le plus calme :
– Pas de bêtises, mon gars, crois-moi, si ton affaire est bonne, ce qui est possible, après tout, ne la gâte pas.
Une effrayante indécision se lut sur les traits de l’homme. Il tenait au bout du doigt la vie de Gévrol ; allait-il presser la détente ?
Non. Il lança violemment son arme à terre en disant :
– Venez donc me prendre !
Et se retournant, il se ramassa sur lui-même, pour s’élancer dans la pièce voisine, pour fuir par quelque issue connue de lui.
Gévrol avait deviné ce mouvement. Il bondit en avant, lui aussi, les bras étendus, mais la table l’arrêta.
– Ah !… cria-t-il, le misérable nous échappe.
Déjà le sort du misérable était fixé.
Tandis que Gévrol parlementait, un des agents – celui de la fenêtre – avait tourné la maison et y avait pénétré par la porte de derrière.
Quand le meurtrier prit son élan, il se précipita sur lui, il l’empoigna à la ceinture, et avec une vigueur et une adresse surprenantes, le repoussa.
L’homme voulut se débattre, résister ; en vain. Il avait perdu l’équilibre, il chancela et bascula par-dessus la table qui l’avait protégé, en murmurant assez haut pour que tout le monde pût l’entendre :
– Perdu ! C’est les Prussiens qui arrivent.
Cette simple et décisive manœuvre, qui assurait la victoire, devait enchanter l’inspecteur de la Sûreté.
– Bien, mon garçon, dit-il à son agent, très bien !… Ah ! tu as la vocation, toi, et tu iras loin, si jamais une occasion…
Il s’interrompit. Tous les siens partageaient si manifestement son enthousiasme que la jalousie le saisit. Il vit son prestige diminué et se hâta d’ajouter :
– Ton idée m’était venue, mais je ne pouvais la communiquer sans donner l’éveil au gredin.
Ce correctif était superflu. Les agents ne s’occupaient plus que du meurtrier. Ils l’avaient entouré, et après lui avoir attaché les pieds et les mains, ils le liaient étroitement sur une chaise.
Lui se laissait faire. À son exaltation furieuse se avait succédé cette morne prostration qui suit tous les efforts exorbitants. Ses traits n’exprimaient plus qu’une farouche insensibilité, l’hébétude de la bête fauve prise au piège. Évidemment, il se résignait et s’abandonnait.
Dès que Gévrol vit que ses hommes avaient terminé leur besogne :
– Maintenant, commanda-t-il, inquiétons-nous des autres, et éclairez-moi, car le feu ne flambe plus guère.
C’est par les deux individus étendus en travers de la porte que l’inspecteur de la Sûreté commença son examen.
Il interrogea le battement de leur cœur ; le cœur ne battait plus.
Il tint près de leurs lèvres le verre de sa montre ; le verre resta clair et brillant.
– Rien ! murmura-t-il après plusieurs expériences, rien ; ils sont morts. Le mâtin ne les a pas manqués. Laissons-les dans la position où ils sont jusqu’à l’arrivée de la justice et voyons le troisième.
Le troisième respirait encore.
C’était un tout jeune homme, portant l’uniforme de l’infanterie de ligne. Il était en petite tenue, sans armes, et sa grande capote grise entr’ouverte laissait voir sa poitrine nue.
On le souleva avec mille précautions, car il geignait pitoyablement à chaque mouvement, et on le plaça sur son séant, le dos appuyé contre le mur.
Alors, il ouvrit les yeux, et d’une voix éteinte demanda à boire.
On lui présenta une tasse d’eau, il la vida avec délices, puis il respira longuement et parut reprendre quelques forces.
– Où es-tu blessé ? demanda Gévrol.
– À la tête, tenez, là, répondit-il en essayant de soulever un de ses bras, oh ! que je souffre !…
L’agent qui avait coupé la retraite du meurtrier s’était approché, et avec une dextérité qui lui eût enviée un vieux chirurgien, il palpait la plaie béante que le jeune homme avait un peu au-dessus de la nuque.
– Ce n’est pas grand’chose, prononça-t-il.
Mais il n’y avait pas à se méprendre au mouvement de sa lèvre inférieure. Il était clair qu’il jugeait la blessure très dangereuse, sinon mortelle.
– Ce ne sera même rien, affirma Gévrol, les coups à la tête, quand ils ne tuent pas roide, guérissent dans le mois.
Le blessé sourit tristement.
– J’ai mon compte, murmura-t-il.
– Bast !…
– Oh !… Il n’y a pas à dire non, je le sens. Mais je ne me plains pas. Je n’ai que ce que je mérite.
Tous les agents, sur ces mots, se retournèrent vers le meurtrier. Ils pensaient qu’il allait profiter de cette déclaration pour renouveler ses protestations d’innocence.
Leur attente fut déçue : il ne bougea pas, bien qu’il eût très certainement entendu.
– Mais voilà, poursuivit le blessé, d’une voix qui allait s’éteignant, ce brigand de Lacheneur m’a entraîné.
