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Czytaj książkę: «L'enfer et le paradis de l'autre monde», strona 9

Czcionka:

– Monsieur, dit-elle, c’est mon petit frère.

– Bon Dieu, c’est bien extraordinaire. Comment est-il venu ici?

– Je ne sais, monsieur, répliqua Madeleine.

– Comment es-tu venu ici, Jean? Où sont maman et papa? où sont-ils, Jean?

– Je ne sais pas, dit l’enfant, qui semblait un peu déconcerté de ce qui se passait.

– Mais enfin?

– Eh! je me suis sauvé. Je les ai laissés à un bon bout de chemin, je suis revenu ici par le chemin de fer, et personne ne l’a su. Il n’y avait pas à manger avec eux, c’est pour ça que je me suis sauvé. Je n’aurais pas pris la clef si j’avais eu quelque chose à manger. Personne ne veut me donner de pain, et je n’ai rien mangé depuis hier.

Triste nouvelle, bien triste pour la pauvre Madeleine!

Cependant elle réprima, autant que possible son émotion, et tourna ses yeux sur le maître de la maison pour implorer la grâce du petit coupable.

Borrowdale la comprit.

Il tira à l’écart Stitch, et, après avoir échangé avec lui quelques paroles à mi-voix, il s’approcha tranquillement de la jeune fille et l’invita à emmener son frère à sa maison et à l’y garder jusqu’à ce qu’il revînt.

Inutile de dire que Madeleine se hâta d’obéir à cette obligeante invitation.

– Comment ça? comment ça? s’écria Squobb sortant de la préoccupation où il était plongé depuis une minute ou deux; est-ce que vous le laissez échapper?

– Ne faites pas attention, Squobb, ne faites pas attention, lui répliqua doucement Borrowdale. C’est arrangé. Stitch est satisfait. Ce garçon avait faim, rien à manger et aucune notion au sujet de la propriété, ajouta-t-il en souriant. Venez; nous irons ailleurs. Stitch m’a promis de trouver quelque chose à faire pour la jeune fille. De cette façon, tout s’arrangera, de ce côté au moins. Vous trouverez, je crois, en elle, bon vouloir et intelligence, Stitch, ajouta-t-il en se retournant. Nous l’aurions bien gardée à notre service, mais elle n’a pas été accoutumée à cela, et madame Borrowdale dit que, quoiqu’elle soit pleine de bonne volonté, elle n’entend rien à servir.

– Oh! c’est assez juste, répliqua Stitch. Quelques-unes des meilleures ouvrières que j’ai eues ne pouvaient faire des domestiques… Et les meilleures domestiques sont souvent incapables d’exécuter cette sorte d’ouvrage. C’est un fait. J’en ai plus d’une fois fait l’expérience. C’est ce qui nous montre la nécessité, puisque nous avons différentes aptitudes et dispositions dans le pays, d’avoir aussi diverses espèces d’occupations pour pouvoir tirer parti de tous les individus. Et l’on ne peut arriver à cela qu’en encourageant les branches de l’industrie qui exigent la diversité des talents et des goûts.

– Allons, monsieur White, dit Borrowdale quand ils eurent regagné la rue, nous allons essayer de vous placer maintenant. De ce côté, Squobb, je veux voir Sherute, le fabricant de cigares, ajouta-t-il en entraînant l’éditeur vers King street.

Ayant trouvé Sherute dans son magasin, Borrowdale lui parla ainsi:

– Eh bien, Sherute, comment vont les affaires?

– Pas brillantes, pas brillantes; pourtant elles sont un peu mieux qu’elles n’ont été. Les derniers changements apportés au tarif les ont merveilleusement améliorées.

– Alors peut-être pourrez-vous me rendre le service de prendre un homme de plus. Il a été élevé au milieu des manufactures de tabac.

– Pour vous obliger, j’essayerai; mais…

– C’est assez, dit Borrowdale; je vous remercie, quand pourra-t-il venir?

– Oh! n’importe! demain.

– Bon, voilà pour vous, White. Maintenant, allez chez vous porter cette bonne nouvelle. Demain, vous comprenez!

