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Czytaj książkę: «Nach Paris! Roman»

Czcionka:

Me trouvant l'an dernier en Suisse, j'eus l'occasion de causer avec quelques officiers allemands internés. L'un d'eux me parut assez naïf et moins arrogant que les autres. Il me conta ses aventures. Mobilisé dès le début de la guerre, deux fois blessé, il avait été fait prisonnier à Verdun. Il attendait avec impatience la fin des hostilités. Il avait, en Prusse, une famille qu'il désirait retrouver et une fiancée que, bien que fort détérioré, il comptait encore épouser. Je ne donne ici que la première partie de ses souvenirs. Elle se termine à la Marne et à sa première blessure. Je n'userai point de la supercherie habituelle des romanciers qui, en pareil cas et se figurant qu'on les en croire davantage, déclarent avoir reçu ou trouvé un manuscrit, rapporter mot pour mot un récit ou l'avoir transcrit sous dictée. Je ne dirai rien ne semblable. Je ne prétends point reproduire, ni suivre pas à pas la relation de mon narrateur. Je me suis borné à prendre des notes. Après quoi, me substituant à mon Boche, je raconte à mon tour son histoire, à ma manière.

I

Qui m'eût dit, aux premiers jours de ce beau mois de juillet, alors que les bras de la Saale coulaient si mollement entre les prairies sous les ruines pittoresques du vieux château de Halle et que, tout le long de la Promenade, la bonne ville universitaire alignait ses maisons aux toits roux, ses édifices studieux, ogivait les baies somnolentes de son Dom, disposait ses parcs, ses jardins, ses quinconces, tandis que le public joyeux circulait en vêtements clairs sur le Marktplatz, s'attardait aux étalages, emplissait les boutiques, s'attablait au restaurant Grün ou au Ratskeller, que les casquettes des étudiants émaillaient de leurs couleurs bruyantes les tonnelles du Jægerberg et que les touristes et feutres verts, affluant déjà de partout, peuplaient les hôtels, animaient les salles des musées ou passaient respectueusement devant la statue de Hændel, qui m'eût dit que, peu de semaines plus tard, ce paisible séjour se bouleverserait tout à coup de rumeurs belliqueuses, retentirait d'appels aux armes et de chants de guerre, se hérisserait de baïonnettes et frémirait tout entier au roulement des tambours et sous le grondement régulier des trains militaires?

Tout fier d'avoir heureusement terminé ma première année d'université, je me disposais à jouir d'un repos bien gagné dans notre belle propriété estivale du Harz. Le nombre important des tonnelets de bière que j'avais dû ingurgiter durant ces études, non moins que les livres lus, les cahiers remplis et les cours entendus, m'en imposaient l'agréable devoir. J'avais en outre rapporté de Halle une balafre, que j'exhibais orgueilleusement et qui, me couturant du haut du menton jusqu'au bas de l'oreille, ne constituait pas un moindre témoignage de mon assiduité aux auditoires et de mon ardeur pour la culture allemande.

Je me prélassais donc sans scrupule et fort content de moi-même dans la quiétude de cet heureux début de vacances, fumant tout le jour de gros cigares de Brême à bague dorée, agaçant mes sœurs, caressant mes chiens, saccageant à coups de stick les fleurs du parc, inspectant les domaines paternels, pêchant la truite dans l'onde jaillissante de l'Ilse, paradant et faisant le beau dans la rue principale du petit bourg.

– Comme il est bien! comme il est distingué! murmurait-on sur mon passage.

– Bon matin, Herr Wilfrid! me saluaient les commerçants du lieu, ployés sur leur ventre à l'entrée de leurs boutiques.

Je les couvrais d'un petit signe protecteur et satisfait.

