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Jeanne de Constantinople

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Jeanne de Constantinople
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AVANT-PROPOS

L'histoire de Jeanne de Constantinople, comtesse de Flandre et de Hainaut, offre un mémorable exemple des vicissitudes de la fortune. Celles qu'eut à subir cette princesse, durant près d'un demi-siècle, furent, en effet, aussi diverses qu'émouvantes.

L'apprentissage du malheur commença pour elle dès l'enfance. La mort de sa mère, dans les contrées lointaines de l'Orient; la fin tragique de l'empereur Bauduin, son père, arrivée peu après, l'avaient rendue orpheline alors qu'elle n'avait pas quinze ans. Héritière des plus riches provinces de l'ancienne Gaule-Belgique, elle devint, presque aussitôt, la victime des convoitises politiques du roi Philippe-Auguste, qui l'arracha, ainsi que sa jeune sœur Marguerite, au sol natal pour la transférer à Paris, où elle resta comme en otage jusqu'à ce que les Flamands, toujours jaloux de leur indépendance nationale, obtinrent enfin qu'on leur rendît leur légitime souveraine.

Mariée, toujours au moyen d'intrigues politiques, à Fernand de Portugal, prince étranger plus aventureux que prudent et habile, les débuts de son règne furent marqués, d'abord par des luttes sanglantes qui amenèrent l'invasion de la Flandre; puis, après des alternatives diverses, par la formation de cette coalition fameuse que la jeune comtesse avait été impuissante à conjurer, et que devait bientôt anéantir la victoire de Philippe-Auguste à Bouvines.

Fernand de Portugal, prisonnier, est jeté dans la tour du Louvre, et c'en était fait de la nationalité flamande, sans le prestige que conservait toujours un peuple valeureux dont l'honneur était sauf; prestige que partageait aussi, il faut le dire, à un haut degré, par sa filiation et ses alliances de famille, la jeune princesse appelée à présider seule désormais aux destinées de la Flandre et du Hainaut.

Alors commence pour Jeanne de Constantinople le rôle actif et douloureux que lui a réservé la Providence au milieu des malheurs de sa patrie. Un double devoir lui est imposé comme femme et comme souveraine.

En vain elle implore, durant plusieurs années, avec la plus vive et la plus touchante persistance et au prix d'écrasants sacrifices, la délivrance de son époux. Le roi de France reste inflexible et menaçant.

Un autre chagrin de famille l'atteint cruellement. A la faveur des troubles de ces temps agités, sa jeune sœur Marguerite, confinée en Hainaut sous la garde de son tuteur Bouchard d'Avesnes, épouse ce dernier, et bientôt un triste mystère se révèle; l'on apprend que Bouchard a reçu les ordres dans sa jeunesse et que le mariage est sacrilège. Le scandale arrive à son comble. Jeanne implore vainement sa sœur pour le faire cesser. La papauté fulmine vainement aussi, et coup sur coup, des sentences d'excommunication. Bouchard et Marguerite, soutenus par la puissante maison d'Avesnes, se montrent inébranlables dans la résolution de maintenir une union que condamnent les lois divines et humaines. La comtesse, obligée d'user de son autorité souveraine, la voit méconnue par sa sœur et par toute la faction qui la soutient, et il en résulte des hostilités et des haines qui poursuivront la fille infortunée de l'empereur Bauduin au delà du tombeau, pour l'outrager jusque dans sa mémoire.

Mais la coupe d'amertume n'était pas pleine encore. Au moment où les déplorables dissensions causées par l'union de Marguerite de Constantinople avec un prêtre apostat poursuivaient leur cours, il survint en Flandre et en Hainaut un des plus étranges événements dont l'histoire fasse mention. Un aventurier apparaît tout à coup, en soutenant qu'il est l'empereur de Byzance Bauduin, que l'on croyait mort depuis vingt ans en Orient. La crédulité publique, si facile à émouvoir dans ces temps d'ignorance, est perfidement exploitée par les alliés et les amis de Bouchard d'Avesnes, ainsi que par plusieurs hauts barons dont la comtesse avait dû réprimer les velléités tyranniques. Elle se traduit bientôt par des manifestations populaires qui ébranlent sérieusement le pouvoir de la souveraine. Le faux Bauduin est acclamé partout où il se présente, et c'est triomphalement qu'on l'accueille dans les villes principales des deux comtés.

