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Czytaj książkę: «Les esclaves de Paris», strona 49

Czcionka:

L'honorable placeur s'interrompit pour reprendre haleine, riant de ce rire silencieux qui annonce une bonne plaisanterie près de réussir.

– Rassure-toi, ami Catenac, reprit-il, vous serez là au terme de vos pérégrinations. La concierge de la rue Montmartre, la mère Brigot, la plus bavarde des concierges, se fera un plaisir de vous exposer que «l'artiste» a encore son appartement de garçon dans la maison, mais qu'il ne l'occupe plus.

«Car il a eu de la chance, ajoutera-t-elle, ce dont je me réjouis; il a épousé le mois passé la fille d'un riche banquier de notre rue qui était devenue amoureuse de lui, Mlle Martin-Rigal.»

Catenac devait bien prévoir quelque chose comme cela, cependant il ne put étouffer une exclamation.

– Par exemple!..

– C'est ainsi, fit modestement B. Mascarot. Le duc de Champdoce, haletant d'espoir, vous traînera chez notre excellent ami Martin-Rigal, et vous trouverez là… notre jeune protégé que voici, Paul, devenu l'heureux époux de la jolie Flavie.

Il se redressa, rajusta ses lunettes déplacées par la vivacité de ses mouvements, et se retournant vers Catenac:

– Allons, maître, fit-il, pas de rancune: fais preuve d'esprit, salue franchement Paul-Gontran, marquis de Champdoce!..

Ce dénouement, l'excellent Hortebize le prévoyait certainement. Il connaissait la pièce pour y avoir collaboré, et cependant il était empoigné, ni plus ni moins qu'un simple dramaturge assistant à la répétition générale de son drame.

– Bravo!.. s'écriait-il on battant des mains; bravo, Baptistin!..

Paul, tout prévenu qu'il fût, s'était à demi affaissé sur sa chaise, la tête lui tournait, le cœur lui manquait.

– Eh bien!.. oui, s'écria B. Mascarot d'une voix vibrante, oui, j'accepte l'éloge sans modestie ni vergogne. Je l'accepte, parce que le succès est sûr, parce que nous n'avons pas même à craindre cet imperceptible grain de sable qui fait verser les chars les mieux lancés.

Je vous ai dit mes combinaisons, étudiez-les, et si vous apercevez un défaut, signalez-le-moi, je le corrigerai.

Quel est notre plus précieux instrument? Perpignan. Eh bien!.. ce niais vaniteux nous servira sans le savoir. Oui, il nous servira avec cette persuasion délicieuse pour lui, et que Tantaine saura faire pénétrer dans son esprit, qu'il traverse les projets de B. Mascarot.

Le duc peut-il avoir un soupçon, après avoir suivi cette filière de renseignements, après ces investigations si minutieuses qui dureront près de deux mois, après tant de preuves accumulées? Non.

Et j'ai encore mon projet, pour effacer de son esprit jusqu'à l'ombre du doute. Arrivé au but, je le ferai revenir sur ses pas.

Successivement, il ramènera Paul à tous les points de repère, et à tous il puisera une certitude plus forte.

On reconnaîtra Paul, le gendre de Rigal, le mari de Flavie, rue Montmartre, rue Jacob et rue de la Harpe; on le saluera de son nom rue d'Arras-Saint-Victor. Fritz se jettera dans les bras du «Bedit.» Vigoureux lui rappellera ses surprenantes dispositions pour le trapèze. Enfin, les Lorgelin presseront sur leur cœur leur cher Sans-Père.

Et cela sera ainsi, Catenac, parce que cette piste que vous allez suivre, c'est moi qui l'ai créée. Parce que tous ces gens, depuis la Brigot jusqu'aux Lorgelin sont des gens à moi, que je tiens, qui sont mes esclaves, qui ne sauraient avoir d'autre volonté que la mienne.

Ose donc dire, maintenant, Catenac, que le triomphe n'est pas sûr, et que nous ne pouvons pas, dès aujourd'hui, nous partager les douze millions de la maison de Champdoce!..

Catenac s'était levé lentement.

– J'admire, Baptistin, prononça-t-il, ta patience et ton génie. Oui, sur l'honneur! Seulement!.. hélas! oui, il y a un seulement… Je vais d'un mot traverser l'édifice de tes espérances… mais il le faut.

