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Czytaj książkę: «Pauline, ou la liberté de l'amour», strona 6

Czcionka:

Odon se tut et regarda Pauline dans les yeux.

A ce moment-là, Pauline venait de comprendre qu'Odon l'aimait.

Toute tremblante, elle ne put que murmurer:

– Oh! vous me faites du bien! Revenez, je vous en prie.

Une joie insensée gonfla la poitrine de Rocrange.

– Oui, je reviendrai, dit-il. Mais que ne donnerais-je pour que vous m'épargniez la gêne de ne vous voir qu'en société! Je souffre d'avoir à me composer une physionomie et de ne devoir échanger que des banalités, alors que je voudrais m'échapper dans un pays de rêve et de confiance.

Pauline réfléchit un instant, très pâle. Sa réponse allait être un engagement.

– Après-demain, dit-elle.

Elle savait qu'elle serait seule ce jour-là.

«Comme Julienne!»

Cette idée lui traversa rapidement la tête. Mais aussitôt elle sourit intérieurement: quel abîme la séparait de Julienne!

Odon et la vicomtesse partirent.

– Trouvez-vous toujours M. de Rocrange indifférent? demanda malignement Julienne, qui, de l'autre bout du salon, n'avait pas été sans remarquer cette conversation, dont elle n'avait cependant pas entendu une phrase.

Facial et Chandivier sortaient enfin du fumoir.

– Quoi, plus personne? s'écria Chandivier.

– Et moi, pour qui me prenez-vous? dit Julienne.

– C'est juste. Que faites-vous maintenant?

– Mais, nous rentrons ensemble.

– Je veux bien. Est-il tard?

– Oui, et nous avons du monde à dîner.

– Qui ça?

– Réderic.

– Et Sénéchal? On ne le voit plus.

– Il faut croire qu'il est absorbé par ses travaux.

– Avez-vous votre coupé?

– Oui.

– Alors, vous m'emmenez.

Lorsqu'ils furent sur l'escalier, Facial dit à sa femme, restée pensive sur le seuil du salon:

– Comme ils cultivent avec savoir-vivre les convenances! Mais l'amour de deux époux assortis, il n'y a encore que ça!

VI

Le surlendemain, Facial partit pour la journée. A peine fut-il loin, que Pauline l'avait oublié, toute aux événements qui se préparaient. Mais à mesure que les heures s'avançaient, elle devenait anxieuse, le doute naissait dans son esprit, le doute du bonheur, la conviction de plus en plus croissante que ce qu'elle avait rêvé n'était qu'un rêve dément et demeurerait un rêve.

Pour calmer sa fièvre, elle appela Marcelin au salon. Elle le couvrit de baisers. Puis une idée étrange lui passa par la tête: pourquoi ne montrerait-elle pas à M. de Rocrange cet enfant qui faisait sa gloire et sa félicité? Elle était comme les personnes simples qui s'empressent d'étaler ce qu'elles ont de plus beau pour attirer l'attention et mériter les éloges de ceux dont elles désirent l'amitié.

– Nous allons avoir une visite, dit-elle tout émue à son fils.

– Qui ça? La marchande de gâteaux?

– Non, un monsieur.

– Comment s'appelle-t-il?

Pauline hésita. Elle n'osait pas prononcer ce nom devant Marcelin, qui allait le répéter enfantinement, comme celui de n'importe qui.

– Tu sera bien poli avec lui.

– Faudra-t-il lui réciter une fable?

– S'il le demande, oui.

Elle lissa sa chevelure, et comme le timbre de la porte d'entrée venait de se faire entendre, elle serra sa petite main dans la sienne avec un battement de cœur.

C'était Odon.

A la vue de l'enfant, il fronça le sourcil.

«Aurait-elle peur de moi? Tremblerait-elle devant l'avenir? Se sert-elle de cet enfant comme d'un bouclier? Veut-elle me faire entendre qu'elle est mère avant tout et que je n'ai rien à espérer d'elle? Oh! l'enfant, ce remords éternel des femmes, ce frein irritant mis à tous les élans du cœur, cette barrière posée inexorablement entre les amants, cette chaîne qui rive la mère au mari! l'enfant, quelle malédiction!»