– Merci vous, merci lui, massa; ben obligé, bon! répondit le nègre en battant des mains.

Il salua vivement et partit comme une flèche.

– Comment se fait-il, Sherute, dit Borrowdale, que tant de gens de couleur n’aient pas d’occupation? Il y a quelque chose comme six cents nègres en ville, et bien peu sont employés.

– Oh! c’est tout simple, répondit Sherute. Leur genre de vie avant de venir ici, le climat qui les a vus naître, leur tempérament et leur constitution, les rendent totalement impropres au travail manuel. La chose qu’ils entendent le mieux et qui leur est la plus profitable, c’est la manufacture du tabac. Mais jusqu’ici nous les avons privés de cette ressource par une politique commerciale ruineuse; et, tout en les encourageant à fuir les États-Unis, nous avons aidé à renforcer le préjugé qui pèse sur eux, en admettant en franchises sur nos marchés les produits des ex-propriétaires d’esclaves et en leur volant leur pain, et en les réduisant à se faire mendiants, vagabonds et criminels, comme chaque jour des exemples se produisent sous nos yeux. Cependant les dernières modifications apportées au tarif ont fait beaucoup de bien. Quoique la protection ne soit pas suffisante et pas assez assurée contre le rappel, pour nous garantir un grand développement d’affaires, nous pouvons cependant signaler déjà une amélioration sensible sur les années dernières. Ce nouveau tarif a déterminé la construction à Montréal d’une nouvelle fabrique qui emploiera plusieurs centaines de mains. C’est encourageant. Mais cela n’est pas suffisant. Notre salut repose dans l’annexion aux États-Unis; car, tant que nous serons sujets de la Grande-Bretagne, son gouvernement et sa politique feront si bien que les manufactures s’élèveront difficilement dans notre pays. Fondamentalement, l’Angleterre n’admet pas que l’on doive fabriquer ailleurs que chez elle. Hostile à toute concurrence, elle vise à accaparer le monopole des fournitures dans le monde entier…

– Allons! Squobb, mon cher Squobb, encore une note pour vous, interrompit Borrowdale.

– Oh! je ne sais pas trop si nous avons besoin de nègres ici, et je crois que nous nous passerions fort bien d’eux, dit Squobb.

– Je commence à désespérer de faire jamais rien de vous, Squobb, dit Borrowdale. Vous êtes incorrigible. Il faut compter avec vous, je vois. Mais poursuivons. Au revoir, Sherute; je vous suis obligé.

Borrowdale se rendit ensuite chez un fondeur, dans le voisinage d’Yonge street, pour parler en faveur de Mark, qui était forgeron de son état.

– J’ai remarqué, Squobb, dit Borrowdale en entrant dans le magasin, qui était bien approvisionné de poêles et ustensiles en fer, que vous parlez beaucoup de l’augmentation des droits sur les articles manufacturés. Voyons quel est le résultat du dernier droit de quinze pour cent.

– Soit, dit l’éditeur avec plus d’ennui que de curiosité.

– Hé! Castham, dit Borrowdale s’adressant au propriétaire de l’établissement, qui arrivait à leur rencontre, de combien l’impôt de quinze pour cent a-t-il fait hausser le prix des poêles ici?

– Hausser! fit Castham surpris et étendant la main droite vers une grande collection d’articles de ferronneries; hausser! Au contraire. Si vous vous rappelez les prix de l’année dernière, vous verrez que chaque article protégé par le droit est de dix à quinze pour cent meilleur marché.

– Ah! ah! vous l’entendez, Squobb? Mais comment cela se peut-il, Castham?

– C’est tout simple! nous sommes plus sûrs de notre vente: nous vendons le double; et l’argent restant dans le pays, au lieu d’être envoyé aux États-Unis, nous vendons au comptant au lieu de vendre à crédit comme par le passé. Les Yankees vendaient au comptant, tandis que nous, pour vendre, étions obligés d’accorder de longs crédits et de retirer notre argent comme nous pouvions. Vous voyez la différence. C’est tout simple.