Jeanne, obligée de se réfugier dans le château-fort du Quesnoy, ne se laisse point abattre par ce coup de foudre. A son appel, le roi de France Louis VIII vint à Péronne. Les principaux chevaliers de Flandre et de Hainaut qui avaient accompagné l'empereur Bauduin à la croisade, y avaient été convoqués. L'imposteur, mandé en leur présence par le roi, ne put soutenir le rôle audacieux qu'il s'était arrogé, et, démasqué honteusement en public, à la grande confusion de tous ceux qui croyaient en lui ou feignaient d'y croire, il essaya par la fuite d'échapper au châtiment qu'il méritait; mais saisi peu de temps après en Bourgogne par un seigneur dont il était le serf et ramené en Flandre, cet homme, qui n'était qu'un simple ménestrel ou jongleur ambulant, fut, après jugement et la confession de son crime, supplicié à Lille.

Enfin, après plus de douze ans de captivité, le comte Fernand sort de la tour du Louvre et revient en Flandre. Une fille naît à la comtesse; elle perd cette enfant, seule consolation de ses longues infortunes, et, bientôt après, son époux lui-même lui est ravi, succombant aux suites d'une maladie dont il avait contracté le germe dans sa dure prison.

Au milieu de tant de sollicitudes et des angoisses de toutes sortes dont son existence n'avait cessé d'être abreuvée, la comtesse Jeanne ne faiblit point. Soutenue par les plus solides vertus chrétiennes et une inébranlable fermeté d'âme, elle ne faillit à aucune des obligations que lui imposait son rôle de souveraine ou plutôt de mère de ses sujets que les contemporains et la postérité lui décernèrent en l'appelant la bonne comtesse.

Remariée plus tard à un prince de la maison de Savoie, et devenue par cette union tante du grand homme qui devait s'appeler un jour saint Louis, elle accomplit, jusqu'à sa mort, la mission qu'elle s'était imposée, de travailler sans relâche au soulagement des misères publiques par d'innombrables fondations pieuses dont la plupart subsistent encore; à la répression des tyrannies féodales, en même temps qu'à l'émancipation et à l'éducation de ses sujets, sources premières de la prospérité sans égale dont ils devaient bientôt jouir.

Et quand son heure dernière eut sonné, ce fut de la mort d'une sainte qu'elle mourut, enveloppée dans la simple robe de bure des novices de l'abbaye de Loos, et avec de tels sentiments de résignation et de foi que le ménologe de Cîteaux inscrivit son nom parmi ceux des bienheureux de l'ordre.

La rivalité de races qui divisait les provinces de sa domination et les passions ardentes qui régnaient alors, ont bien pu susciter des écrivains qui ont quelquefois cherché à affaiblir ses mérites ou à dénaturer ses actes; il s'est même trouvé des chroniqueurs étrangers qui ont perfidement essayé de la calomnier dans sa vie publique ou privée; mais ces obscurs diffamateurs et leurs plagiaires modernes ne sauraient ternir une mémoire qui restera toujours pure et honorée, consacrée d'ailleurs qu'elle est par la reconnaissance publique et par les monuments de l'impartiale histoire dont nous nous sommes plus que jamais efforcé, dans cette nouvelle édition, de rester le fidèle écho.

Edward Le Glay.

I

Naissance de Jeanne de Constantinople. – Mort de sa mère la comtesse Marie de Champagne. – On apprend en Flandre la fin tragique de l'empereur Bauduin. – Douleur des Flamands. – Beaucoup ne veulent pas croire au trépas de Bauduin. – Jeanne et sa sœur Marguerite de Constantinople sont livrées au roi de France par leur tuteur. – Energiques réclamations et menaces des Flamands. – Les princesses sont renvoyées en Flandre. – Jeanne épouse Fernand, fils du roi de Portugal. – Arrestation du comte et de la comtesse de Flandre à Péronne, par Louis, fils du roi. – Louis les relâche après s'être emparé des villes d'Aire et de Saint-Omer. – Traité de Pont-à-Vendin. – Alliance du comte de Flandre avec le roi d'Angleterre. – Le comte refuse assistance au roi de France son suzerain. – Courroux de ce dernier. – Il dirige contre la Flandre l'expédition préparée contre l'Angleterre. – Incidents divers de la guerre. – Prise de Tournai par Fernand. – Siège de Lille – Les bourgeois rendent la ville au comte leur seigneur. – Philippe-Auguste envahit de nouveau la Flandre. – Il reprend Lille, la saccage et la brûle. – Préparatifs de la grande coalition contre la France. – L'empereur Othon à Valenciennes. – Partage anticipé de la conquête. – La comtesse Jeanne reste étrangère à la ligue et la désapprouve. – Intrigues de la reine Mathilde. – Philippe-Auguste s'avance vers la Flandre en tête de son armée. – Bataille de Bouvines.