– C'est votre fils, Madame? demanda-t-il avec une légère palpitation de colère dans la voix.

Pauline s'aperçut aussitôt de l'interprétation donnée par Odon à la présence de l'enfant.

«S'il savait!» pensa-t-elle.

Mais Odon ne savait pas. Marcelin était pour lui le fils de Facial, l'ennemi, l'obstacle énorme placé sur sa route et qui allait l'empêcher peut-être de conquérir celle qu'il aimait.

«Comment lui expliquer? Comment réparer cette faute?» se demandait Pauline désolée.

Ce fut l'enfant qui les tira de peine.

Se souvenant que sa mère lui avait recommandé d'être poli, poussé aussi par cette sympathie irraisonnée que les enfants éprouvent pour les personnes qui leur plaisent, et qu'ils n'hésitent pas parfois à manifester à brûle-pourpoint, il s'écria, en regardant Odon bien en face:

– Je vous aime beaucoup.

– Vraiment, mon enfant? dit Odon radouci. J'en suis très touché. Mais pourquoi m'aimez-vous?

Marcelin réfléchit un instant, puis répondit posément:

– Parce que je vous aime.

Odon sourit.

– Admirable réponse, quand on y songe! ne put-il s'empêcher d'observer. Et, en effet, il n'y a que celle-là à faire. Les enfants ont parfois de ces mots d'une logique primitive et pleins de sens, que les grandes personnes seraient en peine de trouver.

Pauline sourit aussi, ravie de ce que les choses s'arrangeaient.

– Et quels sont ceux que vous aimez? continua Odon en s'adressant à l'enfant.

– J'aime ceux qui aiment maman.

– Croyez-vous donc que j'aime votre mère?

– Mais oui, vous en avez l'air.

– Vous n'êtes pas jaloux?

– Je suis jaloux quelquefois; mais à vous, je vous permets de l'aimer.

– Voyez le bon prince! s'écria Odon tout à fait gagné par la grâce de Marcelin. Madame, fit-il en se tournant vers Pauline, ferez-vous moins que votre fils, et me refuserez-vous cette permission qu'il m'accorde si généreusement?

– Ce petit dit des folies! balbutia Pauline, plus troublée qu'elle ne voulait le paraître. Va, mon chéri, va; monsieur est satisfait d'avoir fait ta connaissance, mais tu dois aller maintenant rejoindre miss Dobby.

Elle se hâta de renvoyer son fils, tandis qu'Odon s'exclamait:

– Quel charmant petit garçon!

Lorsqu'ils furent seuls:

– Pensez-vous que ce soient vraiment des folies? dit Odon. Je ne sais ce que vous augurerez de moi, mais puisque me voilà jeté sans autre artifice sur le seuil brûlant de la confession, et que tôt ou tard d'ailleurs il était fatal que mes lèvres s'ouvrissent pour livrer passage au débordement de mon cœur, je n'hésiterai pas un instant de plus à me précipiter dans ce que sera pour moi la destinée. J'ai fait ce rêve, Madame, de vous aimer. Ne vous écriez pas, ne dites pas un mot! Laissez-moi pour une minute au moins l'illusion de croire que mes paroles ne tombent pas comme une vaine graine sur une bruyère rebelle. Vous me pardonnerez ensuite, si je suis coupable. J'ai donc fait ce rêve, et ce rêve, depuis huit jours qu'il dure, remplit ma vie, se gonflant de mirages toujours plus charmeurs, roulant dans un ciel toujours plus doré. J'étais triste; depuis longtemps mon cœur ne battait plus, me semblait mort. Un autre se serait peut-être félicité d'un état qu'il se serait plu à considérer comme le calme. Moi-même, j'essayais de me dire: C'est le repos pour ce pauvre cœur passionné! Mais je sentais un vide affreux où sombrait misérablement mon âme. Vous m'êtes apparue. Oh! ce fut un bouillonnement de mon être entier, qui se reprenait bruyamment à vivre. Une ferveur de joie m'envahit. L'amour, car c'était l'amour irrécusablement, opérait en moi une seconde création, qui me surprenait par sa richesse et sa puissance. Tout le vieux monde fut oublié: une révélation m'apportait le salut. Je m'agenouillai, comme un converti devant le miracle qui le dote d'une foi. Comment m'exprimer plus dignement pour définir le sentiment d'adoration qu'instantanément votre vision fit surgir en moi? J'étais l'homme nouveau dont parle l'Évangile, mes yeux s'ouvraient, je voyais. Ah! comme je maudis l'abîme qui nous séparait! Mais l'amour, l'amour divin, ne suffit-il pas à combler les abîmes? Si j'en crois le ravissement qui me transporte, à l'idée que je suis ici à répandre à vos pieds le flot de ma dévotion, c'est l'ère du bonheur et de la grâce qui commence pour moi. Non seulement j'aime, mais je veux aimer; c'est tout mon désir qui s'élance vers vous. Le seul fait de vous aimer, sans savoir encore si vous répondrez à cet amour, loin de m'être une souffrance, me constitue la suprême félicité. Que vous soyez la vierge intangible ou la femme qui se donne, vous demeurez la divinité secourable, qui avez prononcé le mot qui sauve, et soufflé dans mon cœur l'étincelle de la vie… Mais vous pleurez, Madame!..

