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Czytaj książkę: «Le crime d'Orcival», strona 10

Czcionka:

XI

Un silence assez long suivit la déclaration de l’agent de la Sûreté. Peut-être ses auditeurs cherchaient-ils des objections.

Enfin, le docteur Gendron prit la parole.

– Dans tout cela, dit-il, je n’aperçois pas le rôle de Guespin.

– Je ne le vois pas non plus, monsieur, répondit M. Lecoq. Et ici, je dois vous confesser le fort et le faible de mon système d’enquête. Avec cette méthode, qui consiste à reconstituer le crime avant de s’occuper du criminel, je ne puis, ni me tromper, ni avoir raison à demi. Ou toutes mes déductions sont justes, ou il n’en est pas une seule qui le soit. C’est tout ou rien. Si je suis dans le vrai, Guespin n’a pas trempé dans le crime – au moins directement – puisqu’il n’est pas une circonstance qui fasse soupçonner un concours étranger. Si au contraire, je m’abuse…

M. Lecoq s’interrompit. On eût dit qu’il prêtait l’oreille à quelque bruit insolite venu du jardin.

– Mais je ne m’abuse pas, reprit-il, j’ai contre le comte une autre charge encore, dont je ne vous ai pas parlé, et qui me paraît bien concluante.

– Oh! fit le docteur, à quoi bon désormais?

– Deux sûretés valent mieux qu’une, monsieur, et moi je doute toujours. Donc, laissé seul un moment, ce tantôt, par monsieur le juge de paix, j’ai demandé à François, le valet de chambre, s’il savait exactement le compte des chaussures de son maître. Il m’a répondu que oui, et m’a conduit dans le cabinet où on serre les chaussures.

«Il manquait une paire de bottes à tiges de cuir de Russie, mises le matin même – François en est sûr – par le comte de Trémorel.

«Ces bottes, je les ai cherchées avec un soin minutieux, je ne les ai pas aperçues.

«Enfin, la cravate que portait le comte dans la journée du 8, qui est bleue avec des raies blanches, a disparu également.

– Voilà, s’écria le père Plantat, voilà l’indiscutable preuve de vos suppositions au sujet des pantoufles et du foulard.

– Il me paraît en effet, répondit l’agent de la Sûreté, que les faits sont assez rétablis pour nous permettre d’aller de l’avant. Recherchons maintenant les événements qui ont dû déterminer…

Depuis un moment déjà M. Lecoq, tout en parlant, observait sournoisement le dehors.

Tout à coup, sans un mot, avec cette foudroyante hardiesse et cette précision d’élan du chat qui bondit sur la souris qu’il guette, il s’élança sur l’appui de la fenêtre ouverte, et de là dans le jardin.

Presque simultanément, on entendit le bruit de la chute, un cri étouffé, un juron, puis les trépignements d’une lutte.

Le docteur et le père Plantat s’étaient précipités à la fenêtre. Le jour commençait à poindre, les arbres frissonnaient au vent frais du matin, les objets apparaissaient vaguement distincts, sans formes arrêtées, au travers de ce brouillard blanc qui plane, les nuits d’été, sur la vallée de la Seine.

Au milieu du gazon, devant les fenêtres de la bibliothèque, le médecin et le juge de paix entrevoyaient deux hommes, deux ombres plutôt, qui se démenaient, agitant furieusement les bras.

Par instants, à intervalles très rapprochés, ils entendaient le bruit mou et clapoteux d’un poing fermé qui s’abat en plein sur la chair vive.

Bientôt, les deux ombres n’en formèrent qu’une, puis elles se séparèrent pour se rejoindre de nouveau; une des deux tomba, se releva aussitôt, et retomba encore.

– Ne vous dérangez pas, messieurs, criait la voix de M. Lecoq, je tiens le gredin.

L’ombre restée debout, qui devait être celle de l’agent de la Sûreté, s’inclina, et le combat, qui semblait fini, recommença. L’ombre étendue à terre se défendait avec l’énergie si dangereuse du désespoir. Son torse, au milieu de la pelouse formait comme une grande tache brune, et ses jambes, lançant des coups de pied, se tendaient et se détendaient convulsivement.