D'autres fois, digérant dans ma chambre, je passais un coup d'œil désœuvré sur mes livres, j'en parcourais les rangées et les titres, reconnaissant mes manuels et mes dictionnaires, mon Gœthe, mon Kœrner, mon Nietzsche et mon Gobineau, ma Bible et mon Kommersbuch, sans négliger ces ignobles romans français dont tout étudiant qui se respecte se doit de détenir quelques-uns sur le rayon secret de sa bibliothèque. J'évoquais, dans la fumée du tabac, l'honorable silhouette de mes maîtres: le Geheimrat Wirbel, professeur de philosophie, qui nous débrouillait Fichte, Schelling, Hegel et faisait remonter à l'idéalisme allemand les grandioses conceptions de Bismarck et la création de l'Empire; le Geheimrat von Trümmerhaufen, professeur d'histoire moderne, qui, de son geste décisif et de sa parole péremptoire, nous initiait aux doctrines de Treitschke ou aux travaux de Lamprecht; le Geheimrat Radschuh et sa barbe savante, qui nous enseignait l'économie politique, alignait ses statistiques victorieuses et confondait le commerce anglais; l'érudit Anton Glücken, doyen de la faculté et non moins pourvu que les autres du titre de Geheimrat, qui professait l'histoire de l'art et nous révélait les beautés de l'architecture gothique, cette pure émanation du génie allemand, comme il se faisait fort de nous le démontrer. Parvenu dans ces sereines régions, il m'arrivait alors de songer lointainement à ce que pourrait être le sujet de ma future thèse. Y traiterais-je une question de philosophie, d'histoire ou d'esthétique? Je n'en savais rien encore, mais j'entrevoyais déjà le jour où, cette laborieuse épreuve heureusement soutenue, on ne m'appellerait plus Herr Wilfrid, dans le petit bourg, mais bien Herr Doktor.

D'autres fois encore, coiffant le chapeau mou à plume de coq de bruyère et empaumant la canne à corne de chamois, j'allais excursionner dans la fraîche vallée de l'Ilse ou à travers les sites romantiques du Harz. Je longeais le torrent ou je gravissais les monts. Je me dirigeais par d'agrestes vallons pleins de cascades vers la butte rocheuse et les bonnes auberges de l'Ilsentein; ou, ployant mon jarret à de plus importants exercices, j'escaladais les escarpements abrupts du Brocken, d'où se découvraient à mes yeux enchantés, comme sous le coup de balai des sorcières de Walpurgis, le panorama grandiose des forêts et des gorges, les cimes de la Wolfswarte, du Rehberg, du Koboldskopf, de la Rosstrappe, la plateforme légendaire de l'Hexentanzplatz, puis la plaine immense bordée de l'ourlet de l'Elbe et, tout au loin, les taches brillantes d'Erfurt, de Cassel, de Brunswick, de Hanovre et l'ombre légère et bleue des tours de Magdebourg.

Mais, le plus souvent, pris de velléités plus sociables, je me dirigeais sur Goslar. Vingt minutes de bicyclette ou une heure et demie de marche ombragée m'y conduisaient. Dans le décor séculaire de ses monuments, la petite cité mélangeait avec grâce ses maisons médiévales à ses villas modernes. On y respirait la paix bourgeoise et la majesté de l'histoire. Goslar! C'est là qu'avaient séjourné Henri et Barberousse; c'est là que l'on montrait encore, dans la Maison des Empereurs, vieille de neuf cents ans, le trône impérial du XIIe siècle. Mais c'était là aussi, – et voilà principalement ce qui m'y attirait, – c'était là que résidait la belle Dorothéa von Treutlingen, fille unique du conseiller de cour Otto von Treutlingen, blonde, rose, grasse, âgée de dix-neuf ans et, par-dessus tout, ma fiancée.

Fiancée, c'était peut-être beaucoup dire: nous ne l'étions encore que secrètement. Mais les relations de nos deux familles, la tacite complaisance avec laquelle le conseiller de cour aussi bien que mon père, le conseiller de commerce Hering, et ma mère, Mme la conseillère de commerce Hering, toléraient mes assiduités, semblaient m'autoriser à considérer mon choix comme agréé et à libérer ma conscience du soin d'en dérober l'expression sous un trop prudent mystère. J'étais heureux et j'étais ardent.

Ma belle Dorothéa habitait une jolie villa située non loin de la Maison des Empereurs. J'en abordais le perron avec ivresse et un flot de chaleur inondait mon cœur. Le carillon de mon coup de timbre se mêlait au bruit de son piano, qui martelait un farouche appel de Wagner ou une assourdissante symphonie de Mahler. Elle me recevait dans son petit salon, décoré de meubles de Munich, ou au jardin, tout flambant de gros zinnias doubles et de soleils de Californie. Je mettais un long baiser sur son poignet charnu.

– O Dorothéa, disais-je, encore deux ans d'université et je serai docteur; j'obtiendrai un bon poste du gouvernement et nous pourrons nous marier.

– Wilfrid, murmurait-elle de sa voix profonde, mon cher Wilfrid, j'attendrai le temps qu'il faudra. Voulez-vous prendre un verre de bière?