– Je pleure: ce sont des larmes de joie… Moi aussi, je vous aime.

– Je le savais, Madame.

– Nous nous sommes devinés bien vite.

– Merci, néanmoins, merci pour n'avoir point voulu lutter contre le destin. Il y a là plus de courage et plus de réelle pudeur. Je vous ai devinée, ah oui! et j'ai deviné que vous étiez la franchise, la noblesse, le véritable orgueil de soi-même, et que vous méprisiez les petites intrigues et les petites amours dont le monde se distrait. Merci, merci de m'avoir jugé digne de vous.

– Je n'ai pas eu à juger. Comment aurais-je pu vous juger, vous qui me paraissiez si grand, si généreux? J'ai subi votre ascendant. Aucune discussion ne s'est élevée en moi pour savoir si je devais ou non vous aimer: je vous aimais. Et comme je n'aime personne d'autre, même d'un amour ordinaire, toute ma liberté, toute ma conscience, tout mon honneur de femme se sont engagés avec mon cœur.

– Pauline, Pauline, vous avez été malheureuse!

– Non pas autant que j'aurais pu l'être, si j'avais eu la notion de l'amour tel qu'il m'a été révélé par vous. Alors, sans doute, seule avec un pareil idéal, j'aurais été effroyablement malheureuse. Et cependant, quand je songe à tous les désirs d'aimer qui m'ont agitée, désirs toujours vains et toujours renaissants, je dois convenir que ma vie jusqu'ici n'a été composée que de cruelles désillusions. Mais ce passé est oublié: l'avenir resplendit à mes yeux et je ne veux voir que lui.

– Je vous aime!

– Oh! oui, redites-moi ce mot si doux qui me transforme.

– Je vous aime.

Il prit sa main et la porta passionnément à ses lèvres. A ce contact de leurs deux chairs dans un baiser, ils sentirent leurs âmes se fondre l'une dans l'autre. Une émotion suprême descendait sur eux et les baignait. Toute parole était impuissante à la traduire. Ils restèrent longtemps silencieux, comme en une ineffable possession spirituelle.

Ce fut Pauline qui rompit ce silence mystérieux.

– Cette minute est solennelle, dit-elle; nous venons de nous fiancer devant Dieu.

– Êtes-vous à moi?

– Indissolublement.

– Dites seulement tant que notre amour durera: ce serait blasphémer que de promettre plus. Mais notre amour est si grand, qu'il durera vraisemblablement jusqu'au delà de cette terrestre vie.

Ni l'un ni l'autre ne songeaient à s'étonner d'en être déjà là. Ces aveux brûlants d'une mutuelle passion leur paraissaient si naturels, s'échappant sans contrainte de leurs cœurs, comme les eaux vives d'une source, que leur surprise eût été plutôt qu'ils n'eussent pas éclaté lors de leur première rencontre. Comment avaient-ils pu vivre, ne fût-ce que quelques jours, en nourrissant un pareil secret? Plongés dans le paradis de cette heure, qui leur semblait infinie tant elle recélait de voluptés, ils oubliaient le monde de relations qu'ils venaient de quitter et où ils allaient rentrer, ne voyant qu'eux, ne sentant qu'eux, ne se rendant compte que d'une chose, c'est qu'ils s'aimaient.