Jeanne de Constantinople, fille aînée de Bauduin, neuvième du nom, comte de Flandre et de Hainaut et premier empereur latin de Constantinople, et de Marie de Champagne son épouse, naquit à Valenciennes en 1190[1]. Sa mère faillit mourir au moment de lui donner le jour. Elle était dans un état presque désespéré, lorsqu'à défaut de tout secours humain, le comte Bauduin eut l'inspiration d'invoquer l'assistance divine.

Il y avait alors, à la tête d'un des nombreux couvents de la ville épiscopale de Cambrai, un homme dont le renom de sainteté était universel. Il s'appelait Jean, et était abbé de Cantimpré. On racontait que de miraculeuses guérisons avaient été souvent accordées au mérite de ses prières. Le comte de Flandre l'envoya chercher. Alors eut lieu une scène touchante racontée par un chroniqueur contemporain, auteur de la vie du bienheureux Thomas de Cantimpré, dont il était l'ami. «Aussitôt que le serviteur de Dieu fut entré: «Mon Père, s'écria la comtesse, ayez pitié de mes souffrances, et mettez-vous en prière pour moi.» Touché de ses larmes, Jean se retira en sanglotant dans l'oratoire, et levant les mains au ciel: «Seigneur, dit-il, vous qui, pour châtier le péché de notre premier père, avez condamné la femme à enfanter avec douleur, et l'homme, son complice, à gagner le pain de chaque jour à la sueur de son front, exaucez nos prières, et faites que cette femme, qui se confie en votre miséricorde et vous invoque par ma voix, soit enfin délivrée des longues souffrances qu'elle endure, et qu'elle mette au monde un enfant, pour le salut et le bonheur de la patrie!»

 

»A peine l'homme de Dieu avait-il achevé son oraison que les chambrières de la comtesse accoururent, en grande liesse et jubilation, à la porte de l'oratoire, en annonçant au saint homme que leur dame et maîtresse venait de mettre une fille au monde, et à l'instant, les grandes dames de la cour apportent à Jean l'enfant nouveau-né, comme le fruit de ses prières. L'ami du Seigneur rendit grâces à Dieu et couvrit la petite fille de ses bénédictions. Ensuite on la porta sur les saints fonts de baptême[2], et, suivant l'ordre du comte et de la comtesse, on la nomma Jeanne, bien que personne jusque-là n'eût été appelé de ce nom dans la famille des comtes de Flandre[3]

Cette enfant prédestinée passa ses premières années à la cour de son père, entourée de toutes les sollicitudes, et sans qu'aucun événement grave vînt troubler sa jeune âme. Mais elle avait dix ans à peine lorsqu'elle apprit qu'elle allait être bientôt privée des joies de la famille et séparée de ses parents bien-aimés. Le mercredi des Cendres de l'année 1200, le comte de Flandre et de Hainaut, à l'exemple de ses illustres prédécesseurs, les Robert de Jérusalem, les Thierri et les Philippe d'Alsace, avait solennellement pris la croix avec la comtesse Marie, sa femme, les princes de sa race et toute la chevalerie de ses Etats.

Deux ans devaient cependant s'écouler avant que les préparatifs de la croisade fussent achevés. Dans cet intervalle, le comte Bauduin avait réglé les affaires de ses Etats et celles de sa famille. Il y apporta un soin tout particulier comme s'il pressentait qu'il ne devait plus revoir ni sa patrie ni sa fille: sacrifice anticipé qui montre à quel degré d'héroïsme et d'abnégation en étaient arrivés les chrétiens d'alors, que dominait une seule et noble passion, celle d'arracher aux infidèles le tombeau du Christ.