Catenac pouvait être un trembleur, qu'affolait la crainte de compromettre une fortune acquise au prix de prodigieuses infamies… un traître prêt à livrer, sans hésiter, ses complices, pour s'assurer l'impunité…

Il n'en était pas moins un homme d'une perspicacité supérieure, un conseiller précieux qui, à l'œuvre, autrefois, avait donné la mesure de sa valeur.

Aussi, l'excellent Hortebize ne put-il se défendre d'un frisson taquin, en l'entendant déclarer si péremptoirement qu'il fallait renoncer à toute espérance.

Mais l'honorable placeur ne perdit pas son victorieux sourire.

– Parle, dit-il à l'avocat.

– Eh bien!.. Baptistin, mon vieux camarade, fit Catenac, tu ne surprendras pas la bonne foi du duc.

B. Mascarot eut un mouvement de commisération.

– Es-tu bien sûr, fit-il, que je veuille la surprendre?.. Qui te dit que tu n'es pas, ici, le seul trompé? As-tu joué franc jeu avec nous? Non! Pourquoi ne tricherais-je pas?.. Ai-je l'habitude de me confier à ceux dont je me défie? Perpignan soupçonne-t-il le rôle que je lui destine? Pourquoi, dans un but qui t'échappe, ne t'aurais-je pas caché la vérité, à savoir que Paul, que voici, est bien réellement l'enfant que vous recherchez?..

Le placeur parlait si sérieusement, il était homme à prendre, pour atteindre son but, de si singuliers détours, que Catenac, déconcerté, resta béant, les yeux écarquillés.

Le cauteleux avocat n'avait ni la conscience nette, ni l'esprit en repos. Sa trahison était claire comme le jour; pourquoi ses associés ne le trahiraient-ils pas? Qui lui affirmait que, pour se venger, ils ne lui avaient pas tendu quelque traquenard perfide, où il allait laisser son argent, sa considération volée, et même sa liberté?..

En une seconde, son esprit inquiet sonda toutes les probabilités.

Mais il eut beau interroger tous les dénouements possibles et imaginables, de cette affaire, il n'aperçut pas l'ombre d'un danger pour lui.

– Je souhaite, pour nous, fit-il, se remettant un peu, que Paul soit bien celui que vous dites… J'en doute fort, pourtant. Ne viens-tu pas de me confesser le contraire? D'ailleurs, pourquoi tant de précautions?.. Seulement… tiens pour certain et positif que le duc a un moyen infaillible d'éventer la supercherie… Que veux-tu?.. C'est ainsi dans la vie. La circonstance la plus futile, la plus bête suffit pour disloquer de savantes combinaisons, pour frapper de stérilité les prodiges du génie… je ne sais pas de miracle d'invention qui tienne contre un fait?..

D'un geste, le placeur interrompit son associé.

– Paul est véritablement le fils du duc de Champdoce, affirma-t-il.

Qu'est-ce que cela signifiait?.. Catenac devinait une comédie, et il la jugeait puérile, absurde, ridicule…

– Tu y tiens, fit-il… Alors laisse-moi m'assurer de la vérité.

– Oh!.. à ton aise… que rien ne te retienne!..

L'avocat marcha vers Paul et avec une certaine vivacité:

– Levez-vous, monsieur, lui dit-il, et rendez-moi le service de retirer votre paletot.

B. Mascarot et l'excellent docteur échangèrent un regard d'intelligence, qui amena sur leurs lèvres un sourire ironique.

De plus, le bon Hortebize respira longuement et profondément, en homme dont la poitrine est débarrassée d'un poids énorme.

– Ce n'est que cela, décidément!.. murmura-t-il. Allons!.. nous en serons quittes pour la peur. L'édifice est plus solide que jamais.

Cependant Paul hésitait à obéir, et son œil consultait B. Mascarot.

– Contentez notre ami, mon cher enfant, dit le placeur, contentez-le…

Paul retira son paletot qu'il posa sur le dos d'une chaise.

– Maintenant, ajouta Catenac, relevez la manche droite de votre chemise, un peu haut, jusqu'à l'épaule.