Après quelques autres paroles de ce genre, M. Borrowdale, aussi réjoui que Squobb était confondu, fit part à Castham de l’objet de sa visite, et quoique ce dernier se trouvât dans la même position que le fabricant de cigares, l’affaire finit par s’arranger d’une manière satisfaisante pour Mark.

Squobb en avait assez.

Il tenta de se retirer.

Mais, bon gré mal gré, Borrowdale réussit encore à le mener ailleurs, pour placer Guillaume.

Tout était terminé, chacun était content, l’éditeur excepté, et nos deux personnages revenaient dans l’intention de prendre un verre de madère, quand tout à coup Borrowdale se retourna au milieu du trottoir et s’arrêta comme cloué au sol.

– Qu’est-ce encore? demanda Squobb avec humeur.

L’autre ne répondit pas.

Il considérait une créature humaine accroupie sur la première marche d’une maison.

Cette créature semblait descendue aux derniers degrés de la misère.

À peine quelques lambeaux d’étoffe couvraient-ils ses membres, dont les chairs bleuies par le froid se montraient en vingt places.

– Bon Dieu! qu’en voilà un qui paraît misérable! exclama le philanthrope en fouillant dans ses poches. Voyons, Squobb, tâchons d’achever une matinée bien commencée, en faisant quelque chose pour cet infortuné.

Squobb haussa imperceptiblement les épaules.

– Mon brave homme, dit Borrowdale abordant le malheureux, vous êtes dans la détresse; que pouvons-nous faire pour vous?

Il leva des yeux hagards, et secoua la tête d’un air incrédule.

Borrowdale renouvela sa question.

– De l’ouvrage, monsieur, de l’ouvrage, c’est tout ce que je demande.

– Eh! je le pense bien, reprit Borrowdale, mais quel est votre métier, mon brave homme?

– Je suis imprimeur, monsieur.

– Imprimeur; voyons. Eh! M. Type lui donnera sûrement quelque chose à faire, n’est-ce pas, Squobb? J’en suis certain, je le connais.

L’homme hocha encore la tête.

– Vous vous êtes déjà présenté là, hein? interrogea Borrowdale.

– Fréquemment, monsieur.

– N’importe, levez-vous. Je lui demanderai ce service.

Le malheureux obéit, et ils se dirigèrent tous trois vers les ateliers de M. Type.

– Bonjour, monsieur Type; je désirerais que vous donnassiez un peu d’ouvrage à ce pauvre homme. Ne dites pas non; je vous le demande comme une faveur particulière.

– Vraiment, dit Type, si votre prière n’était pas si sérieuse, je croirais que vous voulez plaisanter. Il n’y a comparativement pas d’impressions dans ce pays, mon cher monsieur; les Américains font tout. Donnez-nous la protection la plus petite…[9]

– Quoi! s’écria Squobb reculant d’une patriotique horreur et plongeant la main dans les poches de son habit pour en exhumer le grand réceptacle de ses grandes idées, – mettre une taxe sur la pensée! Quoi! voulez-vous révolutionner le pays?

– Oui, répliqua tranquillement M. Type, nous voulons révolutionner l’état actuel des choses et rendre le pays prospère, car vous conviendrez avec moi que, maintenant, tout va mal. Donnez-nous une légère protection; nous ne demandons rien d’extravagant; et notre façon de taxer la pensée, comme vous dites, sera celle-ci: – en premier lieu, j’emploierai, tout de suite, pour mes ateliers, trois cents mains extra; et, en moins de six mois, vous n’aurez pas moins de quinze cents imprimeurs et relieurs, profitablement et continuellement occupés dans le pays; et ces mêmes ouvriers sont peut-être, en ce moment, sans travail, mendiants et pressés par le besoin comme le pauvre homme que vous m’amenez là. En second lieu, il n’existe dans ce pays aucun livre utile ou populaire dont nous ne puissions entreprendre l’impression à aussi bon marché, et, en beaucoup de cas, à meilleur marché qu’aux États-Unis. De plus, la différence faite sur la reliure des livres scientifiques et autres dans notre pays nous permettra, dans tous les cas, de les vendre aux mêmes prix que les exemplaires des éditions américaines. Et les milliers de louis qui sont envoyés pour soutenir les imprimeries des États resteront dans notre pays et favoriseront nos ateliers de typographie, notre littérature, nos papetiers, nos fondeurs de caractères, en donnant du travail à nos gens.