Bauduin confia d'abord la régence des deux comtés à son frère Philippe, comte de Namur, qu'il chargea également de la tutelle de sa fille Jeanne et de l'enfant que la comtesse Marie allait bientôt lui donner, et lui adjoignit à titre de conseil un noble et preux chevalier du Hainaut, appelé Bouchard et appartenant à l'illustre maison d'Avesnes. Il fit ensuite des donations en faveur des abbayes de Saint-Bertin, de Clairmarais, de Sainte-Waudru de Mons, de Ninove, de Fontevrault, érigea des églises et des collégiales; et, ne voulant pas laisser de malheureux derrière lui, dota des hôpitaux et fit distribuer quantité de largesses et d'aumônes; après quoi il fonda un anniversaire pour le repos de son âme et de celle de sa femme.

Dans les premiers jours du printemps de l'année 1202, les croisés purent enfin quitter leurs foyers. «Sachez, dit Villeharduin, l'illustre historien de cette croisade, que maintes larmes furent pleurées à leur partement et au prendre congé de leurs parents et de leurs amis[4].» Que dire de celles que répandirent le comte et la comtesse de Flandre en serrant une dernière fois sur leur cœur Jeanne et sa sœur Marguerite qui venait de naître, frêle et précieux dépôt sur lequel reposaient toutes leurs affections et toutes leurs espérances? Combien la séparation eût été plus cruelle encore si l'on avait pu prévoir qu'elle serait éternelle, et que bientôt les deux jeunes princesses flamandes seraient orphelines!

Depuis la première croisade et le grand soulèvement des provinces du Nord qui avait si puissamment contribué à la prise de Jérusalem, l'on n'avait vu un armement aussi formidable que celui que la chrétienté avait préparé pour réparer les désastres des précédentes expéditions d'outre-mer. Ce fut donc à la tête d'une puissante armée que les princes croisés, au premier rang desquels se trouvait le comte de Flandre et de Hainaut avec toute la chevalerie et les hommes d'armes des deux comtés, se dirigèrent vers l'Orient en traversant la Bourgogne, les montagnes du Jura, le mont Cenis et les plaines de la Lombardie, pour aller s'embarquer à Venise. D'un autre côté, Bauduin avait fait équiper dans les ports de la Flandre une flotte de cinquante navires; elle emportait la comtesse Marie avec toute sa cour, de nombreux vassaux, des munitions de toute espèce, et devait rejoindre le comte à Venise ou partout ailleurs, suivant l'occurrence. Nous n'avons point à faire ici l'histoire de cette croisade; il nous suffira de rappeler que, par un concours d'événements aussi extraordinaires qu'imprévus, elle fut détournée du but primitif auquel elle tendait, et qu'arrêtée dans sa marche vers la Palestine, l'armée chrétienne était destinée à renverser l'empire grec de Byzance pour en fonder un autre au profit du comte Bauduin de Flandre, que l'unanime acclamation du peuple et de l'armée éleva sur le pavois en lui décernant la couronne de Constantin. Cette haute fortune était le prix de la bravoure éclatante et de la haute sagesse dont ce prince avait fait preuve au milieu des périls et des difficultés qui avaient précédé le siège fameux et la prise de Constantinople.

Tandis que ces grands et merveilleux événements s'accomplissaient aux rives du Bosphore, la flotte qui transportait la comtesse de Flandre accomplissait dans l'Océan la plus pénible traversée. Des tempêtes, qui durèrent tout l'été, l'empêchèrent de franchir le détroit de Gibraltar, et ce fut seulement en automne qu'elle arriva enfin à Marseille, où elle dut séjourner tout l'hiver par suite des nouvelles contradictoires arrivant d'Orient, et sans doute aussi pour réparer ses avaries. Les navires flamands arrivèrent enfin sur les côtes du Levant; mais la comtesse Marie, déjà souffrante des fatigues de la mer, subit à Saint-Jean-d'Acre les influences de l'épidémie qui y régnait, et succomba tout à la fois sous le coup du mal et de l'émotion qu'elle ressentit en apprenant l'élévation à l'empire de son illustre époux.