A peine le jeune homme eut-il obéi, à peine l'avocat eut-il jeté un coup d'œil sur son bras, que se retournant vers ses associés, il dit:

– Ce n'est pas lui.

A son incommensurable stupeur, B. Mascarot et le bon Hortebize furent pris d'un accès de fou-rire.

– Non, insista-t-il, non, celui-ci n'est pas le fils abandonné du duc de Champdoce, et le duc le reconnaîtra mieux que moi… Vous riez!.. c'est que vous ne savez pas…

– Assez, interrompit le placeur.

Et s'adressant à Hortebize:

– Explique à notre loyal ami, lui dit-il, que nous savons beaucoup de choses…

Le digne docteur s'approcha de cet air équivoque, moitié solennel, moitié gouailleur, qu'il arbore quand il démontre à ses clients les mérites et les avantages de l'homéopathie.

– Vois-tu, maître, dit-il à Catenac en prenant la main de Paul, tu assures que celui-ci n'est pas celui que nous affirmons, parce que tu ne lui vois pas certaines marques de reconnaissance dont on t'a parlé…

Elles y seraient, à cette heure, ces marques, si, associé loyal découvrant notre ignorance, tu nous avais prévenus.

Elles s'y trouveront, le jour où Paul sera présenté à M. de Champdoce; elles y seront patentes et tangibles à satisfaire n'importe quel saint Thomas…

– Comment, tu veux…

– Laisse-moi dire:

Si Paul, dans son enfance, alors qu'il n'avait qu'une douzaine d'années, eût reçu sur l'épaule, un sceau d'eau bouillante qui lui eût enlevé l'épiderme, et occasionné une plaie purulente, il aurait, aujourd'hui, une large cicatrice, dont la nature et la forme particulière décéleraient l'origine; c'est-à-dire que nous lui trouverions une cicatrice à trois branches, dont le centre profond serait à l'omoplate, et dont les rameaux iraient s'allonger en diminuant, dans le dos, sur la poitrine et sur le bras, selon les lois nécessaires de l'écoulement d'un liquide brûlant, tombant de haut. De plus, nous aurions, de ci et de là, de légères cicatrices, de dimensions variables, très superficielles, circulaires, représentant les éclaboussures de l'eau bouillante…

De la tête et de la main Catenac approuvait.

– Oui, c'est bien cela, en effet, disait-il, c'est tout à fait cela…

– Eh bien, maître, écoute bien:

Sais-tu ce que je vais faire en te quittant?

Je vais conduire Paul chez moi, dans mon cabinet de consultations. Je le ferai coucher sur mon «lit de patience,» et je l'endormirai avec du chloroforme, le cher garçon, car je ne veux pas le faire souffrir… Pour tenir l'éponge, j'aurai Baptistin. Quand Paul sera bien endormi, je dépouillerai son torse, et j'appliquerai sur sa peau un morceau de flanelle, préalablement imbibé d'un certain liquide, selon une formule qui m'appartient… Eh! eh! j'ai eu quelque talent autrefois! Il est inutile, j'imagine, de te dire que ce morceau de flanelle, qui est à cette heure dans un des tiroirs de mon bureau, a été, par moi, artistement découpé du façon à représenter exactement les contours capricieux d'une pluie provenant d'une brûlure. Quelques petits fragments joueront les éclaboussures à s'y méprendre.

Quand cette compresse vésicante aura fait son effet, c'est-à-dire au bout de huit ou dix minutes, je la retirerai, je panserai, selon ma méthode à moi, la place dénudée, je réveillerai Paul… et nous dînerons de bon appétit.

– Tu vas faire cela, toi?..

– Dans une heure… Si la partie te sourit, viens. J'ai à dîner un faisan et une barbue. L'expérience est curieuse. Tu verras la belle cicatrice!..

B. Mascarot se frottait les mains.

– Eh bien!.. demanda-t-il à Catenac tout penaud, que dis-tu de cela?

– Je dis, répondit l'avocat que l'idée est diabolique…

– Oh!..

– Mais que vous oubliez un détail.

– Bah!..

– Oui. Vous n'avez pas calculé que le temps seul donne à une cicatrice certaines apparences.

– Prrr!.. interrompit le docteur, voici ce que j'ai à le répondre:

1º S'il ne nous fallait que du temps, trois mois, six mois, un an, davantage même, nous reculerions d'autant le moment où le duc du Champdoce retrouverait son fils.