Il y eut un moment de confusion tel, que M. Gendron et le père Plantat cessèrent de distinguer laquelle des deux ombres était celle de l’agent de la Sûreté.

Elles s’étaient relevées et luttaient. Soudain, une exclamation de douleur retentit, accompagné d’un juron:

– Ah! canaille!

Et tout aussitôt, un grand cri, un cri déchirant traversa l’espace, et la voix railleuse de l’homme de la préfecture dit:

– Le voilà! je l’ai décidé à venir nous présenter ses civilités, éclairez-nous un peu.

Le médecin et le juge de paix se précipitèrent ensemble vers la lampe. De leur empressement, un retard résulta, et au moment où le docteur Gendron s’emparant du luminaire, relevait à sa hauteur, la porte du salon s’ouvrit, brutalement poussée.

– Je vous présente, messieurs, disait l’agent de la Sûreté, le sieur Robelot, rebouteux à Orcival, herboriste par prudence et empoisonneur par vocation.

Telle était la stupéfaction du père Plantat et de M. Gendron, que ni l’un ni l’autre ne put répondre.

C’était bien le rebouteux, en effet, remuant dans le vide ses mâchoires désarticulées. Son adversaire l’avait jeté bas au moyen de ce terrible coup du genou qui est la suprême défense et l’ultima ratio des pires rôdeurs de barrières parisiens.

Mais ce n’était pas la présence, presque inexplicable pourtant, de Robelot, qui surprenait si fort le juge et son ami. Leur stupeur venait de l’apparence de cet autre homme qui, de sa poigne d’acier, aussi rigide que des menottes maintenait l’ancien garçon de laboratoire du docteur et le poussait en avant.

Il avait incontestablement la voix de M. Lecoq, son costume, sa cravate à nœud prétentieux, sa chaîne de montre en crin jaune, et cependant ce n’était pas, non ce n’était plus M. Lecoq.

Sorti par la fenêtre, blond, avec des favoris bien ratissés, il rentrait par la porte, brun et le visage glabre.

Celui qui était sorti, était un homme mûr, à physionomie capricieuse, prenant à volonté, l’air idiot ou l’air intelligent; celui qui rentrait était un beau garçon de trente-cinq ans à l’œil fier, à la lèvre frémissante: de magnifiques cheveux noirs bouclés faisaient vigoureusement ressortir la pâleur mate de son teint et le ferme dessin de sa tête énergique.

Il avait au cou, un peu au-dessous du menton, une blessure qui saignait.

– Monsieur Lecoq! s’exclama le juge de paix, recouvrant enfin la parole.

– Lui même, répondit l’agent de la sûreté, et, pour cette fois seulement, le vrai.

Et s’adressant au rebouteux, tout en lui donnant un rude coup d’épaule:

– Avance, toi, dit-il.

Le rebouteux tomba à la renverse sur un fauteuil, mais l’homme de la police continua à le tenir.

– Oui, poursuivait-il, ce gredin m’a arraché mes ornements blonds. C’est grâce à lui, et bien malgré moi, que je vous apparais au naturel, avec la tête qui m’a été donnée par le Créateur, et qui est bien à moi.

Il eut un geste insouciant et ajouta, moitié fâché, moitié souriant:

– Je suis le vrai Lecoq, et sans mentir, il n’y a pas plus de trois personnes qui le connaissent après vous, messieurs: deux amis sûrs et une amie qui l’est infiniment moins, celle dont je parlais tout à l’heure.

Les yeux du père Plantat et de M. Gendron interrogeaient avec tant d’insistance, que l’agent de la Sûreté continua:

– Que voulez-vous! Tout n’est pas rose, dans le métier. On court, à écheniller la société, des dangers qui devraient bien nous concilier l’estime de nos contemporains à défaut de leur affection. Tel que vous me voyez je suis condamné à mort par sept malfaiteurs, les plus dangereux qui soient en France. Je les ai fait prendre, et ils ont juré – et ce sont des hommes de parole – que je ne mourrais que de leur main. Où sont-ils, ces misérables? Quatre sont à Cayenne, un est à Brest; j’ai de leurs nouvelles. Mais les deux autres? J’ai perdu leur piste. Qui sait si l’un deux ne m’a pas suivi jusqu’ici, qui me dit que demain, au détour d’un chemin creux, je ne recevrai pas six pouces de fer dans le ventre.