Les restes mortels de la nouvelle impératrice arrivant à Byzance au milieu des joies du triomphe semblaient présager une prochaine et plus grande catastrophe; et en effet elle ne se fit pas attendre.

L'empereur, à peine assis sur le trône, eut à lutter contre les princes grecs qui régnaient encore dans plusieurs provinces de l'empire, et qui, après avoir eu la lâcheté de subir le joug des Latins, cherchèrent, par les moyens les plus odieux, à s'en affranchir. Ils avaient, dans ce but, fait alliance avec Joannice, roi des Bulgares, et ce chef de barbares marcha bientôt sur Andrinople, à la tête de hordes innombrables. Bauduin, avec cette vaillance chevaleresque qu'il poussait jusqu'à la témérité, se précipita au-devant d'eux, sans calculer les chances inégales de la lutte, accompagné de son maréchal Geoffroi de Villeharduin et du comte de Blois, et suivi seulement par six cents chevaliers flamands et trois cents Français d'élite. Une effroyable mêlée s'en suivit; après des prodiges de bravoure, l'empereur, dont toute l'escorte était déjà anéantie, disparut enveloppé dans un tourbillon d'ennemis, sans que l'on pût savoir dans le moment s'il était mort, blessé ou prisonnier.

Ce désastre était arrivé le 14 avril 1205. La consternation fut d'autant plus grande qu'une incertitude affreuse régnait toujours sur le sort de l'empereur. Mille bruits sinistres circulaient à ce sujet. Les uns disaient que, fait prisonnier par Joannice, il avait été précipité du haut d'un rocher; d'autres, que le roi des Bulgares, après lui avoir fait couper les bras et les jambes, avait fait jeter son tronc dans un précipice, où il aurait encore vécu trois jours, après lesquels il serait devenu la pâture des oiseaux de proie. D'autres récits, non moins alarmants, étaient encore propagés. Henri de Hainaut, frère de l'empereur, et les chefs de l'armée s'étaient empressés de rechercher la vérité par tous les moyens possibles. Des enquêtes furent ouvertes, des émissaires envoyés partout; enfin, dans son anxiété, le frère de l'infortuné monarque supplia le pape Innocent III d'écrire à Joannice, par l'entremise de l'évêque de Trinovi, pour lui demander la liberté de l'empereur, qu'on avait conservé le faible espoir de retrouver en vie. Joannice répondit qu'il ne pouvait rendre la liberté à l'empereur, parce que déjà il avait payé le tribut à la nature[5]. Enfin un haut baron du Hainaut, Regnier de Trith, chargé, malgré cette affirmation, de recueillir encore des renseignements, déposa que des témoins, dignes de foi, lui avaient déclaré avoir vu l'empereur mort. Le doute n'était plus possible. Henri de Hainaut, frère de Bauduin, revêtit la pourpre impériale le 15 août 1206.

La fin tragique de Bauduin, suivant de si près un triomphe inouï, excita d'universels regrets. En Flandre et en Hainaut, où l'empereur était adoré et où son élévation avait flatté à un si haut degré l'orgueil national, la consternation fut profonde. Il s'y mêlait néanmoins dans les esprits des doutes et des illusions, entretenus par les bruits contradictoires auxquels avaient donné lieu, en Orient même, les circonstances d'une mort longtemps incertaine. On eut beau faire connaître la triste vérité et publier les lettres qu'Henri de Hainaut, successeur de son frère à l'empire, avait écrites pour éclairer l'opinion publique; il y eut encore parmi les populations bien des gens qui restèrent convaincus que leur souverain bien-aimé devait un jour apparaître au milieu d'eux[6]. Il en est ainsi chaque fois qu'un personnage héroïque vient à mourir loin des siens. Le vulgaire, qui n'a point vu et touché sa dépouille, reste incrédule; pour lui, tout grand homme est immortel. Cette fatale crédulité devait produire plus tard une des aventures les plus étranges de l'histoire. On en lira bientôt les émouvants et curieux détails.

Jeanne et sa sœur étaient donc orphelines. L'aînée, en vertu de la constitution féodale et de la loi d'hérédité, devenait, par la mort presque simultanée de son père et de sa mère, comtesse de Flandre et de Hainaut. C'est alors que commença pour elle, dès l'âge de quinze ans, cette existence d'épreuves douloureuses qu'elle subit durant tout le cours de son règne avec une force d'âme qui ne se démentit jamais.