Le premier, Odon revint au sentiment de la réalité. Mais quelle réalité merveilleuse! Tout à coup, une angoisse s'abattit sur ses traits: c'était trop beau!

– Êtes-vous bien à moi? murmura-t-il avec insistance. Ce serait me tuer que de vous refuser après m'avoir entr'ouvert le ciel!

– Je suis à vous, répondit simplement Pauline.

Et Odon comprit qu'elle était réellement à lui, qu'elle se donnait, qu'il pouvait la prendre quand il voudrait, sur l'heure, et en faire sa maîtresse ici-même.

Il se leva, saisi d'un vertige.

– Non, non, bégaya-t-il, il faut que vous veniez à moi librement.

Et se jetant à ses genoux, entourant son corps de ses bras, la pressant sur son sein:

– Rien ne m'empêcherait de consommer irrévocablement notre hymen. Vous m'appartenez, vous vous abandonnez! Mais votre âme, comme la mienne, a été surprise soudainement par cette immense joie de l'amour. L'excitation où nous sommes ne nous laisse pas maîtres de notre libre arbitre. Ce ne serait pas nous posséder avec la pleine conscience de notre acte. Ce serait succomber. Et nous ne devons pas succomber. Il faut que je vous aime plus qu'il n'est possible de le dire, pour résister à cette délirante tentation de m'approprier votre merveilleux corps, symbole et reflet de votre âme que j'adore. Mais je vous attends. Lorsque vous aurez recouvré le calme et que ce ne sera plus par faiblesse et par coup de folie, mais en toute sagesse, vous viendrez, sereine et fière, et, librement, nous serons l'un à l'autre… Adieu, ma bien-aimée!

Il scella ses lèvres d'un baiser et partit, tandis qu'éperdue, Pauline retombait d'entre ses bras, sanglotait:

– Ah! je suis heureuse!

VII

Facial revenait sur le cas de Mme de Saint-Géry:

– Je me suis informé: tout ce que nous a raconté Sénéchal est à peu près vrai.

– Cela vous intéresse beaucoup? demanda Pauline.

– Certainement. N'est-il pas du devoir des honnêtes gens de réveiller la conscience publique, chaque fois qu'un scandale comme celui-là révèle l'état de démoralisation où nous vivons?

– Chose curieuse: vous autres, gens honnêtes, vous craignez le scandale comme la poudre, et lorsqu'il éclate, vous faites un tel vacarme autour, que ce n'est plus lui qu'on entend, mais vous, vous seuls.

– «Vous autres, gens honnêtes»? se récria Facial interdit. Est-ce que, par hasard…

– Je veux dire que vous autres, qui vous croyez honnêtes, vous l'êtes quelquefois bien peu dans vos jugements.

– Expliquez-vous?

– Qu'est-ce qui vous choque le plus, dans cette malheureuse histoire?

– Quelle question! Voilà une femme mariée, une mère de famille peut-être, qui au lieu de rester fidèle à l'engagement qu'elle s'est complu, sans doute, elle-même à prendre, trompe son mari, jette la désolation dans un cœur d'honnête homme, scandalise ses proches, et je n'en serais pas choqué? Voudriez-vous, vraiment, que j'assiste impassible à ce spectacle d'une femme que chacun croyait honorable et qui se montre tout à coup aussi dépourvue de sens moral que la plus vile des créatures?

– N'allez pas trop loin: elle ne s'est pas vendue.

– Qui sait? Une femme capable de tromper son mari est capable de se vendre à son amant. «Oh! n'insultez jamais une femme qui tombe!» a dit le poète. Nous n'insultons pas; loin de nous l'idée d'insulter; l'insulte serait basse: mais nous jugeons, et nous condamnons; nous avons le droit de juger et le devoir de condamner.

– Jugez, condamnez, si vous vous en sentez le courage. Mais ce qui vous choque le plus, ce n'est pas le crime, ce que vous appelez le crime: ce qui vous choque, c'est que cette pauvre femme se soit laissé prendre. Votre indulgence, vos hommages à celles dont vous connaissez ou soupçonnez parfaitement les mœurs, mais qui sont assez adroites ou assez heureuses pour échapper au scandale; votre indignation, votre mépris pour celles, parfois bien moins coupables, qui ne savent pas ou ne veulent pas l'éviter: voilà la mesure de votre justice.