Il eut un sourire mélancolique.

– Et pas de récompense, poursuivit-il, pour les périls que nous bravons. Que je tombe demain, on ramassera mon cadavre, on le portera à l’un des domiciles officiels qu’on me connaît et tout sera dit.

Le ton de l’homme de la police était devenu amer, la sourde irritation de sa voix trahissait bien des rancunes.

– Heureusement, reprit-il, mes précautions sont prises. Tant que je suis dans l’exercice de mes fonctions, je me méfie, et quand je suis sur mes gardes, je ne crains personne. Mais il est des jours où on est las de craindre, où on veut pouvoir tourner court une rue sans redouter le poignard. Ces jours-là je redeviens moi-même; je me débarbouille, je jette mon masque, ma personnalité se dégage des mille déguisements que j’endosse tour à tour. Voici quinze ans que je suis à la préfecture, nul n’y connaît mon visage vrai, ni la couleur de mes cheveux…

Maître Robelot, mal à l’aise sur son fauteuil, essaya un mouvement.

– Ah! ne fais pas le méchant, lui dit M. Lecoq, changeant subitement de ton, il t’en cuirait, lève-toi plutôt et dis-nous ce que tu faisais dans ce jardin?

– Mais vous êtes blessé! s’écria le juge de paix, remarquant le filet de sang qui glissait le long de la chemise de l’agent de la Sûreté.

– Oh! ce n’est rien, monsieur, une égratignure, ce drôle avait un grand coutelas fort pointu dont il a voulu jouer…

Le juge de paix voulut absolument examiner cette blessure, et c’est seulement quand le docteur eut reconnu sa parfaite innocuité, qu’il s’occupa du rebouteux.

– Voyons, maître Robelot, demanda-t-il, que veniez-vous faire chez moi?

Le misérable ne répondit pas.

– Prenez garde, insista le père Plantat, votre silence nous confirmera dans l’idée que vous êtes venu avec les pires desseins.

Mais c’est en vain que le père Plantat épuisa son éloquence persuasive, le rebouteux se renfermait dans une farouche et silencieuse immobilité.

Alors M. Gendron se décida à prendre la parole, espérant; non sans raison, qu’il aurait quelque influence sur son ancien domestique.

– Réponds, interrogea-t-il, que voulais-tu?

Le rebouteux fit un effort, et ses yeux dénoncèrent une vive souffrance. Parler, avec sa mâchoire démise, était douloureux.

– Je venais pour voler, répondit-il, je l’avoue.

– Voler!.. quoi?

– Je ne sais pas.

– On n’escalade pas un mur, on ne risque pas la prison sans une intention bien arrêtée d’avance.

– Eh bien, donc je voulais…

Il s’arrêta.

– Quoi? parle.

– Prendre des fleurs rares dans la serre.

– Avec ton coutelas, n’est-ce pas? fit en ricanant M. Lecoq.

Le rebouteux lui lançant un regard terrible, il continua:

– Ne me regarde pas ainsi, tu ne me fais pas peur. Puis, toi qui es fin, ne nous dis donc pas de niaiseries. Si tu nous crois beaucoup plus bêtes que toi, tu te trompes, je t’en préviens.

– Je voulais prendre les pots, balbutia maître Robelot, pour les revendre.

– Allons donc! fit l’agent de la Sûreté en haussant les épaules, ne répète donc pas tes inepties. Toi, un homme qui achète et paie comptant des terres excellentes, voler des pots de bruyère! À d’autres. Ce soir, mon garçon, on t’a retourné comme un vieux gant. Bien malgré toi, tu as donné la volée à un secret qui te tourmente diablement, et tu venais ici pour tâcher de le reprendre. En y réfléchissant, tu t’es dit, toi rusé, que sans doute M. Plantat n’avait encore parlé à qui que ce soit et tu arrivais avec le projet ingénieux de l’empêcher de parler désormais à âme qui vive.