 

Les peuples des deux comtés avaient reporté sur les jeunes princesses l'affection qu'elles avaient vouée à leur père. Malheureusement les filles de l'infortuné Bauduin ne trouvèrent pas dans leur tuteur tout le désintéressement et tout l'appui qu'elles étaient en droit d'en attendre. Philippe de Namur, homme insouciant et faible, se laissa complètement dominer par le roi de France. Le monarque attachait un grand prix à avoir la garde-noble, comme on disait alors, de Jeanne, héritière de deux belles et riches provinces, et il redoutait surtout de la voir épouser quelque seigneur anglais[7].

Philippe-Auguste séduisit le comte de Namur en lui donnant pour femme sa fille Marie, qu'il avait eue d'Agnès de Méranie, sa troisième épouse, et se fit livrer en échange Jeanne et Marguerite, qu'on enleva clandestinement du château de Gand et qu'on transporta à Paris. Cette trahison souleva l'indignation des Flamands et des Haynuiers. Ils voulurent s'affranchir de la domination de Philippe[8], et le poursuivirent de si amers reproches qu'il en tomba malade et mourut peu de temps après. Les historiens contemporains racontent que, pour expier la faute qu'il avait commise en sacrifiant sa nièce à la politique du roi de France, il voulut se confesser solennellement à quatre prélats, les abbés de Cambron, de Villers, de Marchiennes et de Saint-Jean de Valenciennes. Puis, s'il faut en croire certains chroniqueurs, l'heure de sa mort approchant, il se fit attacher une corde au cou et traîner en cet état à travers les rues et carrefours de Valenciennes, criant d'une voix lamentable: «J'ai vécu en chien, il faut que je meure en chien[9]

Jeanne et sa sœur n'en étaient pas moins au Louvre sous la main de Philippe-Auguste. Elles y restèrent jusqu'à ce que les Flamands les réclamèrent avec tant d'insistance que le roi crut politique de les leur renvoyer. Ils étaient, en effet, résolus à s'allier au roi d'Angleterre si le roi de France ne rendait pas leur jeune suzeraine[10]. Philippe le savait, et se vit ainsi forcé d'accéder au désir d'un peuple dont il connaissait depuis longtemps l'esprit d'indépendance et le patriotisme. Les deux orphelines revinrent donc à Bruges, où la sollicitude des Flamands veilla sur elles plus vivement que jamais.

C'est alors que, par l'entremise de la reine Mathilde, veuve de Philippe d'Alsace, fut conclu le mariage de Jeanne avec Fernand, son neveu, fils de Sanche Ier, roi de Portugal. Il paraîtrait que, pour acheter l'adhésion du roi de France, Mathilde aurait été obligée de lui payer une très forte somme d'argent et de faire en outre de riches présents à ses conseillers[11]. Philippe-Auguste s'était fait aussi promettre à l'avance, par Fernand, les villes d'Aire et de Saint-Omer, qui jadis avaient été rendues au comte Bauduin en vertu du traité de Péronne. Fernand, trop heureux d'épouser l'héritière de Flandre, avait tout promis, sans s'inquiéter s'il n'allait pas de la sorte s'aliéner ses nouveaux sujets.

Les fêtes nuptiales furent célébrées à Paris avec une magnificence extraordinaire, aux frais des bonnes villes de Flandre et de Hainaut. «On se livra, à cette occasion, dit le cordelier Jacques de Guise, à une allégresse inexprimable, oubliant cette parole du Sage: que «l'excès de la joie est voisin de la douleur[12].» Ceci se passait en 1211. Jeanne avait alors un peu plus de vingt ans. S'il faut en croire les monuments contemporains que nous avons sous les yeux[13], Jeanne était à cette époque une belle jeune fille aux cheveux longs et flottants sur les épaules. Pour tout ornement, un cercle de perles entoure sa tête. Une simple tunique l'enveloppe chastement, et elle agace du doigt le faucon qui perche sur sa main gauche à la mode du temps.