J'acceptais; elle en prenait un avec moi, contemplant avec amour ma balafre, et je lui contais des histoires d'étudiants.

Ah! quelles heures délicieuses! Je lui parlais de mes camarades, de mes cours, de mes professeurs, de la joyeuse vie que nous menions et des prouesses que nous accomplissions. Je l'initiais à nos mœurs universitaires et à nos rites bachiques. Je lui dépeignais les costumes et les insignes des corporations, les vestes étroites à brandebourgs, les gants à crispins, les hautes bottes à l'écuyère montant sur la culotte blanche, les rubans, les échappes, les bierzipfel, les cerevis brodés d'or, les casquettes innombrables et aux couleurs diverses, bleue pour Saxonia, verte pour Guestphalia, rouge au galon or et bleu pour Hannovera, violette à liseré rouge et blanc pour Alemania, et celle de Teutonia, celle de Cimbria, celle de Brunswiga, celle de Thuringia. Je lui décrivais le local où s'assemblait le corps dont je faisais partie, sa tourelle à créneaux surmontée de notre bannière, sa statue en pied d'un chevalier armé, sa grande salle de kneipe aux murs décorés de sabres, de rapières, d'écussons, de grandes pipes de porcelaine, de cornes énormes bordées d'argent, de portraits de Bismarck, de Moltke, de Guillaume Ier, de Guillaume II, ainsi que des silhouettes noires de tous nos anciens, coiffés du deckel orange. Puis je lui détaillais nos séances de kneipe, les flots de bière blonde que nous absorbions au commandement et selon les pures traditions du rituel de Leipzig, les chopes à couvercle d'étain ciselé et les cruchons de faïence ornementés de devises, les chants du Kommersbuch vociférés en chœur, les Gaudeamus, les Ssassa geschmauset, les Alt Heidelberg, les cris et les hurlements se croisant de toutes parts avec les appels à boire: Prosit! Sauf! Ich komme nach! Rest! Steig in die Kanne! Geschenkt! et les mémorables exploits de notre valeureux Fuchsmajor, le gros von Pumplitz, surnommé Falstaff, étudiant de quinzième année, qui engoulait régulièrement ses vingt litres par soir, sans avoir besoin de passer une seule fois au vomitorium.

– Seigneur Dieu! s'écriait alors la belle Dorothéa avec admiration. C'est magnifique! Vous n'en feriez pas autant, j'en suis sûre.

– Pas maintenant, c'est certain. Mais l'année prochaine, répliquais-je, j'espère bien y arriver.

Alors, pour maintenir mon prestige, je lui narrais pour la centième fois l'histoire de ma balafre, ma première balafre.

Nous nous mesurions dans une salle de bal sise à une demi-heure de la ville. Chaque samedi, c'était un défilé de voitures chargées d'étudiants, chantant, sifflant, plastronnant, jurant, au milieu des claquements des fouets et du charivari des trompes d'automobiles. Les duels commençaient à sept heures du matin et duraient jusqu'au soir. Au bout de trois mois, j'avais eu l'honneur d'être admis à y assister; au bout de six, on m'avait fait celui de me désigner pour soutenir le défi porté par ma corporation à la Saxonia. J'étais aux anges. Tout droit, la poitrine gonflée sous le plastron, le tablier de cuir au ventre, le brassard au bras, le bandage d'ouate autour du cou, sur les yeux les grosses lunettes noires armaturées de fer, j'avais pris vaillamment position devant mon adversaire. «Silentium für die Mensur!» criait l'arbitre. Les seconds se garèrent. «Auslegen!» commanda le directeur du combat. Les rapières se mirent en garde. «Los!» Patata! patata! rapatatata! En moulinet, par-dessus les têtes, les poignets gantés faisaient tournoyer les deux énormes lames. Les aciers se choquaient, se cognaient avec un bruit terrible, rebondissaient l'un sur l'autre, éraflaient les crânes et les visages. Les faces se tuméfiaient sous leurs coups. Entre les reprises, on constatait les blessures. Un tampon de coton aux doigts, l'arbitre venait cérémonieusement les toucher. «Un sang pour Teutonia! deux sangs pour Saxonia!» annonçait-il. Puis les rapières, toutes rouges, reprenaient leur tournoiement violent. Sept «sangs» avaient déjà été comptés sur moi, légères et superficielles éraillures au front, au nez, au cuir chevelu, qui cependant suffisaient à faire dégouliner jusque sur mes chaussures d'abondants filets vermeils, et je m'apprêtais à poursuivre sans broncher la «partie», quand tout à coup j'avais reçu cette immense balafre qui, me fendant largement la joue du haut en bas et m'inondant d'un vaste flot de sang chaud, avait mis honorablement fin au combat. Saxonia était victorieuse. Mais combien j'en étais fier! Et tandis que le chirurgien, son binocle sur le nez, aseptisait la plaie et de sa forte aiguille en recousait grossièrement les lèvres, je songeais avec ravissement au lustre qu'allait me valoir cette première épreuve et qu'au bout de deux ou trois autres assauts pareils, j'aurais brillamment conquis l'enviable dignité de Bursch. Aussi, le lendemain dimanche, ne voyait-on que moi, sur la Promenade, à l'heure de la musique militaire, lorgnant insolemment la foule, toisant les bourgeois, bombant le torse devant les demoiselles de Halle, tout roide d'orgueil, la tête prise dans mes linges de pansement et puant l'iodoforme à quinze pas.