Le rebouteux voulut protester.

– Tais-toi donc, lui dit M. Lecoq, et ton coutelas?

Pendant cet interrogatoire sommaire du rebouteux, le père Plantat réfléchissait.

– Peut-être, murmura-t-il, peut-être ai-je parlé trop tôt.

– Pourquoi donc? répondit l’agent de la Sûreté, je cherchais une preuve palpable à donner à M. Domini, nous lui servirons ce joli garçon, et s’il n’est pas content, c’est qu’il est trop difficile.

– Mais que faire de ce misérable?

– Il doit bien y avoir dans la maison un endroit pour l’enfermer; s’il le faut, je le ficellerai.

– J’ai là, proposa le juge de paix, un cabinet noir.

– Est-il sûr?

– Trois des côtés sont formés de murs épais, le quatrième qui donne ici même est fermé par une double porte, pas d’ouvertures, pas de fenêtres, rien.

– C’est notre affaire.

Le père Plantat ouvrit alors le cabinet qui sert de décharge à sa bibliothèque, sorte de trou noir, humide faute d’air, étroit, et tout plein de livres de rebut, de paquets de journaux et de vieux papiers.

– Tu seras, là-dedans, comme un petit roi, dit l’agent au rebouteux.

Et, après l’avoir fouillé, il le poussa dans le cabinet. Robelot ne résista pas, mais il demanda à boire et une lumière. On lui passa une carafe pleine d’eau et un verre.

– Quant à de la lumière, lui dit M. Lecoq, tu t’en passeras. Tu n’aurais qu’à nous jouer quelque mauvais tour.

La porte du cabinet noir refermée, le père Plantat tendit la main à l’agent de la Sûreté.

– M. Lecoq, lui dit-il, d’une voix émue, vous venez probablement de me sauver la vie au péril de la vôtre; je ne vous remercie pas. Un jour viendra, je l’espère, où il me sera possible…

L’homme de la préfecture l’interrompit d’un geste.

– Vous savez, monsieur, fit-il, combien ma peau est compromise, la risquer une fois de plus n’est pas un mérite; puis, sauver la vie à un homme, ce n’est pas toujours lui rendre service…

Il resta pensif quelques secondes et ajouta:

– Vous me remercierez plus tard, monsieur, lorsque j’aurai acquis d’autres droits à votre gratitude.

M. Gendron, lui aussi, avait donné une cordiale poignée de main à l’agent de la Sûreté.

– Laissez-moi, lui disait-il, vous exprimer toute mon admiration. Je n’avais pas idée de ce que peuvent être les investigations d’un homme de votre trempe. Arrivé ce matin, sans détails, sans renseignements, vous êtes parvenu par le seul examen du théâtre du crime, par la seule force du raisonnement et de la logique, à trouver le coupable; et, bien plus, à nous démontrer, à nous prouver, que le coupable ne peut pas être un autre que celui que vous dites.

M. Lecoq s’inclina modestement. En réalité, les éloges de ce juge si compétent chatouillaient délicieusement sa vanité.

– Et cependant, répondit-il, je ne suis pas encore parfaitement satisfait. Certes, la culpabilité de M. de Trémorel m’est surabondamment prouvée. Mais quels mobiles l’ont poussé? Comment a-t-il été conduit à cette épouvantable détermination de tuer sa femme et d’essayer de faire croire que lui-même avait été assassiné?

– Ne peut-on supposer, objecta le docteur, que dégoûté de Mme de Trémorel, il s’est défait d’elle pour rejoindre une autre femme aimée, adorée jusqu’à la folie?

M. Lecoq hocha la tête.

– On ne tue pas sa femme, dit-il, pour cette seule raison qu’on ne l’aime plus et qu’on en adore une autre. On quitte sa femme, on va vivre avec sa maîtresse, et tout est dit. Cela se voit tous les jours, et ni la loi, ni l’opinion ne condamnent bien sévèrement l’homme qui agit ainsi.

– Mais, objecta le médecin, quand c’est la femme qui possède la fortune!..