Cela, nous le pouvons, n'est-ce pas?

2º Je me fais fort, moi, Hortebize, de vous soumettre avant deux mois, grâce à un procédé de pansement particulier, une cicatrice blanche et rancie, comme disaient nos vieux professeurs, non suffisamment pour tromper un professeur de médecine légale, mais assez pour prendre un homme du monde et même un docteur non prévenu… Vois-tu, Catenac, l'homéopathie est une belle chose.

L'avocat réfléchissait. On venait de lui exposer tant d'éléments de succès, qu'il regrettait amèrement ses tergiversations, lesquelles, sans aucun doute, lui seraient comptées à l'heure de la curée.

Les convoitises qu'allumait en son âme cupide ce chiffre merveilleux, douze millions, flambaient dans son petit œil d'ordinaire si froid et si morne.

– Tant pis!.. s'écria-t-il avec un élan bien sincère cette fois, au diable les préjugés, les scrupules et les transes. Si nous périssons, ce sera pour une conquête qui en vaut la peine. Mes amis, comptez sur votre vieux Catenac, il est à vous, corps et âme. Je m'incline devant vous et je m'humilie. Vous êtes forts et je ne suis qu'un sot.

Cette fois, les regards qu'échangeaient Mascarot et le docteur n'avaient rien d'équivoque.

– Nous le tenons enfin, pensaient-ils, et par le bon endroit…

– Mais nous partagerons, n'est-ce pas? ajouta l'avocat. J'arrive bien après vous, je suis un ouvrier de la dernière heure, mais ma besogne est importante, délicate, vous ne pouvez rien sans moi…

– Tu auras ta part, répondit évasivement le placeur.

– Je la veux égale à la vôtre.

– Soit.

– Compte là-dessus!.. fit entre ses dents le docteur.

Mais cette exclamation devait passer inaperçue, et c'est avec l'enthousiasme de la plus tendre amitié que les trois associés échangèrent la poignée de main qui consommait la ruine du véritable héritier du duc de Champdoce.

– Maintenant, reprit l'avocat un renseignement encore: Êtes-vous sûrs que le duc n'ait aucun autre moyen de reconnaissance?

– Non, mais ce n'est pas supposable… Le duc n'a pas même vu son fils lorsqu'il est né; il a été emporté avant que la duchesse fût revenue à elle.

– Mais Jean l'a vu. Jean est encore de ce monde. Il a quatre-vingt-sept ans, il est infirme, presque en enfance; mais dès qu'il s'agit de cette maison de Champdoce, à laquelle il a donné plus que sa vie, toute son intelligence reparaît…

– Eh bien!..

– Jean, vous le savez, s'était opposé de toutes ses forces à la substitution. Ne peut-on supposer qu'il a prévu le cas où le duc serait pris de remords?..

La physionomie du placeur était devenue fort grave.

– J'avais pensé à cela, fit-il; mais comment savoir?..

– Je saurai, moi!.. déclara Catenac. Jean a confiance en moi, je l'interrogerai.

C'était à ne plus reconnaître le froid Catenac, il s'agitait, il faisait du zèle, comme tous ceux qui, nouveaux venus dans une affaire, prétendent se rendre immédiatement utiles.

– De ce côté, fit-il, tout est dit. Mais de l'autre?.. Qui affirme que personne ne reconnaîtra Paul?

– Moi, qui sais combien la misère l'avait isolé, moi qui ai provisoirement envoyé à Saint-Lazare, une maîtresse qu'il avait, la charmante Rose. Tu la connais, Catenac, c'est contre elle que tu as décidé M. Gandelu, l'entrepreneur à déposer une plainte. Un moment, j'ai été inquiet, sachant que Paul avait eu un protecteur que je ne connaissais pas… Mais ce protecteur, vous l'avez deviné, c'était le comte de Mussidan, le meurtrier de son père, car Paul est le fils de Montlouis.

– Conclusion, fit le docteur, rien à craindre.

– Non, rien. Que Catenac marche, moi je me charge de fabriquer à Paul l'état civil qu'il faut, et de lui faire épouser Flavie Rigal. Et croyez que ces soins ne me feront pas négliger l'autre opération, et qu'avant un mois Henri de Croisenois aura lancé notre société et sera le mari de Sabine de Mussidan.