– Lacheneur ?…
– Oui, Jean Lacheneur, un ancien acteur, qui m’avait connu quand j’étais riche…, car j’ai eu de la fortune, mais j’ai tout mangé, je voulais m’amuser… Lui, me sachant sans le sou, est venu à moi, et il m’a promis assez d’argent pour recommencer ma vie d’autrefois… Et c’est pour l’avoir cru, que je vais crever comme un chien, dans ce bouge !… Oh ! je veux me venger !
À cet espoir, ses poings se crispèrent pour une dernière menace.
– Je veux me venger, dit-il encore. J’en sais long, plus qu’il ne croit… je dirai tout !…
Il avait trop présumé de ses forces.
La colère lui avait donné un instant d’énergie, mais c’était au prix du reste de vie qui palpitait en lui.
Quand il voulut reprendre, il ne le put. À deux reprises, il ouvrit la bouche ; il ne sortit de sa gorge qu’un cri étouffé de rage impuissante.
Ce fut la dernière manifestation de son intelligence. Une écume sanglante vint à ses lèvres, ses yeux se renversèrent, son corps se roidit, et une convulsion suprême le rabattit la face contre terre.
– C’est fini, murmura Gévrol.
– Pas encore, répondit le jeune agent dont l’intervention avait été si utile ; mais il n’en a pas pour dix minutes. Pauvre diable !… Il ne dira rien.
L’inspecteur de la sûreté s’était redressé, aussi calme que s’il eût assisté à la scène la plus ordinaire du monde, et soigneusement il époussetait les genoux de son pantalon.
– Bast !… répondit-il, nous saurons quand même ce que nous avons intérêt à savoir. Ce garçon est troupier, et il a sur les boutons de sa capote le numéro de son régiment, ainsi !…
Un fin sourire plissa les lèvres du jeune agent.
– Je crois que vous vous trompez, Général, dit-il.
– Cependant…
– Oui, je sais, en le voyant sous l’habit militaire, vous avez supposé… Eh bien !… non. Ce malheureux n’était pas soldat. En voulez-vous une preuve immédiate, entre dix ?… Regardez s’il est tondu en brosse, à l’ordonnance ? Où avez-vous vu des troupiers avec des cheveux tombant sur les épaules ?
L’objection interdit le général, mais il se remit vite.
– Penses-tu, fit-il brusquement, que j’ai mes yeux dans ma poche ? Ta remarque ne pas échappé ; seulement, je me suis dit : Voilà un gaillard qui profite de ce qu’il est en congé pour se passer du perruquier.
– À moins que…
Mais Gévrol n’admet pas les interruptions.
– Assez causé !… prononça-t-il. Tout ce qui s’est passé, nous allons l’apprendre. La mère Chupin n’est pas morte, elle, la coquine !
Tout en parlant, il marchait vers la vieille qui était restée obstinément accroupie sur son escalier. Depuis l’entrée de la ronde, elle n’avait ni parlé, ni remué, ni hasardé un regard. Seulement, ses gémissements n’avaient pas discontinué.
D’un geste rapide, Gévrol arracha le tablier qu’elle avait ramené sur sa tête, et alors elle apparut telle que l’avaient faite les années, l’inconduite, la misère, et des torrents d’eau-de-vie et de mêle-cassis : ridée, ratatinée, édentée, éraillée, n’ayant plus sur les os que la peau, plus jaune et plus sèche qu’un vieux parchemin.
– Allons, debout !… dit l’inspecteur. Ah ! tes jérémiades ne me touchent guère. Tu devrais être fouettée, pour les drogues infâmes que tu mets dans tes boissons, et qui allument des folies furieuses dans les cervelles des ivrognes.
La vieille promena autour de la salle ses petits yeux rougis, et d’un ton larmoyant :
– Quel malheur !… gémit-elle, Qu’est-ce que je vais devenir ! Tout est cassé, brisé ! Me voilà ruinée.
Elle ne paraissait sensible qu’à la perte de sa vaisselle.
– Voyons, interrogea Gévrol, comment la bataille est-elle venue ?
– Hélas !… Je ne le sais seulement pas. J’étais là-haut à rapiécer des nippes à mon fils, quand j’ai entendu une dispute.
– Et après ?
– Comme de juste, je suis descendue, et j’ai vu ces trois qui sont étendus là, qui cherchaient des raisons à cet autre que vous avez attaché, le pauvre innocent. Car il est innocent, vrai comme je suis une honnête femme. Si mon fils Polyte avait été là, il se serait mis entre eux ; mais moi, une veuve, qu’est-ce que je pouvais faire ? J’ai crié à la garde de toutes mes forces…
Elle se rassit, sur ce témoignage, pensant en avoir dit assez. Mais Gévrol la contraignit brutalement de se relever.
– Oh ! nous n’avons pas fini, dit-il, je veux d’autres détails.
– Lesquels, cher monsieur Gévrol, puisque je n’ai rien vu.