Lorsque Fernand eut prêté foi et hommage au roi, les deux époux prirent le chemin de la Flandre, comptant fermement sur l'alliance et l'amitié du monarque. Mais, arrivés à Péronne, Louis, fils du roi, qui les avait précédés en grande escorte de gens d'armes, les fit arrêter avec leur suite et enfermer dans le château de cette ville jusqu'à ce qu'il se fût emparé des villes d'Aire et de Saint-Omer, promises par Fernand. Louis prit possession des deux villes; il y massacra tout ce qu'il y avait rencontré de Flamands fidèles, les garnit de vivres et de munitions, après quoi il donna l'ordre de mettre en liberté le comte et la comtesse.

Fernand ne pardonna jamais l'odieuse violence dont sa jeune épouse et lui avaient été l'objet dans cette circonstance. Désormais ennemi mortel du roi de France, il arrivait néanmoins dans ses nouveaux Etats plus impopulaire qu'on ne saurait le dire, en raison des circonstances si fâcheuses au milieu desquelles son mariage avec l'héritière de Flandre avait débuté.

A une journée de marche de Péronne, Jeanne, qui depuis sa récente union avait éprouvé tant d'émotions diverses, tomba malade. Une fièvre violente s'empara d'elle. La reine Mathilde était en ce moment à Douai. Fernand laissa son épouse auprès d'elle, et, accompagné de Philippe, comte de Namur, de Jean de Nesle, châtelain de Bruges, et de Siger, châtelain de Gand, il se présenta aux villes de Lille, Courtrai, Ypres et Bruges, afin de s'y faire reconnaître en qualité de comte de Flandre; car l'adhésion des bourgeois et du peuple était alors non moins indispensable que celle du suzerain. Il y fut reçu froidement; les Gantois montrèrent surtout des dispositions hostiles. Ils prétendaient que l'union de cet étranger avec leur souveraine s'était conclue sans le consentement des villes flamandes, ajoutant que la comtesse avait été vendue et non mariée.

Le principal motif de leur opposition était l'odieux guet-apens dont Louis de France s'était rendu coupable envers Jeanne; et ils craignaient avec raison que Philippe-Auguste ne renouvelât, contre leur pays, ses tentatives d'envahissement. Un prince qui devenait comte de Flandre sous les auspices du roi ne devait compter que sur les antipathies des habitants de Gand, les plus fiers bourgeois du pays. Ils lui fermèrent donc leurs portes, lui déclarant qu'ils ne le recevraient pas s'il n'avait avec lui la comtesse Jeanne, leur seule dame et maîtresse. Fernand, qui ne connaissait pas encore sans doute à quel peuple il avait affaire, voulut entrer de force. Les Gantois, ayant à leur tête Rasse de Gavre et Arnoul d'Audenarde, sortirent des murs et le poursuivirent. Il eût été infailliblement pris si par hasard il ne s'était trouvé sur la Lys, entre les bourgeois et lui, un pont qu'il fit couper en toute hâte; ce qui le sauva. Dans leur colère, les Gantois s'en allèrent alors pour piller Courtrai, coupable d'avoir reconnu et hébergé le Portugais.

Fernand, on le voit, mettait le pied en Flandre pour la première fois sous de malheureux auspices. Pour faire acte de souveraineté et conquérir l'affection de ses nouveaux sujets, il aurait désiré reprendre Aire et Saint-Omer sur le fils du roi de France. Déjà même il avait fait approvisionner Lille et Douai, et il se disposait à marcher contre Louis, qui l'attendait à Arras. Les grands vassaux qui entouraient Fernand, et la comtesse Jeanne son épouse le détournèrent d'une entreprise préparée sans réflexion, dans un moment de colère, et tentée contre des forces très supérieures: on le décida, non sans peine, à négocier un accommodement avec le fils du roi, qui paraissait fort disposé à ne pas s'en tenir aux villes d'Artois qu'il venait de prendre, et à faire irruption en Flandre. Le 24 février 1211, un traité se conclut, entre Lens et Pont-à-Vendin, par lequel Fernand et Jeanne remirent définitivement et à toujours à Louis, fils aîné du roi et à ses hoirs, comme étant aux droits de sa mère Isabelle de Hainaut, les villes d'Aire et de Saint-Omer. Le fils du roi promit, de son côté, de ne jamais rien réclamer dans le comté de Flandre; et l'on donna pour otages de ces conventions mutuelles les plus hauts barons du pays, entre autres le châtelain de Bruges et celui de Gand[14].