La belle Dorothéa écoutait ce récit avec un intérêt toujours renouvelé. Toute pâle d'émotion, elle se jetait à mon cou et, emportée par l'enthousiasme jusqu'à me tutoyer, elle s'écriait:

– Tu es un héros!

Un héros, certes, je pensais bien en être un; mais en ce moment, en cette heure d'intimité délicieuse, dans ce petit salon où nous étions seuls tous les deux autour de nos chopes de bière et la main dans la main, mon héroïsme se fondait en un sentiment plus tendre, bien que non moins noble à mes yeux: l'amour.

C'est au retour d'une de ces promenades enchanteresses à Goslar que m'attendait, un jour, la surprise la plus imprévue. Ce jour-là, autant le préciser tout de suite, était le 25 juillet. Tout en regagnant paisiblement la maison, je songeais avec bonheur au souriant avenir qui s'ouvrait devant moi, tandis que le crépuscule commençait à nuancer de teintes moins vives le penchant de la forêt. Je trouvai mon père, le conseiller de commerce Hering, plongé comme d'habitude dans la lecture du Berliner Tageblatt, pendant que mes sœurs brodaient sagement au crochet et que ma mère, Mme la conseillère de commerce Hering, penchée sur son secrétaire de bois de rose, griffonnait sa correspondance. L'heure du repas du soir approchait et rien ne paraissait devoir distinguer ce jour des précédents, sinon la félicité renouvelée qu'il m'avait value, quand Johann, notre domestique mâle, vint me remettre un pli qu'un gendarme avait apporté pendant mon absence.

Je l'ouvris d'un doigt détaché, le prenant déjà pour quelque banale contravention de pêche ou telle autre futilité analogue; mais à peine y avais-je jeté les yeux, que j'éprouvai une violente contrariété. Je ne vis d'abord qu'une chose: mes vacances brusquement interrompues.

C'était un ordre de l'autorité militaire d'avoir à rejoindre mon régiment, à Magdebourg, où je devais être rendu le 27 juillet au soir à six heures.

Bien que le papier affichât à l'angle cette recommandation: «Strictement secret», je le tendis, comme je le devais, à mon père.

Celui-ci, abandonnant son Berliner Tageblatt qui resta largement étalé sur ses genoux, le prit, l'examina, le lut et le relut, puis, après avoir longuement réfléchi, tandis qu'un ample pli bridait son front, prononça ce seul mot:

– Mobilisation.

– Ach was? s'écria ma mère en se retournant d'un bloc sur son tabouret à vis.

Mes deux sœurs étaient debout, leur crochet à terre. Tout le monde s'exclamait, s'étonnait, s'agitait, tandis que je restais fort interdit de ma subite importance.

– Ja wohl, c'est comme cela, expliquait solennellement mon père. Voilà notre Wilfrid rappelé sous les drapeaux. Pour moi, la chose est claire. Devant les complications de la situation internationale, notre gouvernement, se rangeant aux conseils de la prudence, commence à mobiliser l'armée allemande.

– Est-ce qu'il va y avoir la guerre? questionna ma mère anxieusement.

– Dieu et l'Empereur sont seuls au courant. Moi, je n'en sais rien.

– Que dit le Berliner Tageblatt?