– Certainement, dit Facial. Notre justice humaine ne peut pas, ne doit pas aller au-delà de ce qui est prouvé. Voyez ce qui se passe pour les assassins et les voleurs: on ne les traîne devant les tribunaux que lorsqu'on les a arrêtés, et on ne les condamne que quand leur culpabilité a été démontrée. Il y a vraisemblablement par le monde quantité d'assassins et de voleurs qui ne sont pas dans les prisons: mais on ne les connaît pas, et la morale publique est sauve.

– Donneriez-vous votre main à un homme que vous sauriez pertinemment avoir volé? Non, n'est-ce pas. C'est ce que vous faites cependant chaque jour en faveur d'hommes et de femmes dont vous pourriez nommer les maîtresses et les amants. Votre comparaison ne vaut rien.

– Écoutez, Pauline: vous ne savez pas ce que vous dites; vous vous nourrissez de lectures malsaines; votre conversation est déplorable.

– Et l'amour, qu'en faites-vous? Aimait-elle son mari, Mme de Saint-Géry? Son mari l'aimait-il? A-t-elle vraiment jeté la désolation dans un cœur d'honnête homme, pour employer vos expressions? Le cœur de M. de Saint-Géry! On peut supposer que le comte des Urgettes avait, au moins, autant de cœur que lui et qu'il était aussi honnête homme! La désolation eût alors été de son côté, si elle fût restée fidèle. Et qui a-t-elle déshonoré, sinon elle, elle uniquement? Saint-Géry fera tout comme avant les beaux soirs du boulevard et les belles nuits du cercle; des Urgettes sera félicité, entouré, choyé, à moins qu'il ne se dérobe à des succès certains et ne se consacre entièrement à celle qui, suivant vous, a commis le crime de l'aimer.

– Vous tombez bien! Le comte des Urgettes cesse toute relation avec Mme de Saint Géry. Il la «lâche»: entendez-vous bien?

– La malheureuse! s'écria Pauline saisie.

– Et il a bien raison, continua Facial. Tant que cette femme était honnête, il pouvait éprouver du plaisir à l'avoir pour maîtresse; dès qu'elle n'est plus qu'une fille, elle n'a pas plus de charme que les autres. Elle devient même notablement moins commode, étant donné qu'elle peut se croire des droits.

– Celui qu'elle aimait est donc un misérable?

– Mais non, ce n'est qu'un homme de bon sens, qui n'entend pas sacrifier sa carrière aux balivernes du sentiment, surtout d'un sentiment aussi peu recommandable que celui-là.

– La pauvre femme! Elle doit bien maudire la société!

– Vous la prenez en pitié?

– Ah! oui, je vous le jure. Trahie à ce point! Que va-t-elle devenir, maintenant que l'amour, la seule chose pour laquelle il vaille la peine d'exister, vient de lui infliger la désillusion finale, celle dont on ne se relève pas?

Facial haussa les épaules.

– Son sort me préoccupe peu. Les femmes galantes trouvent toujours à vivre.

– Tenez, vous me feriez bondir! fit Pauline hors d'elle. L'amour n'est donc pour vous que de la galanterie? Mariage ou galanterie, vous ne voyez pas plus loin! O cœur flétri, esprit avare et dénigrant, vous êtes bien le produit de cette génération sacrilège qui se couvre du manteau de la morale pour attenter à la morale elle-même! Tous ces purs sentiments, qui devraient faire la joie et la grandeur de l'homme, vous les méconnaissez, et parce que vous êtes incapable de les éprouver, vous les salissez des noms les plus honteux. Beau métier que le vôtre! Venimeux comme des serpents, féroces comme des chacals, tout ce qui ne vous ressemble pas et vous semble d'une proie facile n'échappe ni à votre bave, ni à votre dent. Allez, continuez votre vilaine besogne, nettoyez, purifiez, assainissez! Quand vous aurez fait assez de victimes et que vous aurez transformé le monde en un froid repaire où il ne restera plus que vous, vous vous regarderez stupéfaits, bêtes malfaisantes, et n'ayant que cet affreux instinct de détruire, prêts à vous entre-dévorer, vous connaîtrez peut-être, mais trop tard, le prix de la douceur et de l'humanité.