– Eh bien, eh bien! Squobb, qu’en dites-vous? s’écria Borrowdale. Que vous semble de la taxe sur la pensée? pas si terrible, hein?

Il fallut beaucoup d’insistances pour décider M. Type à prendre un nouvel ouvrier; mais à la fin la charité l’emporta en lui peut-être sur ses propres intérêts, et il consentit à recevoir le protégé du philanthrope.

Le résultat était le même pour le bon M. Borrowdale, qui, ravi d’un avant-midi aussi noblement dépensé, rentra à son domicile le cœur gonflé de douces émotions.

Il avait amené avec lui l’ouvrier imprimeur pour le faire manger et l’habiller un peu plus convenablement.

Bientôt il l’eut installé devant un bon feu flamboyant, dans la petite bibliothèque que Borrowdale avait derrière sa maison.

Ensuite il courut à la cuisine et pria Madeleine d’apprêter à la hâte quelques mets pour le pauvre homme.

Ses ordres donnés, il revint dans la bibliothèque, s’assit à côté de son hôte et commença à causer avec lui aussi familièrement qu’il l’eût fait avec le plus honorable monsieur de la chrétienté.

– Je m’aperçois que vous êtes depuis quelque temps sans ouvrage, dit-il. Êtes-vous de Toronto?

– Non, monsieur.

– Et arrivé…

– Depuis neuf ou dix mois, monsieur. Je suis parti, il y a une quinzaine, avec ma famille, pour aller chercher de l’emploi aux États. Mais ma femme et ma fille sont tombées malades en route… Le froid, le manque de nourriture, monsieur… Nous avons été obligés de nous arrêter à une petite ferme, dont les gens, quoique pauvres eux-mêmes, se sont montrés bien bons pour nous.

– Et comment alliez-vous?

– À pied, monsieur, à pied!

– À pied! ne me dites pas cela!

– Hélas! monsieur, nous n’avions pas d’autres moyens de voyager. Mais, arrivés devant cette ferme, je vis que c’était inutile d’essayer d’aller plus loin. Ça les aurait tuées, monsieur… Je les laissai là, et je fus attiré à Toronto par bien des raisons. Je revins dans l’espoir…

– Bon Dieu! interrompit Borrowdale, c’est comme… Il me semble… Quel est votre nom?

En ce moment Madeleine entra; elle portait sur un plateau des provisions.

Au bruit de son arrivée, l’étranger se retourna. En l’apercevant, la jeune fille poussa un cri et faillit laisser tomber le plateau, pendant que l’imprimeur, non moins agité, se levait et s’écriait en lui tendant les bras:

– Madeleine! Madeleine! ma pauvre Madeleine perdue! Merci, mon Dieu! oh! merci!

Déposant le plateau sur une table, elle vola dans ses bras.

Mordaunt pressa sa fille sur son sein avec une tendresse inexprimable.

À les voir, on eût dit qu’ils avaient été séparés pendant plus de dix années.

Il la couvrait de baisers, et elle répandait dans son sein des larmes délicieuses.

C’était un si touchant tableau, que Borrowdale sentit des pleurs mouiller sa paupière.

– Merci, mon Dieu! merci! répétait le pauvre père. Mes peines sont finies! merci, je suis heureux maintenant que j’ai retrouvé ma fille.

– Vous me pardonnez donc! balbutiait Madeleine au milieu de ses sanglots.

Voulant les laisser tout entiers à la joie de cette réunion, Borrowdale, avec sa délicatesse habituelle, se retira discrètement.

XII. Le contraste – Le dernier chez nous, ou Nous sommes tous chez nous

Noël était descendu dans l’oubli, le Nouvel An avait été trompeté, et l’on était au soir du Grand Jour des Rois, ce jour par excellence, ce jour glorieux des gâteaux monstres, de la gaieté universelle, lequel, quoique peu observé au Canada, reste toujours une des fêtes les plus solennelles et les plus brillantes pour ceux qui n’ont pas perdu le souvenir des vieilles institutions et des antiques coutumes de leur Mère Patrie, ou qui n’ont pas effacé des tablettes de leur mémoire ces vastes et inépuisables fontaines des joies de leur enfance, et des moments de véritable bonheur de leur jeunesse.