– Ce n’est pas ici le cas, répondit l’agent de la Sûreté; je suis allé aux informations. M. de Trémorel possédait de son chef cent mille écus, débris d’une fortune colossale sauvés par son ami Sauvresy, et sa femme, par leur contrat de mariage, lui a de plus reconnu un demi-million. Avec huit cent mille francs, on peut vivre à l’aise partout. D’ailleurs, le comte était parfaitement maître de toutes les valeurs de la communauté. Il pouvait vendre, acheter, réaliser, emprunter, placer et déplacer les fonds à sa fantaisie.

Le docteur Gendron n’avait rien à répondre. M. Lecoq continua, parlant avec une certaine hésitation, tandis que ses yeux interrogeaient le père Plantat.

– C’est dans le passé, je le sens, qu’il faut chercher les raisons de ce meurtre d’aujourd’hui et les motifs de la terrible résolution de l’assassin. Un crime liait le comte et la comtesse si indissolublement, que la mort seule de l’un pouvait rendre la liberté à l’autre. Ce crime, je l’ai soupçonné du premier coup, je l’ai entrevu à chaque moment depuis ce matin, et l’homme que nous venons d’enfermer là, Robelot le rebouteux, qui voulait assassiner monsieur le juge de paix, en a été l’agent ou le complice.

Le docteur Gendron n’avait pas assisté aux diverses scènes qui, dans la journée au Valfeuillu, le soir chez le maire d’Orcival, avaient établi une tacite entente entre le père Plantat et l’homme de la préfecture. Il lui fallait toute la perspicacité dont il est doué pour combler les lacunes et deviner les sous-entendus de la conversation qu’il écoutait depuis deux heures. Les derniers mots de l’agent de la Sûreté furent pour lui un trait de lumière, et il s’écria:

– Sauvresy!..

– Oui, répondit M. Lecoq, oui, Sauvresy!.. Et ce papier que cherchait le meurtrier avec tant d’acharnement, cette lettre pour laquelle il négligeait le soin de son salut, doit contenir l’irrécusable preuve du crime.

En dépit des regards les plus significatifs, des provocations les plus directes à une explication, le vieux juge de paix se taisait. Il semblait à cent lieues de l’explication actuelle, et son regard perdu dans le vide, paraissait suivre dans les brumes du passé des événements oubliés.

M. Lecoq, après une courte délibération intérieure, se décida à frapper un grand coup.

– Quel passé, fit-il, que celui-ci dont le fardeau est si écrasant que, pour s’y soustraire, un homme jeune, riche, heureux, M. le comte Hector de Trémorel, arrive à combiner froidement un crime, résigné d’avance à disparaître ensuite, à cesser d’exister légalement, à perdre tout ensemble, sa personnalité, sa situation, son honneur et son nom! Quel passé, que celui dont le poids peut décider au suicide une jeune fille de vingt ans!

Le père Plantat s’était redressé, pâle, plus ému peut-être qu’il ne l’avait été de la journée.

– Ah! s’écria-t-il d’une voix altérée, vous ne pensez pas ce que vous dites là. Laurence n’a jamais rien su!

M. Gendron qui étudiait sérieusement le vrai Lecoq, crut voir un fin sourire éclairer la figure si intelligente du policier.

Le vieux juge de paix, cependant, poursuivait calme et digne désormais, d’un ton qui n’était pas exempt d’une certaine hauteur:

– Il n’était besoin, M. Lecoq, ni de ruses ni de subterfuges pour me déterminer à dire ce que je sais.

«Je vous ai témoigné assez d’estime et de confiance, pour vous ôter le droit de vous armer contre moi du secret douloureux – ridicule, si vous voulez – que vous avez surpris.

Si grand que soit son aplomb, l’agent de la Sûreté fut quelque peu décontenancé et essaya de protester.

– Oui, interrompit le père Plantat, votre surprenant génie d’investigations vous a conduit à la vérité. Mais vous ne savez pas tout, et maintenant encore, je me tairais si les raisons qui me commandaient le silence n’avaient cessé d’exister.

Il ouvrit le tiroir à secret d’un bureau de vieux chêne placé près de la cheminée, et en sortit un dossier assez volumineux qu’il déposa sur la table.