Ahuri, Facial resta bouche bée à cette sortie de sa femme.

Il allait enfin prononcer un «qu'est-ce que vous avez, aujourd'hui?» bien senti, lorsqu'un domestique entra.

– C'est une dame qui demande si elle peut être reçue.

Facial prit la carte de visite que lui présentait le valet de chambre et, après avoir jeté les yeux dessus, fronça le sourcil.

– Répondez que nous ne sommes pas à la maison.

– Qui est-ce? demanda Pauline, lorsque le domestique fut sorti.

– Mme de Saint-Géry.

– Et vous lui refusez la porte?

– Comme vous voyez.

Pauline demeura un instant toute pâle, incertaine de ce qu'elle allait faire.

– Partez, dit-elle ensuite résolument, si vous ne voulez pas la voir; laissez-moi seule, je la recevrai. Il ne sera pas dit que j'aurai refusé ma porte à une femme malheureuse.

– Je vous le défends.

– Je veux la recevoir.

Elle s'élança du côté de la porte, mais Facial la retint en lui saisissant le poignet.

– Obéissez à votre mari, fit-il sévèrement.

Il prêta l'oreille et ne lâcha Pauline que lorsqu'il eut entendu la porte d'entrée se refermer.

Puis il appela le domestique.

– Victor!

– Monsieur?

– Cette dame est loin?

– Oui, Monsieur.

– Qu'a-t-elle dit?

– Rien, mais il m'a semblé qu'en sortant elle réprimait avec peine un sanglot.

– C'est bien; vous pouvez aller.

– Lâche! lâche! cria Pauline.

Elle était tombée sur un sopha, pleurant d'impuissance.

– Calmez-vous, ma chère, dit Facial. Cela ne vaut pas la peine de vous mettre dans un état pareil.

– Oh! je vous hais! Vous êtes un homme méprisable! J'ai honte d'être votre femme!

Elle gémissait ses invectives, en proie à une crise de nerfs et de larmes, secouée de la tête aux pieds de tressaillements convulsifs, comme si elle sentait encore sur elle l'attouchement répugnant de la main qui l'avait brutalisée. Incapable maintenant de contenir son horreur pour Facial, elle la répandait en paroles précipitées, sans suite, où les mots «je vous hais» revenaient comme des coups de marteau. Cette haine bouillonnait avec une violence dont elle n'avait jusqu'ici pas eu l'idée. Elle eût été effrayée d'elle-même, si elle eût eu une claire conscience de ce qu'elle disait. Mais le ressentiment qu'elle avait si longtemps nourri éclatait presque malgré elle, gonflé, décuplé, affolé par la scène qui venait de se passer et par l'excitation où elle avait vécu les jours précédents. C'était la rancune accumulée qui faisait subitement explosion. Sa vie séquestrée, son cœur cloîtré, ses dix ans de mariage inutiles et perdus criaient vengeance. Oh! s'assouvir! Jeter à la face de cet homme l'amertume lentement sécrétée! Et cependant, dans ce débordement de fureur, il y avait plus encore l'expression d'une immense plainte. Le passé reparaissait saignant de douleur; les jours d'angoisse se dressaient, comme des spectres lamentables, dans la vanité des années misérablement dissipées à la recherche du bonheur toujours fuyant. Et son dégoût de cette existence de malheur et de néant finissait, en désespoir de trouver assez de phrases cinglantes, par ne plus se traduire que par de vagues cris rauques où s'épuisait son souffle.

Facial écoutait avec stupéfaction, sans essayer de placer un mot, complètement atterré par cet orage qui fondait sur lui et qui lui semblait inexplicable.

– Elle est folle, ma parole, elle est folle! répéta-t-il seulement à plusieurs reprises, lorsque le flux des paroles de Pauline se fut un peu apaisé et lui eut donné le loisir d'une réflexion.

Et jugeant opportun de laisser sa femme se remettre de cet accès, ne sachant s'il devait se féliciter de sa fermeté ou s'inquiéter de l'effet inattendu qu'elle avait produit, prudemment, il s'éclipsa.