Cependant, depuis longtemps, bien longtemps, les Borrowdale négligeaient ces coutumes, tombées en désuétude, et quoiqu’ils eussent, naturellement, fait grande largesse à la Noël, plus grande au premier jour de l’an, ce jour, le jour immortel entre les immortels, ils en étaient venus à le méconnaître.

Aussi, ce jour-là, nous trouvons la famille des Borrowdale – madame Borrowdale, Laure et Borrowdale lui-même – assise près du bon petit feu de leur salon.

Ils sont seuls, s’occupant comme d’habitude, et nous ne voyons, autour d’eux, rien qui indique l’allégresse qui pétille à cette heure dans la «belle France» ou dans la vieille Angleterre, rien qui annonce que l’on se prépare à des réjouissances.

Chez eux, c’est précisément comme si pour tout le monde ce jour des jours, ce soir des soirs était bonnement un jour ouvrable qu’on pût passer solitairement sans impunité, oublier sans remords!

Cette soirée injuriée touchait à sa septième heure environ; nos trois personnes étaient placées autour d’une petite table. Les dames travaillaient à l’aiguille et Borrowdale lisait le Globe. Tout à coup il leva les yeux de dessus son journal, et portant sur sa femme un regard malicieux, il lui dit:

– Ma chère?

Sur ce, madame Borrowdale passa tendrement la main sur la chevelure de son incomparable Laure et répondit:

– Mon bon?

– Je vais sortir, ma chère, poursuivit Borrowdale.

– Vraiment?

– Oui, vraiment, et je m’en vais en veillée, qui plus est, continua mystérieusement Borrowdale.

– Que voulez-vous dire, papa? exclama Laure.

– Simplement que je vais en veillée, mon ange. Et qui plus est, à une veillée de noce, mon amour.

– Mon Dieu! qu’est-ce à dire? De quoi parle ton père, ce soir? s’écria madame Borrowdale.

– Que je vais à la noce! répliqua-t-il en souriant.

– À la noce! à cette heure?

– N’ayez pas peur, mes enfants, continua Borrowdale; cela peut être étrange, mais c’est aussi vrai qu’étrange, et vous ne saurez rien de plus à ce sujet jusqu’à mon retour. Ainsi, c’est dit, je pars. Mais, à propos, je veux vous laisser de quoi jaser pendant mon absence.

«Apprenez donc que j’ai réussi à trouver à Morland une place à Montréal, et qu’il est maintenant en route pour cette ville. J’ai fait un marché avec lui. Il m’écrira chaque semaine, et si d’ici à six mois il se conduit bien, je lui permettrai de venir nous voir… Qu’en dites-vous?

Une rougeur soudaine avait empourpré les joues de Laure, qui, pour dissimuler son trouble, baissa la tête sur son ouvrage.

Borrowdale échangea un coup d’œil rapide avec sa femme et poursuivit:

– Ce n’est pas tout, si pendant douze mois sa conduite est bonne, irréprochable, nous oublierons le passé, et il sera admis chez nous sur le même pied qu’auparavant. Est-ce bien, ça, ma chère, hein?

Par un phénomène d’optique extraordinaire et inexpliqué jusqu’ici, tous les yeux, – ceux de papa, de maman et de Laure, se rencontrèrent à cet instant et parlèrent, et lurent, et approuvèrent, et dirent distinctement que c’était bien, que tous espéraient que le résultat serait également bien, – dans le fait, qu’ils croyaient que cela serait.

Alors il ne fut rien dit de plus sur cette affaire; mais que maman et Laure en parlèrent tant et plus après le départ de papa, voilà qui est extrêmement probable.

Cependant, comme Borrowdale se mit aussitôt en route et comme nous sommes obligés de le suivre, impossible à nous de rapporter les termes de cet entretien, qui dut ne manquer ni d’animation ni de charmes.