La nuit était venue, et c'est à peine si les interlocuteurs distinguaient leurs traits.

– Il serait sage d'aller dîner, proposa le docteur.

Et s'adressant au protégé de l'association:

– Allons, Paul, dit-il, en route.

Mais il ne bougea pas, et alors seulement les trois associés remarquèrent que le pauvre garçon était à demi évanoui. Il fallut lui frotter les tempes avec de l'eau fraîche pour le faire revenir complètement à lui.

– Comment, lui dit le docteur, la seule idée d'une petite opération que vous ne sentirez même pas, vous met en cet état!..

Paul hocha tristement la tête.

– Ce n'est pas cela, fit-il.

– Quoi alors?

– C'est que, reprit-il tout frissonnant, il existe, je le connais, je sais où il est…

Les honorables associés pensèrent que leur élève devenait fou.

– Qui lui?.. interrogèrent-ils.

– Lui!.. le fils du duc de Champdoce!

La foudre tombant dans le bureau de l'agence n'eût pas produit une pire stupeur.

– Voyons, fit B. Mascarot, qui, le premier reprit son sang-froid, expliquez-vous, que voulez-vous dire?

– Eh bien!.. monsieur, vos derniers détails, tout à l'heure, m'ont éclairé… voilà pourquoi je me suis trouvé mal… Je connais un jeune homme qui a vingt-trois ans, qui a été mis aux enfants-trouvés, à l'hospice de Vendôme, qui s'est enfui à douze ans et demi, et qui porte au bras la cicatrice d'une brûlure qui lui a été faite quand il était apprenti chez un corroyeur.

– C'est lui!.. s'écria Catenac.

– Et où est-il, ce jeune homme, interrogea vivement le placeur, que fait-il, quel est son nom?

– Il est sculpteur, il se nomme André, il demeure…

Un horrible blasphème du placeur l'interrompit.

– Tonnerre du ciel!.. hurlait Mascarot, qui bégayait tant sa fureur était grande, voici la troisième fois que cet artiste de malheur se trouve entre nous et notre but… mais ce sera la dernière fois, je le jure bien.

Catenac et Hortebize étaient aussi pâles l'un que l'autre.

– Que veux-tu faire! balbutièrent-ils.

Grâce à un héroïque effort, le placeur ressaisit les apparences du sang-froid.

– Je ne veux rien faire, répondit-il, seulement vous savez, cet André est ornemaniste et sculpte les façades des maisons à des hauteurs vertigineuses… N'avez-vous pas entendu dire que la vie de ces gens qui travaillent en l'air ne tient qu'à un fil?

XXI

Il n'est, hélas! dans notre civilisation, que trop de métiers qui exposent à un péril constant celui qui les exerce.

André était sculpteur-ornemaniste, il passait ses journées sur des échafaudages mal ou négligemment assujettis: Mascarot avait donc raison de dire que sa vie ne tenait qu'à un fil.

Seulement, ce fil était beaucoup plus gros, et pourtant plus difficile à trancher que ne l'avait imaginé l'honorable placeur.

Lorsqu'il parlait de supprimer l'homme qui compromettait ses projets, avec autant d'aisance que s'il se fût agi de souffler une bougie gênante, il ne se doutait pas d'une circonstance qui allait singulièrement compliquer sa tâche.

André était prévenu.

Cela datait de ce jour où il avait reçu de Sabine cette lettre déchirante où elle lui disait qu'elle allait se marier; que placée entre son amour et l'honneur menacé de sa famille, elle se dévouait, et où elle le conjurait de l'oublier.

Cela datait surtout de cette soirée où, après une conférence avec M. de Breulh-Faverlay et la folle et généreuse vicomtesse de Bois-d'Ardon, réunissant en faisceau tous les indices recueillis, il était arrivé à cette conviction que le comte et la comtesse de Mussidan, et par contre Sabine, étaient victimes de quelque machination abominable dont Henri de Croisenois était l'auteur ou à tout le moins l'instrument.

Quand on l'attaquerait, et comment, il l'ignorait; mais il prévoyait, il était sûr qu'il serait attaqué.