Au bout de quelques minutes, Pauline se leva et s'aperçut alors qu'elle était seule.

– Il n'a rien compris, rien, rien! proféra-t-elle dans une dernière effervescence de colère.

Rapidement, elle passa dans son cabinet de toilette, baigna son visage, essuya la trace de ses larmes et s'habilla fièvreusement pour sortir.

Sa résolution était prise.

Quand elle fut prête, elle se regarda dans la glace. Et considérant ses yeux gonflés, sa figure défaite, ses lèvres agitées encore d'un tremblement convulsif, elle se souvint tout à coup des paroles d'Odon: «Lorsque vous aurez recouvré le calme et que ce ne sera plus par faiblesse et par coup de folie, mais en toute sagesse, vous viendrez, sereine et fière, et, librement, nous serons l'un à l'autre.»

– «En toute sagesse!» murmura-t-elle. Que voulait-il dire? Suis-je sage maintenant? suis-je calme? suis-je sereine et fière? Oh non, je ne puis pas aller encore! Ce serait le tromper, me tromper moi-même.

Brisée, elle s'affaissa, sans même avoir la force d'ôter son chapeau, et, la tête entre les mains, resta longtemps presque sans penser. Le tintement d'une pendule la tira de sa torpeur. Elle sonna sa femme de chambre.

– Déshabillez-moi, dit-elle d'une voix éteinte; je suis malade, je vais me coucher. Avertissez monsieur que je ne dînerai pas et que je le prie de ne pas me déranger.

Une fois au lit, elle s'endormit d'un sommeil lourd.

Vers le milieu de la nuit, elle s'éveilla, en proie à une fièvre intense. Ses artères battaient désordonnément sous ses tempes; une céphalalgie atroce poignait son front.

Facial, prévenu de grand matin de l'état où se trouvait sa femme, fit immédiatement chercher un médecin. Mais il n'osa pas se montrer dans la chambre de la malade, craignant que sa présence n'aggravât la situation. Il se borna à interroger le médecin.

Celui-ci le rassura:

– Ce n'est rien: une petite fièvre dont nous allons venir à bout en deux jours. Madame doit être sous le coup de quelque émotion morale. Cela n'aura pas de suite.

– Que les femmes sont bizarres! observa Facial philosophiquement.

Pauline eut le délire toute cette journée et la nuit suivante. Ce ne furent pendant des heures que des tournoiements confus, où elle glissait d'abîme en abîme, au milieu d'épouvantables vertiges. Puis, elle se vit noyée dans une espèce d'enfer, où des monstres, dardant d'horribles langues, venaient la lécher, faisant suinter de son corps, sous leurs immondes caresses, des gouttes de sang, dont leurs bouches se repaissaient avec avidité. Un de ces monstres, le plus gros, le plus velu, le plus dégoûtant, avait tout à fait les yeux et les oreilles de Facial. Chaque fois qu'il s'approchait, la terreur de Pauline ne connaissait plus de bornes. Elle criait d'angoisse, lorsque sa large gueule s'avançait pour la saisir, et l'haleine fétide qui s'en dégageait la faisait s'évanouir. Brusquement tout changea! les monstres s'enfuirent en poussant des grognements divers. Une épaisse fumée montait, envahissait l'espace. Et rien: ni eau, ni air. Le gosier aride, les poumons desséchés, Pauline étouffait. Quand cette fumée s'arrêterait-elle? Et la fumée montait, montait, toujours plus dense. Au moment de mourir, une déchirure se produisit et un trou apparut. C'était le salut. Mais il fallait se jeter dans ce trou: et ce trou était si profond, si noir, qu'il semblait se perdre dans l'infini. Entre ces deux morts, laquelle éviter? Affolée par l'asphyxie, ne fût-ce que pour gagner quelques secondes de vie, Pauline sauta dans le trou. Une chute fantastique commença. Tout le long de ce puits qui l'avalait, sur les parois luisantes d'humidité, aux saillies des rocs, des faces grimaçaient à son passage. Nul doute, elle les connaissait ces faces. Elle ne pouvait pas, elle n'avait pas le temps de mettre sur toutes un nom, mais toutes, rapides comme des éclairs, se rappelaient à sa mémoire. C'étaient Sénéchal, la baronne Citre, Mme d'Orgely, Julienne, Facial encore, Facial surtout, qui revenaient, au milieu de beaucoup d'autres, avec une insistance particulière, ricaner à tous les degrés de sa descente. Longtemps, longtemps elle coula, accompagnée de ces volées de rires ironiques. Et voilà qu'au bas, sans savoir comment elle y était arrivée, elle se trouva devant une grande cage de fer, à l'intérieur de laquelle un moribond était en train d'expirer. Une terreur étrange la secoua. Autour d'elle plus aucun bruit, ni êtres vivants, ni choses, le vide: et seul ce moribond, dont elle ne pouvait même voir la figure. Soudain, elle fut saisie d'une conviction effrayante: ce moribond devait être Odon. Elle voulut pénétrer dans la cage, sachant que sa présence le sauverait; mais la cage n'avait pas de porte. Elle s'élança contre les barreaux pour les ébranler; ses forces s'y épuisèrent. Au secours! au secours! râla-t-elle: personne ne vint. Rassemblant toute son énergie, elle se précipita une dernière fois sur la cage, et elle retomba, la tête brisée en mille morceaux, tandis que, de l'autre côté, le moribond, qui devait être Odon, exhalait les hoquets de l'agonie.