Toujours confiant dans la perspicacité du lecteur et dans l’infaillibilité de son imagination, nous lui cédons le plaisir de concevoir la conversation de la mère et de la fille.

Borrowdale se jeta vivement dans Queen street, et il se dirigeait à l’ouest de la rue, en marchant de ce pas léger, élastique qui semble être le signe de la bienveillance naturelle et le précurseur d’un acte de charité, quand, soudain, il entendit une voix s’écrier derrière lui:

– Ah! cher monsieur, enchanté de l’apprendre! Mais, permettez, je vais en prendre note. Ici, ce bec de gaz m’éclairera; un moment, s’il vous plaît.

– Pardieu! c’est là Squobb, pensa Borrowdale.

S’approchant d’un magasin, il reconnut en effet le journaliste.

– Comment vous portez-vous, Squobb?

– Très bien, très bien.

– Et Fleesham?

– Mais le voilà.

Squobb indiquait un autre personnage qui s’était retiré à quelques pas dans l’embrasure d’une porte.

Borrowdale s’avança vers lui et lui prit la main:

– Mais on ne vous voit plus, lui dit-il; il y a au moins un siècle que je ne vous ai rencontré. Que devenez-vous?

– Ah! pour vous dire la vérité, répondit Fleesham d’un ton qui ne lui était pas habituel, je suis tout honteux et dégoûté de moi. C’est un fait réel, je l’avoue franchement.

Borrowdale, assez surpris, se mit à regarder le journaliste et son bailleur de fonds.

– Oui, reprit Fleesham, je vois clairement aujourd’hui que je me suis conduit comme un âne et une brute dans toute cette affaire de la jeune fille et du pauvre Morland. J’aurais dû me montrer meilleur. Franchement, messieurs, sans essayer de rien déguiser, je confesse que certaines peccadilles de jeunesse auraient dû m’apprendre à suivre une autre voie que celle que j’ai suivie. C’est mal, on ne peut plus mal. Je ne me le pardonnerai jamais, et si je ne parviens pas à réparer tout de suite mes torts envers eux, je… maudirai mon existence!

Il prononça ces paroles avec une chaleur qui ne permettait pas de douter une seconde de leur sincérité.

Borrowdale en fut étourdi.

Cette déclaration de la part d’un homme de la trempe de Fleesham était vraiment foudroyante.

Cependant le timbre de la voix de Fleesham avait résonné comme une suave mélodie aux oreilles du philanthrope!

Toutes les fibres de sa bienveillance s’étaient dilatées.

Il n’aurait pas donné ce moment de jouissances intimes pour tout l’or du monde.

Entendre Fleesham se condamner! Voir Fleesham humilié dans sa propre estime! Écouter les reproches qu’il s’adressait! Recevoir de la bouche de Fleesham lui-même l’aveu que Fleesham avait mal agi! qu’il était indigne de vivre!

L’univers courait-il à une dissolution? Un cataclysme épouvantable allait-il changer la face du globe?

Ma foi, c’était à n’y rien comprendre!

Aussi se contenta-t-il, après une minute d’ébahissement, de saisir la main de Fleesham et de la lui presser cordialement dans la sienne. Ils ne prononcèrent pas une parole et seraient demeurés longtemps sans doute dans le silence, si la voix nasillarde de Squobb n’était venue les troubler.

– C’est cela, c’est cela! s’écria le journaliste relisant complaisamment une note qu’il avait jetée sur son carnet, à la lueur du bec de gaz. Hé! Borrowdale, permettez que je vous communique ce petit entrefilet? Pas d’objection, n’est-ce pas? Je commence: – «Fleesham est entièrement revenu de ses prétendus principes de libre-échange. Il comprend que le seul espoir de prospérité future pour le Canada est l’établissement et l’encouragement des manufactures indigènes. Quant à l’annexion aux États-Unis, elle serait préférable, mais en sa qualité de loyal sujet de Sa Majesté, il n’ose encore en proclamer l’efficacité. Il voit aussi que l’on ne peut faire fleurir notre pays qu’en protégeant les produits manufacturés contre la concurrence ruineuse de l’étranger. – Série d’articles à lancer immédiatement en faveur de cette cause».