– Voici quatre ans, reprit-il, que jour par jour, je devrais dire: heure par heure, je suis les phases diverses du drame affreux qui, cette nuit, au Valfeuillu, s’est dénoué dans le sang. Dans le principe, ce fut curiosité pure d’ancien avoué désœuvré. Plus tard, j’espérais sauver l’existence et l’honneur d’une personne bien chère.

«Pourquoi je n’ai rien dit de mes découvertes? C’est, messieurs, le secret de ma conscience, elle ne me reproche rien. Et d’ailleurs, hier encore, je fermais les yeux à l’évidence, il m’a fallu le brutal témoignage du fait…

Le jour était venu. Dans les allées du jardin, les merles effrontés couraient en sifflant. Le pavé de la route d’Évry sonnait sous le sabot des attelages matinaux se rendant aux champs. Aucun bruit ne troublait le morne silence de la bibliothèque, aucun, sinon le bruissement des feuilles de papier que tournait le vieux juge de paix et de temps à autre une plainte du rebouteux qui, enfermé dans le cabinet noir, souffrait et geignait.

– Avant de commencer, dit le père Plantat, je devrais, messieurs, consulter vos forces, voici vingt-quatre heures que nous sommes debout…

Mais le docteur et l’agent de la Sûreté protestèrent qu’ils n’avaient nul besoin de repos. La fièvre de la curiosité avait chassé la lassitude. Enfin, ils allaient avoir le mot de cette sanglante énigme.

– Soit, reprit le juge de paix, alors écoutez-moi.

XII

À vingt-six ans, le comte Hector de Trémorel était le modèle achevé, le parfait idéal du gentilhomme viveur, tel qu’il peut l’être à notre époque, inutile à soi et aux autres, nuisible même, semblant mis sur terre expressément pour jouir aux dépens de tout et de tous.

Jeune, très noble, élégant, riche à millions, doué d’une santé de fer, ce dernier descendant d’une grande race, gaspillait le plus follement, d’aucuns disaient le plus indignement du monde, et sa jeunesse et son patrimoine.

Il est vrai, qu’à ces excès de tous les genres, il avait conquis une magnifique et peu enviable célébrité.

On citait ses écuries, ses équipages, ses gens, son mobilier, ses chiens, ses maîtresses.

Ses chevaux de rebut faisaient encore prime, et une drôlesse distinguée par lui acquérait aussitôt une valeur plus grande, comme un effet de commerce sur lequel tomberait la signature de M. de Rotchschild.

N’allez pas croire, au moins, que ce jeune homme fût né mauvais! Il avait eu du cœur et même de généreuses idées, autrefois, à vingt ans. Six années de bonheurs malsains l’avaient gâté jusqu’à la moelle.

Vaniteux jusqu’à la folie, il était prêt à tout pour garder sa famosité. Il avait l’égoïsme farouche et terrible de quiconque n’a jamais eu à s’occuper que de soi et n’a jamais souffert. Enivré jusqu’au vomissement des plates flagorneries de soi-disant amis qu’attirait son argent, il s’admirait en conscience, prenant pour de l’esprit son cynisme brutal, et pour du caractère son superbe dédain de toute morale, son manque absolu de principe et son scepticisme idiot.

Et faible, avec cela. Ayant des caprices, jamais une volonté. Faible comme l’enfant, comme la femme, comme la fille.

On retrouve sa biographie dans tous les petits journaux du moment, qui colportaient à l’envi les mots qu’il faisait ou qu’il aurait pu faire à ses heures de loisir.

Ses moindres faits et gestes sont relatés.

Une nuit, soupant au Café de Paris, il jette toute la vaisselle par la fenêtre; c’est mille louis qu’il en coûte. Bravo! Le lendemain, après boire, il fait scandale avec une drôlesse dans une loge d’avant-scène, et il faut l’intervention du commissaire de police. On n’est pas plus régence.

Un matin, Paris-badaud apprend avec stupeur qu’il s’envole en Italie avec la femme du banquier X… une mère de famille de dix-neuf ans.

Il se bat en duel et blesse son adversaire. Quel courage! La semaine suivante, c’est lui qui reçoit un coup d’épée. C’est un héros!