Il ne pouvait deviner de quel côté serait le péril, mais il le sentait vaguement suspendu au-dessus de sa tête.

Et il se tenait prêt à se défendre avec l'acharnement du désespoir. C'était sa vie qu'il défendait; plus encore… c'était Sabine, son amour, son bonheur.

N'eût-il pas eu cette sage défiance, M. de Breulh-Faverlay la lui eût inspirée.

Lui aussi, le gentilhomme, il savait ce qu'il faisait en s'associant à cette œuvre de salut; et il estimait trop André pour lui cacher ses appréhensions.

– Je parierais ma fortune, dit-il, que nous sommes en face d'une affaire de chantage. C'est grave. Ce qu'il y a de pis, c'est que nous n'avons à compter que sur nos seules forces, que nous ne pouvons invoquer l'assistance de la police. D'abord, nous n'avons aucun fait positif à articuler, et la police ne peut agir que sur des faits… En second lieu, nous rendrions un triste service à ceux que nous prétendons sauver, si nous donnions l'éveil à la justice… Qui sait de quel terrible secret les misérables sont armés contre M. et Mme de Mussidan!.. Et croyez que le cas échéant le comte et la comtesse seraient contre nous avec leurs oppresseurs, c'est dans la logique des faits!..

Ces appréciations n'étaient que trop justes; André n'avait pas une objection à présenter.

– Raison de plus, poursuivit M. de Breulh, pour ne rien hasarder. Voici le cas de montrer qu'un honnête homme peut être aussi fin qu'un gredin. Quand on entreprend une campagne comme la nôtre, la première vertu doit être la prudence, poussée jusqu'à la poltronnerie… N'oubliez pas qu'à partir de ce moment, vous n'avez plus le droit, la nuit venue de tourner court le coin des rues désertes… Il serait par trop… simple d'aller tendre le dos à un coup de couteau.

– Oh!.. je serai prudent, monsieur, je vous le jure.

C'est ce dont M. de Breulh n'était pas parfaitement convaincu; aussi retint-il encore assez longtemps André, s'efforçant de lui démontrer la nécessité de dissimuler, surtout s'il arrivait à découvrir quelque preuve de l'infamie de Henri de Croisenois.

Le résultat de cet entretien fut que André et M. de Breulh décidèrent que jusqu'à nouvel ordre ils cesseraient de se voir ouvertement.

Ils devaient s'attendre à être épiés par des émissaires de Croisenois, et leur intimité ne manquerait pas en ce cas d'inquiéter. Or, leur succès dépendait surtout de la sécurité qu'ils sauraient inspirer à leurs ennemis.

Ils convinrent qu'ils s'attacheraient, chacun de son côté et dans sa sphère, à Henri de Croisenois, et que tous les soirs, à la nuit tombante, ils se rencontreraient pour se communiquer leurs impressions et leurs découvertes, dans un petit café situé sur les Champs-Élysées, tout près de la maison dont André avait entrepris les sculptures pour M. Gandelu.

Lorsqu'ils se séparèrent après la plus amicale poignée de main, André était juste dans les dépositions qu'il fallait pour conduire à bien sa difficile entreprise.

Sa résolution n'avait en rien diminué, et l'aveugle emportement de la première impression s'était calmé. Il s'était frotté de diplomatie, et avait raisonné la nécessité, que d'ailleurs il avait reconnue tout d'abord, de ruser et de dépasser en perfidie les misérables qu'il ne pouvait attaquer directement.

– Surtout, se disait-il, en regagnant à pied, à minuit passé, la rue de la Tour-d'Auvergne, surtout si je dois me défendre de songer à la possibilité d'un échec, aussi sévèrement qu'un malade s'interdit de penser à son mal… L'idée de perdre Sabine suffirait pour troubler complètement mon intelligence, à l'heure ou j'en ai le plus besoin… Il sera temps de me désoler quand j'aurai échoué.

Rentré chez lui, il passa une partie de la nuit à réfléchir.

Ses engagements avec M. Gandelu étaient ce qui le préoccupait le plus pour l'instant.

Pouvait-il, tout à la fois, surveiller les travaux de sculpture dont il était chargé et épier Croisenois? Difficilement.