Ayant fini, Squobb guigna Borrowdale:

– Eh bien! qu’en dites-vous? qu’en dites-vous?

– Vous ne plaisantez pas? s’écria Borrowdale tombant d’étonnement en étonnement.

– Jamais, fit Squobb, se rengorgeant dans sa dignité d’éditeur.

– Ah! donnez-moi la main. Donnez-moi la main. C’est magnifique, c’est splendide, c’est…

– Votre œuvre! dit Fleesham.

– Allons, allons, reprit Borrowdale, quand le premier moment de l’excitation fut calmé, venez avec moi maintenant. Je veux vous montrer quelque chose qui vous fera plaisir à tous deux. Squobb, vous vous rappelez notre petit travail de l’autre matin. Eh bien, je vais vous montrer le résultat.

Passant son bras sous ceux de ses amis, il les entraîna à sa suite.

Ils longèrent Queen street jusqu’à Spadina avenue, en causant de l’heureuse métamorphose, et enfin s’arrêtèrent devant un petit cottage propre, respectable, quoique sans prétention et sans recherche aucune.

– Chut! fit Borrowdale.

– Qu’est-ce donc?

On entendait le bourdonnement d’une contredanse dominé par les accords de l’antique et immortel violon.

– C’est commencé! c’est commencé! s’écria Borrowdale, frappant joyeusement dans ses mains. Superbe! Allez, mes enfants! En avant!

En disant cela, il traversa un jardinet blanchi par la neige et frappa à la porte, qui s’ouvrit sur-le-champ, comme par enchantement, et un joli spectacle, un ravissant spectacle, ma foi, se présenta aux regards des trois visiteurs!

La porte donnait droit dans la pièce principale, et cette pièce principale, toute resplendissante de lumière, était pleine de créatures rieuses, heureuses, babillardes, folâtres, simples et franches, livrées à toute l’ardeur de la plus aimable gaieté. À peine Borrowdale fut-il aperçu que les danses cessèrent, le violon se tut et toute la bruyante compagnie vint se presser autour de lui.

Ce fut une avalanche de remerciements, une tempête de félicitations, mille expressions de gratitude qui tombèrent sur sa tête.

– Merci! ah! merci, monsieur, d’avoir bien voulu nous honorer de votre présence, après tous les bienfaits dont vous nous avez comblés, criait Mordaunt.

Et le brave imprimeur paraissait en ce moment le plus heureux père qui jouit d’une famille et d’un foyer.

En dix jours, le contentement l’avait rajeuni de dix ans, et l’on n’aurait pas supposé, en le voyant si gai, si jovial, que le chagrin et le désespoir l’eussent jamais serré de si près.

– Mais comment pourrons-nous vous témoigner notre reconnaissance? dit madame Mordaunt, sur le visage et dans le maintien de qui on admirait un changement aussi favorable qu’en son mari.

La bonne dame poussait devant elle son petit Jean tout fier dans son costume de drap du pays.

Mark, Guillaume, Ellen étaient aux côtés des deux époux, et partageaient, est-il besoin de le dire? le sentiment d’allégresse et de reconnaissance générales; – tandis que Madeleine, la belle et intéressante Madeleine – naguère si désolée, si abattue – rouge de plaisir, de pudeur, passait timidement sa mignonne main par-dessus l’épaule de Guillaume, son bienheureux et bien cher époux.

C’était un gracieux tableau.

La simplicité en formait les traits et la gaieté l’illuminait partout.

Mais qu’était-ce que cela, qu’était-ce que tous ces éclats de joie, comparés aux démonstrations que multipliaient, au centre de la foule, les mains, bras, yeux, jambes, tête, et toutes les propriétés corporelles, en un mot, de notre ami M. White, le musicien, le maître des cérémonies, le généralissime de la soirée, dont le pétillant violon avait transporté d’aise Borrowdale en arrivant à la maison?

Tout cela, ce n’était rien, moins que rien – un atome dans l’univers – quelque chose qui n’avait aucun droit, aucun titre au parallèle, et peut-être est-ce la meilleure description qu’on en puisse donner, car nulle plume inspirée par une idée mortelle ne pourrait réellement lui rendre justice.