Une fois, il va à Bade et fait sauter la banque. Une autre fois, après une séance de jeu de soixante heures, il réussit à perdre cent vingt mille francs contre un prince russe.

Il est de ces esprits que le succès exalte, qui convoitent les applaudissements, mais qui jamais ne s’inquiètent de la nature de ceux qu’ils obtiennent. Le comte Hector était un peu plus que ravi du bruit qu’il faisait par le monde. Avoir sans cesse son nom, ses initiales, dans les bulletins du Monde parisien lui paraissait comble de l’honneur et de la gloire.

Il n’en laissait rien paraître, toutefois, et même avec une désinvolture charmante, il disait après chaque nouvelle aventure:

– Ne cessera-t-on donc jamais de s’occuper de moi?

Puis, dans les grandes occasions, empruntant un mot à Louis XV, il disait:

– Après moi le déluge.

Le déluge arriva de son vivant.

Un matin du mois d’avril, son valet de chambre, qui était un bâtard scrofuleux de quelque portier parisien, par lui formé, dressé et stylé, l’éveilla sur les neuf heures en lui disant:

– Monsieur, il y a dans l’antichambre, en bas, un huissier qui vient, à ce qu’il prétend, pour saisir les meubles de Monsieur.

Hector se retourna sur ses oreilles, bâilla, se détira et répondit:

– Eh bien, dis-lui de commencer l’opération par les écuries et les remises et remonte m’habiller.

Il ne parut pas autrement ému, et le domestique se retira surpris et émerveillé du flegme de son maître.

C’est que le comte avait du moins ce mérite de savoir au juste à quoi s’en tenir sur sa situation financière, et cette invasion de l’huissier, il la prévoyait, je dirai plus, il l’attendait.

Il y avait trois ans qu’à la suite d’une chute de cheval qui le mit sur le lit six semaines, le comte de Trémorel avait mesuré la profondeur du gouffre où il courait.

Alors, il pouvait encore se sauver. Mais quoi! il lui eût fallu changer son genre de vie, réformer sa maison, apprendre qu’il faut vingt pièces d’un franc pour faire un louis! Fi, jamais!

Il lui parut que, donner un louis de moins par mois à sa maîtresse en titre, ce serait rogner d’un centimètre le piédestal que lui avaient élevé ses contemporains. Plutôt mourir!

Et après mûres réflexions, il se dit qu’il irait jusqu’au bout. Ses aïeux ne mouraient-ils pas tout d’une pièce? Le mauvais quart d’heure venu, il s’enfuirait à l’autre bout de la France, démarquerait son linge et se ferait sauter la cervelle au coin de quelque bois.

L’échéance fatale était arrivée.

C’est qu’à force de contracter des obligations, de signer des lettres de change, de renouveler des billets, de payer des intérêts et les intérêts des intérêts, de donner des commissions et des pots de vin, d’emprunter toujours et de ne jamais rendre, Hector avait dévoré le patrimoine princier – près de quatre millions en terres – recueilli à la mort de son père.

L’hiver qui venait de s’écouler lui avait coûté cinquante mille écus. Il y avait huit jours qu’ayant tenté un dernier emprunt de cent mille francs, il avait échoué.

On l’avait refusé, non que ses propriétés ne valussent plus qu’il ne devait, mais les prêteurs sont prudents et ils savent l’incroyable dépréciation des biens vendus aux enchères.

C’est pourquoi le valet de chambre du comte de Trémorel, entrant et disant: «Monsieur, c’est l’huissier», semblait en réalité quelque spectre de commandeur criant: «Au pistolet, maintenant.»

Il prit crânement l’avertissement et se leva en murmurant:

– Allons, c’est fini.

Il était fort calme et plein d’un beau sang-froid, bien qu’un peu étourdi. Mais le vertige est assez excusable, lorsque, sans transition, on passe de tout à rien.

Sa conviction étant qu’il faisait sa dernière toilette, il ne voulait pas qu’elle fût inférieure à ses toilettes de tous les jours. Parbleu! C’est en grande tenue de cour que la noblesse française allait au combat.