– Le Berliner pense que les événements sont très graves, que l'Allemagne doit montrer qu'elle est vraiment l'Allemagne, sortir sa poudre sèche, tenir son poing haut dressé et empêcher ces taquins de Français et ces bandits de Russes de se moquer de nous.

– Et il a raison, m'écriai-je, saisi d'une ardeur belliqueuse. Nous autres, Allemands, nous ne craignons que Dieu et nul autre.

– Bien dit! ponctua mon père. Au reste, je ne pense pas que les choses aillent si loin; il suffit généralement de parler fort pour que cette vermine s'apaise aussitôt.

– Dieu le veuille! fit ma mère qui tremblait déjà pour moi.

Johann, le domestique, venait, sur ces entrefaites, d'ouvrir à deux battants la porte de la salle à manger et annonçait:

– La table est couverte.

Mais cela ne mit pas fin, on le conçoit, à cette intéressante conversation, qui se prolongea pendant tout le souper et dans la soirée qui suivit. Les petites truites de l'Ilse, produit de ma pêche du matin, les nouilles renflées à la crème, le rôti de porc à la compote d'airelles ne recueillirent pas leurs marques d'approbation habituelles, tant la préoccupation générale était vive. Mon père, le conseiller de commerce, s'était mué en un politicien de haute volée, qui en eût remontré à M. de Bethmann-Hollweg. Ma mère s'affolait, s'énervait, posait vingt fois les mêmes questions, ne parvenant pas à comprendre comment il se trouvait des gens assez fous pour oser résister à la puissance allemande et assez dénués de conscience pour vouloir empêcher ce bon empereur François-Joseph de tirer une vengeance méritée de ces assassins de Serbes. Mes sœurs criaillaient, péroraient, enfilaient leurs naïvetés comme les perles de verre de leurs colliers. Il n'était pas jusqu'à Johann qui, tout en accomplissant automatiquement son service, ne donnât les signes d'une visible inquiétude.

– Qu'avez-vous, Johann? lui demanda enfin mon père.

– C'est que… pardonnez-moi, monsieur le conseiller de commerce, c'est que, s'il y a la guerre, moi aussi je devrai partir.

– Quel âge avez-vous, Johann?

– Trente-huit ans, monsieur le conseiller de commerce.

– Vous faites partie de la landwehr. Quel est votre corps?

– Le dix-septième, monsieur le conseiller de commerce, celui de Dantzig.

– Alors, c'est contre les Russes, mon ami, que vous irez vous battre.

– C'est que, monsieur le conseiller de commerce, ce sont d'affreux sauvages. On dit que les Cosaques mettent à la broche les petits enfants.

– Eh bien, mon ami, avec une bonne baïonnette au bout de votre fusil, vous serez en mesure de les embrocher à leur tour.

– Quelle horreur! glapit ma mère, toute prête à prendre une crise de nerfs.

Mais quand nous fûmes de nouveau réunis au salon, autour de la table de thé, que les cigares s'allumèrent, que le kirschwasser brilla dans les verres à liqueur, tandis que les portes-fenêtres ouvertes sur la forêt endormie nous envoyaient l'odorante fraîcheur de la nuit, le calme se fit peu à peu dans les esprits et l'on finit par conclure que tout cela se passerait sans doute fort bien et qu'au bout de quinze jours, la France rentrée sous terre, la Russie muselée, la Serbie triomphalement occupée du Danube au Balkan par les armées de Sa Majesté Apostolique, la maison paternelle me reverrait reprendre tranquillement le cours de mes vacances interrompues.

Malgré ces prévisions rassurantes, ma nuit fut plutôt perplexe et je ne dormis guère. Je songeais à cette grande caserne de Magdebourg où, au sortir du gymnase, j'avais fait mon volontariat d'un an. J'en revoyais la vaste tour quadrangulaire, avec ses hauts murs ocre percés de centaines de petites fenêtres régulières, ses bassins de pierre, ses trois arbres maladifs et son sol de terre battue qui s'ornait en son milieu une statue en fonte de l'empereur Guillaume Ier sur un socle de stuc. Je revoyais la salle d'exercice avec sa sciure de bois, ses rateliers de fusils et ses engins de gymnastique; les chambrées de soldats, une par escouade, avec les lits plats alignés et les files d'armoires à l'ordonnance; je me remémorais le drill épuisant et le pas de parade, les assauts à la baïonnette et ces fastidieux labeurs de corvée dont j'avais été vite dispensé en ma qualité de fils de famille. Puis, c'était le champ de manœuvre, à une heure de la ville, avec ses baraquements de matériel et son stand de tir; c'était le local des sous-officiers, au rez de chaussée de l'aile gauche de la caserne; le casino des officiers, dans une avenue voisine, avec son porche élégant, son vestibule à l'antique, sa galerie de fête, son salon de musique, son petit parc, son tennis et sa salle à manger gothique où chaque jour, sanglé, correct, immobile et silencieux, j'étais admis à m'asseoir au bas bout de la table pour prendre mon repas de midi en compagnie de mes supérieurs.