– Allons, allons, mes amis, c’est trop, dit Borrowdale confus de l’ovation dont il était l’objet. Je vais être obligé de me sauver si vous continuez. Je vous ai promis de danser avec notre jolie Madeleine aujourd’hui, et me voici tout prêt. Ne me forcez pas à enfreindre ma promesse. Vous ne le voulez pas, n’est-ce pas?

Quiconque aurait vu Fleesham, le rigide, l’inflexible Fleesham interrompre son ami à ce point, s’élancer vers Madeleine, prendre par le bras la jeune femme demi-effrayée, lui offrir ses excuses, protester du chagrin que lui inspiraient ses torts envers elle, et faire mille extravagances pour prouver son bon vouloir actuel, – se serait frotté les yeux en se demandant s’il n’était pas le jouet d’une illusion.

Cependant Fleesham fit tout cela, et d’une manière si irrésistible que, cinq minutes après, il était au milieu des honnêtes ouvriers tout aussi à son aise que chez lui.

Ce n’est pas tout.

Cédant à l’entraînement général, Squobb consentit à descendre du pinacle de son intelligence éditoriale pour jouer le rôle de simple mortel, causer comme les autres, rire avec eux et se montrer bon garçon.

La révolution était complète.

Borrowdale en perdait la tête.

– Allons, amis, s’écria ce dernier, pas d’interruption. Je n’ai qu’une heure à vous consacrer. Il faut danser! – Monsieur White, accordez votre instrument, et en avant la musique!

White n’avait pas besoin d’être stimulé, comme bien vous pensez. Aussi White n’hésita pas une seconde.

En un clin d’œil White fut à l’ouvrage, avec tout le zèle, l’énergie et la force physique dont White était heureusement doué.

Il fallait le voir envoyer finement, légèrement l’archet sur les cordes et vivement donc! Paganini eût été jaloux des succès de White, bien sûr!

Peut-être les notes n’étaient-elles pas toujours justes. Mais qu’importe! elles étaient sifflantes. Elles travaillaient l’oreille et White était enchanté, je vous laisse à imaginer.

Alors commença une des plus grandes scènes dont peut-être ont été, peuvent avoir été, ou seront témoins les âges passés, présents et à venir.

Contemplez le gros et joufflu Borrowdale s’emparant de la timide Madeleine, aussi aérienne qu’une fée, et la faisant tourner, tourner prestement au milieu des groupes de danseurs; et dites-nous si vous avez jamais vu cela, si vous pensez le voir jamais. Puis c’est Guillaume avec madame Mordaunt, et Mark avec une charmante fillette, potelée, aux joues roses comme la pêche; puis encore Mordaunt qui suit la ronde avec les petits enfants.

N’est-ce pas assez pour animer les briques et le mortier de la chambre, et entraîner la maison elle-même dans un galop!

Mais quand Fleesham, le moral, l’immaculé, le roide Fleesham, se mit en branle, quand on le vit osciller, à droite, à gauche, et lancer en avant et tour à tour ses longues jambes, se dresser sur l’orteil, retomber légèrement sur le talon, essayer des poses terpsichoréennes inédites, et bondir gracieusement, s’incliner plus gracieusement encore devant Ellen, lui passer délicatement la main autour de la taille et l’emporter comme une plume au cœur de la danse, Borrowdale s’arrêta interdit, se demandant si une catastrophe n’était pas imminente, si la terre n’allait pas trembler dans ses fondements, et si le crin-crin de White n’était pas la trompette du jugement dernier.

Squobb ne put résister à un pareil exemple.

Aussi bientôt le fidèle Achate parodiait-il son patron, avec autant d’ardeur qu’il en aurait apporté dans la transcription sur son carnet d’une de ses puissantes inspirations éditoriales.

Les voici tous heureux, contents du présent, remplis de riantes perspectives d’avenir. Nous ne pouvons désirer davantage, et ne voulions pas moins pour eux; disons-leur adieu, et profitons de la leçon que nous ont donnée leurs souffrances, tout en nous réjouissant de leur joie.