En moins d’une heure, il fut prêt. Il passa, comme d’ordinaire, sa chaîne de montre à coulants de brillants dans la boutonnière de son gilet, puis il glissa dans la poche de côté de son léger pardessus une paire de mignons pistolets à deux coups, à crosse d’ivoire, chef-d’œuvre de Brigt, l’artiste armurier anglais.

Alors, il renvoya son domestique, et ouvrant son secrétaire il inventoria ses suprêmes ressources.

Il lui restait dix mille et quelques cents francs.

Avec cette somme, il pouvait entreprendre un voyage, prolonger son existence de deux ou trois mois, mais il repoussa avec horreur la pensée – indigne de son beau caractère – d’un misérable subterfuge, d’un sursis déguisé, d’un recours en grâce.

Il songea, au contraire, que ces dix billets de mille francs allaient lui permettre une somptueuse largesse dont il serait parlé dans le monde.

Il se dit qu’il serait chevaleresque d’aller demander à déjeuner à sa maîtresse et de lui faire cadeau de cet argent au dessert. Pendant le déjeuner, il serait étourdissant de verve, de gaieté, de scepticisme railleur, puis, à la fin, il annoncerait son suicide.

Cette fille ne manquerait pas d’aller partout raconter la scène; elle répéterait sa dernière conversation – son testament politique – et le soir on en causerait dans tous les cafés, il en serait question dans tous les journaux. Cette idée, ces perspectives d’éclat le réjouirent singulièrement et le réconfortèrent tout à fait. Il allait sortir, lorsque son regard tomba sur l’amas de paperasses que contenait son secrétaire. Peut-être s’y trouvait-il un écrit oublié capable de ternir la pureté d’acier de sa mémoire.

Vivement il vida les tiroirs dans la cheminée sans regarder, sans choisir, et il mit le feu à cette masse de papiers.

C’est avec un sentiment d’orgueil bien légitime qu’il regardait s’enflammer tous ces chiffons, lettres d’amour ou lettres d’affaires, doubles obligations, titres de noblesse ou de propriété. N’était-ce pas son passé éblouissant qui flambait à mettre le feu dans la cheminée!

Le dernier chiffon était consumé, il songea à l’huissier et descendit.

Cet officier ministériel dans l’exercice de ses fonctions, n’était autre que M. Z… huissier audiencier, le mieux mis et le plus poli des huissiers, homme de goût et d’esprit, ami des artistes, poète lui-même, à ses heures.

Il avait déjà saisi dans les écuries huit chevaux, avec leurs harnachements, selles, brides, mors, couvertes; et dans la remise, cinq voitures avec leurs apparaux, coussins doubles, capotes mobiles, timons de rechange, lorsqu’il aperçut dans la cour le comte Hector.

– Je procédais fort lentement, monsieur le comte, lui dit-il, après l’avoir salué, peut-être désirez-vous arrêter les poursuites. La somme est importante, il est vrai, mais dans votre position…

– Sachez, monsieur, répondit superbement M. de Trémorel, que si vous êtes ici c’est que cela me convient. Mon hôtel ne me plaît plus, je n’y remettrai jamais les pieds, ainsi vous êtes le maître; allez.

Et pirouettant sur ses talons, il s’éloigna.

Et Me Z… bien désillusionné se remit à l’œuvre. Il allait de pièce en pièce, admirant et saisissant. Il décrivait les coupes de vermeil gagnées aux courses, les collections de pipes, les trophées d’armes. Il saisit la bibliothèque, un meuble splendide, et tous les volumes qu’elle contenait: un Manuel d’hippiatrique, La Chasse et la pêche, Les Mémoires de Casanova, Le Duel et les duellistes, Thérèse, La Chasse au chien d’arrêt

Pendant ce temps, le comte de Trémorel plus que jamais résolu au suicide, remontait le boulevard, se rendant chez sa maîtresse, qui occupait près de la Madeleine un petit appartement de six mille francs.

Cette maîtresse, Hector l’avait huit ou dix mois auparavant lancée dans le demi-monde, sous le nom de miss Jenny Fancy.

Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
28 września 2017
Objętość:
450 str. 1 ilustracja
Właściciel praw:
Public Domain

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