Vie mécanique, fatigante et monotone. Mais quand ma période d'instruction se fut terminée par quinze jours de grandes manœuvres d'armée sur l'Elbe, qu'au milieu du fracas des canons, des sonneries des trompettes, du claquement des fusils et des mitrailleuses j'eus marché, contre-marché, rampé, creusé la terre, dormi sous la tente ou à la belle étoile, que j'eus brûlé d'innombrables cartouches, bataillé, grimpé, couru, chargé, senti la terre trembler autour de moi sous le galop des chevaux ou le passage des pièces d'artillerie, que je me fus pénétré de la conscience que j'étais une unité de ce vaste ensemble, un rouage de cette formidable machine, dont, quelle que fût l'infimité de mon rôle, je concevais pourtant, comme si j'en étais le centre, l'énorme et régulier assemblage, alors toute cette année d'obscure préparation me réapparut transfigurée, comme baignée dans le rayonnement de son apothéose finale; et quand, au cours de la triomphale revue qui clôtura ces manœuvres de l'Elbe, j'eus défilé, la jambe haute et le pied tendu, en tête de la demi-section dont on m'avait confié le commandement, devant le tertre où, dans la brillante escorte de son état-major, se cambrait l'uniforme éblouissant de S. M. l'Empereur Guillaume II, j'éprouvai jusqu'au fond de mon être, pendant que montaient de tous côtés les éclats des cuivres tonnant le Deutschland, Deutschland über alles, l'intense et magnifique orgueil de me sentir un soldat allemand.

Et maintenant, qu'allait-il m'advenir? La puissante machine, huilée dans ses ressorts, allait-elle être mise en action pour écraser l'Europe du poids de la guerre, ou suffirait-il de son bruissement avertisseur pour courber de nouveau tous les fronts sous le vent angoissant de la peur? Comment allais-je retrouver la caserne de Magdebourg? Toute animée d'apprêts belliqueux ou dormant massivement dans l'épaisseur de ses lourdes murailles? Qu'allait-il se passer? Quel allait être mon sort, et avec le mien celui de mon régiment, celui de l'armée, celui de l'Allemagne, celui du monde? Quelles conversations allaient se tenir autour de la longue table du casino des officiers? Quel air aurait le colonel von Steinitz, entre ses favoris à l'autrichienne? Quels discours nous servirait notre chef de bataillon, le major von Nippenburg, du haut de sa parole tranchante et de ses lèvres rases? Quels jurons partiraient des dents gâtées du capitaine Braumüller, mâchant son éternelle cigarette? Quels changements se seraient produits dans mon ancienne compagnie? Y reverrais-je le premier-lieutenant Poppe, plus que jamais mordant, rogue et sarcastique, le lieutenant Schimmel, couturé comme un damier, le lieutenant von Bückling, élégant, corseté, pommadé et le monocle à l'œil, le sergent-major Schlapps et le vice-feldwebel Biertümpel, les sergents Quarck, Schmauser, Schweinmetz et Buchholz, les sous officiers Brandenfels, Schuster, Dickmann et cette immonde et magnifique brute de Michel Bosch, surnommé Wacht-am-Rhein, pour sa constante habitude, quand il était saoul, de brailler au milieu de ses renvois, de ses hoquets et de ses déjections les strophes enflammées de cet hymne patriotique? Retrouverais-je ceux avec lesquels je m'étais plus ou moins lié, ceux que, dans le cadre de la discipline et le ménagement de la hiérarchie, je pouvais nommer mes amis, le lieutenant Kœnig, l'enseigne Wollenberg, l'exempt Lothar et les trois autres volontaires du bataillon, Max Helmuth, Otto Fuchs et le baron Hildebrand von Waldkatzenbach, aussi prétentieux que son nom était long et sa noblesse parcheminée? J'étais resté sans relation avec eux tous, sauf Kœnig, avec qui j'avais échangé quelques billets et, naturellement, le capitaine, le major et le colonel, à qui j'avais adressé, pour le jour de Noël, de belles lettres de vœux.