D'un autre côté, il fallait vivre, manger, il aurait besoin d'argent, et en emprunter à M. de Breulh lui répugnait étrangement. De plus, il risquait, pensait-il, s'il abandonnait tout à coup ses travaux, de donner le soupçon de ses projets.

D'un mot, M. Gandelu pouvait concilier toutes ces obligations contraires, et André, se rappelant la bienveillance de ce brave homme, décida que le plus simple était de se confier à lui.

C'est donc chez lui qu'avant tout il se rendit le lendemain matin.

Neuf heures seulement sonnaient, lorsque André arriva chez le riche entrepreneur; et cependant la première personne qu'il aperçut en entrant dans la cour, fut le jeune M. Gaston, déjà levé, par miracle.

Debout, les mains dans les poches de son veston, l'épaule appuyée contre le montant de la porte d'une écurie, l'aimable et spirituel jeune homme paraissait suivre avec une extrême attention les mouvements des palefreniers occupés à panser les chevaux.

C'était bien toujours le même Gaston de Gandelu, l'adorateur de Rose, mais il était aisé de voir qu'un événement épouvantable avait bouleversé sa vie, qu'il avait été foudroyé en plein bonheur.

Son faux-col était à peine empesé, sa cravate flottait à l'abandon, le coiffeur n'avait pas donné à ses cheveux, déjà rares, leur pli gracieux.

La façon même dont il aspirait et lançait la fumée de son londrès trahissait les plus amères pensées, d'horribles déceptions, le dégoût de tout; une profonde lassitude, même de la vie.

En le reconnaissant, André qui se souvenait du son dîner chez Rose, jugea qu'il ne pouvait se dispenser de l'aller saluer.

Justement, le jeune M, Gaston venait de relever la tête.

– Tiens!.. s'écria-t-il de cette atroce voix de fausset qu'il avait eu tant de mal à acquérir, voilà mon artiste!.. Dix louis que vous venez rendre à papa une petite visite intéressée!..

– Mon Dieu!.. oui… et s'il est chez lui…

– Oh!.. il y est. Seulement si vous réussissez à le voir, vous aurez plus de veine que moi, son unique héritier… Papa boude!.. Elle est bonne, hein, celle-là?.. Il s'est enfermé et refuse de m'ouvrir…

– Sans doute vous plaisantez…

– Moi!.. Jamais… Je suis connu pour être sérieux… demandez à Charles, du Helder!.. Papa pas content, et il me la fait au despotisme. Moi je la trouve bien drôle, comme dit Lesueur… prodigieusement drôle!..

Les palefreniers pouvaient entendre. M. Gandelu fils eut au moins le bon sens d'entraîner André un peu plus loin.

– Imaginez-vous, poursuivit-il, que je vais tirer au sort, et que papa jure que si j'ai un mauvais numéro il ne me rachètera pas. Me voyez-vous dans le rôle de troupier, vous?.. Philippe de chez Vachette dit que j'aurai un chic épatant!.. Ousqu'est mon chassepot!..

Évidemment le jeune M. Gaston s'efforçait de se montrer supérieur à la mauvaise fortune, ce qui est l'indice d'un noble caractère, mais il réussissait médiocrement. Il souriait encore; mais son rire ressemblait à une grimace et était pâle comme celui d'un homme que tenaille la colique.

– Et pas le sou! Je suis décavé, quoi!.. je passe la main. Voilà une scie!.. Un homme qui a crevé son sac, comme dit Léontine, n'est plus un homme. Par dessus le marché, papa veut démolir mon crédit… Il va faire insérer dans les journaux que j'ai un conseil judiciaire et qu'il ne paye plus mes dettes. Me faire tort près de mes fournisseurs!.. Est-ce assez indélicat!.. Mais je m'en moque, après tout une annonce comme celle-là me poserait crânement, pas vrai? Hein!.. quelle réclame!..

Il resta court, comme en arrêt sur une idée soudaine, et changeant de visage et de ton:

– Vous n'auriez pas dix mille francs à me prêter, demanda-t-il brusquement au jeune sculpteur, je vous en rendrai vingt-mille à ma majorité…

André croyait avoir jugé M. Gandelu fils; il était resté bien au-dessous de la vérité, il le reconnaissait avec un profond étonnement.

– Je dois vous avouer, monsieur, commença-t-il…

Mais l'aimable jeune homme aussitôt l'interrompit.