Alors Fernand songea à se faire reconnaître des Gantois. Accompagné de la comtesse Jeanne, et suivi d'une nombreuse armée, il se présenta devant leur ville. A la vue de la jeune souveraine et de tous les chevaliers flamands qui formaient son escorte, ils ne firent plus de résistance et consentirent à recevoir les deux époux. Peu de temps après, Fernand et Jeanne se concilièrent tout à fait la puissante ville de Gand en lui accordant une nouvelle organisation municipale. Les échevins devinrent électifs par année, comme l'étaient ceux d'Ypres depuis 1209.

Cependant le traité de Pont-à-Vendin n'avait pu effacer du cœur de Fernand le souvenir de la prison de Péronne. Quand il eut pris possession de la Flandre, il résolut de mettre à exécution ses projets de vengeance contre le monarque français. En cela il était assuré de la sympathie et du concours de ses nouveaux sujets, qui depuis si longtemps nourrissaient pour Philippe-Auguste une haine qui n'était que trop motivée.

Ce fut sur Jean-sans-Terre, roi d'Angleterre, que Fernand porta naturellement ses vues. Dans l'été de 1212, il noua des relations avec ce prince, et bientôt intervint un traité d'alliance offensive et défensive, avec promesse, de la part du roi, de fournir des secours en hommes et en argent aussitôt que le comte de Flandre en aurait besoin[15].

La rupture ne tarda pas à éclater entre Philippe-Auguste et Fernand. Jean-sans-Terre avait été naguère condamné par la cour des pairs de France, à cause du meurtre d'Arthur, son neveu. De plus, le pape Innocent III venait de l'excommunier pour le punir de ses violences envers le clergé. Ses sujets avaient été déliés par le pontife du serment de fidélité; on disait même qu'Innocent offrait la couronne d'Angleterre à Philippe-Auguste. Jean appela à son aide son neveu Othon IV, roi de Germanie; or celui-ci n'était guère en mesure de le secourir. Elu empereur par la protection du Pape, Othon avait tourné ses armes contre le Saint-Siège et était aussi excommunié. Frédéric II, fils de Henri VI, couronné à sa place, s'était uni avec le roi de France. Mais si les deux monarques, déposés par le Souverain-Pontife, avaient contre eux ces puissants ennemis, ils trouvaient d'un autre côté des alliés dans les comtes de Flandre, de Hollande, de Boulogne, et autres. Ces princes, réunis dans une même communauté de haines et d'intérêts, formèrent bientôt, avec Jean-sans-Terre et Othon, une des plus redoutables coalitions dont les annales du moyen âge nous aient gardé le souvenir.

1Les historiens du Hainaut disent que ce fut en 1188, mais l'annaliste Meyer donne la date de 1190 qui paraît la plus certaine.
2En l'église de Saint-Jean de Valenciennes, comme le prouve une charte rapportée par Doutreman, dans son Hist. de Valenciennes.
3Vita B. Johannis, primi abbatis Cantipratensis, auctore Thoma Cantipratensi, l. III, c. 4, manuscrit de la bibliothèque de M. A. Le Glay.
4Villeharduin, De la Conquête de Constantinople, édit. P. Paris, p. 16.
5Quia debitum carnis exsolverat cum in carcere teneretur. —Gesta Innocent. ap. Baluze, p. 69. – Baron. Ann. XX, p. 214.
6J. de Guise. —Ann. Hannoniæ, XIV, 4.
7J. de Guise, Ann. Hann. XIV, 6.
8J. de Guise, Ann. Hann. XIV, 6.
9Art de vérifier les dates, XIV, 122, d'après Albéric des Trois-Fontaines.
10Vincent de Beauvais, ap. J. de Guise, XIV, 7. —Chron. de Flandre, inédite, manuscrit de la Bibl. nat. no 8380, fol. 31.
11Li estore des ducs de Normandie et des rois d'Engleterre, fol. 163 vo, Ire col.
12Ann. Hann., XIV, 8.
13Les sceaux des diverses chartes conservées dans nos archives.
14Archives de Flandre à Lille, Ier cartul. d'Artois, pièce 193. Cet acte a été imprimé plusieurs fois.
15V. Rymer, Fœdera, nova edit. Londini, 1816, I, 105, 107.