La colère commençait à rougir les maîtresses oreilles de l’inspecteur.
– Que dirais-tu, la vieille, fit-il, si je t’arrêtais ?
– Ce serait une grande injustice.
– C’est ce qui arrivera cependant si tu t’obstines à te taire. J’ai idée qu’une quinzaine à Saint-Lazare te délierait joliment la langue.
Ce nom produisit sur la veuve Chupin l’effet d’une pile électrique. Elle abandonna subitement ses hypocrites lamentations, se redressa, campa fièrement ses poings sur ses hanches et se mit à accabler d’invectives Gévrol et ses agents, les accusant d’en vouloir à sa famille, car ils avaient déjà arrêté son fils, un excellent sujet, jurant qu’au surplus elle ne craignait pas la prison, et que même elle serait bien aise d’y finir ses jours à l’abri du besoin.
Un moment, le général essaya d’imposer silence à l’affreuse mégère, mais il reconnut qu’il n’était pas de force, d’ailleurs tous ses agents riaient. Il lui tourna donc le dos, et, s’avançant vers le meurtrier :
– Toi, du moins, fit-il, tu ne nous refuseras pas des explications.
L’homme hésita un moment.
– Je vous ai dit, répondit-il enfin, tout ce que j’avais à vous dire. Je vous ai affirmé que je suis innocent, et un homme prêt à mourir, frappé de ma main, et cette vieille femme ont confirmé ma déclaration. Que voulez-vous de plus ? Quand le juge m’interrogera, je répondrai peut-être ; jusque-là, n’espérez pas un mot.
Il était aisé de voir que la détermination de l’homme était irrévocable, et elle ne devait pas surprendre un vieil inspecteur de la sûreté.
Très souvent des criminels, sur le premier moment, opposent à toutes les questions le mutisme le plus absolu. Ceux-là sont les expérimentés, les habiles, ceux qui préparent des nuits blanches aux juges d’instruction.
Ils ont appris, ceux-là, qu’un système de défense ne s’improvise pas, que c’est au contraire une œuvre de patience et de méditation, où tout doit se tenir et s’enchaîner logiquement.
Et sachant quelle portée terrible peut avoir au cours de l’instruction une réponse insignifiante en apparence, arrachée au trouble du flagrant délit, il se taisait, il gagnait du temps.
Cependant, Gévrol allait peut-être insister, quand on lui annonça que le « soldat » venait de rendre le dernier soupir.
– Puisque c’est ainsi, mes enfants, prononça-t-il, deux d’entre vous vont rester ici, et je filerai avec les autres. J’irai réveiller le commissaire de police, et je lui remettrai l’affaire ; il s’en arrangera, et selon ce qu’il décidera, nous agirons. Ma responsabilité, en tout cas, sera à couvert. Ainsi, déliez les jambes de notre pratique et attachez un peu les mains de la mère Chupin, nous les déposerons au poste en passant.
Tous les agents s’empressèrent d’obéir, à l’exception du plus jeune d’entre eux, celui qui avait mérité les éloges du Général.
Il s’approcha de son chef, et lui faisant signe qu’il avait à lui parler, il l’entraîna dehors.
Lorsqu’ils furent à quelques pas de la maison :
– Que me veux-tu ? demanda Gévrol.
– Je voudrais savoir, Général, ce que vous pensez de cette affaire.
– Je pense, mon garçon, que quatre coquins se sont rencontrés dans ce coupe-gorge. Ils se sont pris de querelle, et des propos ils en sont venus aux coups. L’un d’eux avait un revolver, il a tué les autres. C’est simple comme bonjour. Selon ses antécédents et aussi selon les antécédents des victimes, l’assassin sera jugé. Peut-être la société lui doit-elle des remerciements…
– Et vous jugez inutiles les recherches, les investigations…
– Absolument inutiles.
Le jeune agent parut se recueillir.
– C’est qu’il me semble à moi, Général, reprit-il, que cette affaire n’est pas parfaitement claire. Avez-vous étudié le meurtrier, examiné son maintien, observé son regard ?… Avez-vous surpris comme moi…
– Et ensuite ?
– Eh bien !… il me semble, je me trompe peut-être ; mais enfin je crois que les apparences nous trompent. Oui, je sens quelque chose…
– Bah ?… Et comment expliques-tu cela ?
– Comment expliquez-vous le flair du chien de chasse ?
Gévrol, champion de la police positiviste, haussait prodigieusement les épaules.
– En un mot, dit-il, tu devines ici un mélodrame … un rendez-vous de grands seigneurs déguisés, à la Poivrière, chez la Chupin … comme à l’Ambigu… Cherche, mon garçon, cherche, je te le permets…
– Quoi !… vous permettez…
– C’est-à-dire que j’ordonne… Tu vas rester ici avec celui de tes camarades que tu choisiras… Et si tu trouves quelque chose que je n’aie pas vu, je te permets de me payer une paire de lunettes.