– Compris!.. fit-il, n'avouez rien, c'est inutile. Au fait, suis-je bête, un artiste!.. Si vous aviez dix mille francs, vous ne seriez pas ici… comme dit Dupuis. Il me faut cette somme, pourtant. J'ai souscrit des billets à Verminet, et dame, il est raide… Connaissez-vous Verminet?

– Oh!.. pas du tout.

– Elle est encore bonne!.. d'où sortez-vous donc!.. Il est directeur de la «Société d'Escompte mutuel,» mon cher. Vrai, c'est un bon enfant. J'avais besoin d'argent, il m'en a donné tout de suite… Ce qui me gêne un peu, c'est que, d'après ses conseils, pour faciliter l'escompte, vous comprenez, j'ai signé le nom d'une autre personne…

A cet aveu fait avec la plus naïve impudence, André recula effrayé.

– Mais c'est un faux, Malheureux!.. fit-il.

– Pas du tout, puisque je payerai… D'ailleurs, il me fallait de l'argent pour Van Klopen… Vous connaissez Van Klopen, j'imagine… Ah! quel homme pour habiller une femme!.. Je lui avais commandé trois costumes pour Zora!.. Enfin, papa est cause de tout. Pourquoi me pousse-t-il à bout?

La colère lui montait à la tête, il élevait la voix, il gesticulait.

– Oui, poursuivit-il, papa me pousse à bout, et je la trouve mauvaise. Si encore il ne s'acharnait qu'après moi!.. Mais non, il s'en prend à une pauvre femme innocente, sans défense, qui n'a jamais rien fait, à Mme de Chantemille… ça, c'est lâche, c'est petit, c'est canaille!..

– Mme de Chantemille?.. interrogea André, à qui ce nom ne rappelait rien.

– Oui, à Zora, vous savez bien, vous êtes venu pendre la crémaillère chez elle.

– Ah!.. c'est de Rose que vous me parlez.

– Précisément!.. Mais vous savez, je n'aime pas qu'on la nomme ainsi. C'est sur elle que papa passe sa colère. Vingt louis que vous ne devinez pas ce qu'il a fait?.. Il a déposé contre elle une plainte en détournement de mineur… Quel aplomb! Comme si j'étais un gaillard qu'on détourne, moi!.. Enfin, on l'a arrêtée, et elle est en prison, à Saint-Lazare.

Cette idée désolante lui perçait le cœur, et il avait bien du mal à dissimuler une larme qui glissait entre ses paupières bordées d'écarlate.

– Pauvre Zora!.. fit-il d'un ton navré. Ah!.. tenez, les femmes ne m'en content pas, à moi… eh bien!.. celle-là, m'aimait. Et quel chic!.. Son coiffeur m'a dit vingt fois qu'il n'avait jamais vu de si beaux cheveux!.. Et elle est à Saint-Lazare!.. Quand les agents sont venus la prendre, c'est à moi qu'elle a pensé tout de suite. Elle s'est écriée: «Ce pauvre loup chéri est capable de s'en faire périr!» C'est la cuisinière qui m'a conté ça. Oh!.. elle avait du cœur. Son arrestation lui a causé une telle émotion qu'elle s'est mise à cracher le sang… Et impossible d'arriver jusqu'à elle pour lui parler, pour la consoler… Je me suis présenté à Saint-Lazare, mais j'ai remporté une veste, oh!.. mais une veste!..

Il fut forcé de s'interrompre, les sanglots l'étouffaient.

– Voyons, monsieur Gaston, murmura André, un peu de courage…

– Oh!.. j'en ai, et dès le lendemain de mes vingt-cinq ans, je l'épouse; vous verrez… Et cependant, ce n'est pas papa qui a eu l'idée de cette infamie. Elle lui a été conseillée par son homme d'affaires, un avocat, un nommé Catenac. Connaissez-vous? Non. Il n'a qu'à bien se tenir; demain je lui envoie mes témoins… Tiens, à propos… voulez-vous être mon témoin, vous?..

– J'ai peu l'habitude de ces sortes d'affaires.

– Alors, il n'en faut pas. Je veux des témoins qui me posent du coup, et dont le ton et la mise lui donnent à réfléchir.

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Data wydania na Litres:
28 września 2017
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