Un anéantissement succéda à cette série de cauchemars. C'était le repos réparateur; la fièvre tombait.

Au soir du second jour, Pauline reprenait conscience d'elle-même, au milieu d'une délicieuse somnolence où se complaisait sa faiblesse. Doucement, la vie revenait, tiède et parfumée. Un rayon de soleil couchant jouait sur le lit. Au contact de mille petites perceptions naissantes, encore vagues et estompées, son âme s'étonnait naïvement, les goûtant avec volupté, et surprise de n'en avoir jamais auparavant éprouvé pareillement le charme. Une tranquille joie glissa en elle.

– Madame se sent mieux? dit une voix.

– Qui êtes-vous? demanda Pauline.

– Je suis la garde.

– Ai-je été longtemps malade? Quel jour sommes-nous?

– Mercredi. Mais ne vous découvrez pas. Le médecin va venir; il vous permettra peut-être de manger quelque chose.

Le médecin la jugea hors d'affaire.

– Vous pourrez vous lever demain, lui dit-il.

Le souvenir des événements ne troubla pas ces suaves heures de convalescence. Au contraire: n'avait-elle pas tout pour être heureuse? Elle était aimée! elle aimait! Les difficultés qui gênent souvent l'éclosion d'un aveu sincère et réciproque avaient été vaincues, et sans grandes angoisses: il avait simplement suffi de la loyauté de l'un et de l'autre. Pauline n'avait plus qu'à s'abandonner sans peur et sans faux scrupules à la chère passion qui faisait palpiter son cœur d'une nouvelle vie. Facial, le monde, l'absurdité des conventions et des lois, qu'était-ce que cela auprès de l'inépuisable et sublime émotion de son amour?

«Oh! pensait-elle, comment ai-je vraiment pu m'irriter? Comment me suis-je attristée de bagatelles pareilles? N'ai-je pas le ciel dans le cœur? Je le veux maintenant, rien ne troublera ma félicité. Je ne me laisserai point abattre par des misères indignes de m'occuper. Je suis calme, merveilleusement calme, et heureuse, heureuse! Je n'éprouve de haine contre personne; je me sens d'une douceur et d'une bonté d'ange. Je voudrais que ma joie rayonnât et se répandît autour de moi comme une pluie de clarté bienfaisante.

Effectivement, le malaise moral qui avait si étrangement affecté Pauline avait disparu, emporté par la fièvre. Ce qu'elle ne se disait pas, car dans son enivrement elle ne songeait guère à analyser avec exactitude ses sentiments, c'est que, décidée à présent sans plus aucune espèce d'irrésolution à se donner à Odon de Rocrange, elle goûtait le charme de la certitude, de la chose jugée, sans qu'il y ait un désir ou une possibilité de revenir en arrière. Son esprit était calme, parce qu'aucune bataille ne se livrait plus en lui, et que la victoire restait acquise; son âme était heureuse, parce qu'elle était libérée de tout joug et pouvait désormais s'élancer sans contrainte dans les espaces joyeux de l'espérance.