Tous ces souvenirs me remontaient en foule au cerveau, tandis que l'inquiétude commençait à m'oppresser et que je me retournais dans mon lit sans dormir. Au canon des manœuvres se substituait étrangement dans ma tête le canon de la guerre: la guerre dont je me représentais déjà en images vives le tumulte et l'ardente mêlée! Je sentais peu à peu venir le rêve ou le cauchemar. Je m'endormis enfin au petit jour d'un sommeil éreinté. Quand je me réveillai, très tard, je me trouvai couvert de sueur: j'étais entré le premier à Paris et je venais de rapporter à ma chère Dorothéa, en guise de cadeau de noces, le trésor de la Banque de France. Le chocolat que Johann m'avait servi à l'heure habituelle était froid sur la table et le soleil inondait ma chambre.

L'après-midi de ce même jour, qui était un dimanche, je ne pus m'empêcher de pédaler jusqu'à Goslar, pendant que ma mère préparait ma cantine.

Dorothéa me reçut avec de grands témoignages d'affection non sans étonnement, vu ma visite de la veille.

– Je pars demain, lui dis-je; vous ne me reverrez pas avant quinze jours.

– Mon Dieu, Wilfrid, où allez-vous?

– A Magdebourg.

– Qu'allez-vous faire à Magdebourg?

– Je suis appelé pour une période d'instruction militaire.

Ce pouvait être vrai. J'avais, en effet, à accomplir encore, à la suite de ma libération, deux périodes de huit semaines pour être nommé officier de réserve. J'aurais donc pu me contenter de cette explication. Mais me rendant bien compte que ma convocation, dans ce cas, n'aurait pas été libellée de la sorte et qu'il s'agissait certainement d'un appel extraordinaire, je m'écriai tout à coup, saisi d'une émotion trop naturelle et du besoin de mettre de la solennité dans mes adieux:

– Je mens, Dorothéa, ce n'est pas pour une période d'instruction que je suis appelé: je crois qu'il va y avoir la guerre.

– La guerre? s'exclama-t-elle bouleversée. La guerre! Herrgott!

Et s'élançant du côté de la porte, elle se mit à crier:

– Papa! papa! il va y avoir la guerre!..

Je l'arrêtai tout effaré, me souvenant du «strictement secret» de l'ordre de mobilisation.

– Non, non, dis-je, il ne faut pas qu'on le sache… Personne ne doit savoir encore… Je viens secrètement vous faire mes adieux.

– Herrje! que vais-je devenir?

Je ne cherchai pas à rassurer Dorothéa. Il me plaisait de la voir pleurer, s'effondrer, jugeant de son amour par ses larmes et ne voulant pas qu'il fût supposable, devant elle, que je ne partisse pas réellement pour la guerre.

– Je vous rapporterai des bijoux français, fis-je. Car j'espère bien avoir le plaisir de tuer quelques officiers. Ils portent tous, paraît-il, des bracelets, des bagues, des breloques de prix, et l'on en voit, dit-on, ornés de boucles d'oreilles.

– De boucles d'oreilles!.. susurra-t-elle dans ses pleurs.

– Je vous en enverrai, déclarai-je.

– Oui, oui, des boucles d'oreilles!.. Vous me le promettez?

Cela me rappela le cri du cœur de Marguerite, dans Faust, lorsqu'elle découvre la cassette apportée par Méphistophélès:

Wenn nur die Ohrring' meine wæren! 1

– Je vous le promets. Je vous enverrai aussi des cartes postales datées de tous les lieux de nos victoires.

– Mais, dit-elle, si c'est vous qui êtes tué?

– Alors, fis-je avec un grand geste, vous vous direz que je serai mort glorieusement pour la patrie allemande et vous me pleurerez toute votre vie.

– Oh! plus que ça, gémit-elle, jusque dans l'éternité!

C'est en de tels propos que nous nous entretînmes pendant une heure, fréquemment entrecoupée de cette exclamation qu'elle me lançait en même temps que ses beaux bras autour du cou, ni plus ni moins que quand je lui contais l'histoire de ma balafre:

– Tu es un héros!

Doux souvenirs! moments inoubliables!

Et quand fut venu celui de la séparation et qu'après lui avoir fait jurer à nouveau de ne pas divulguer ce terrible secret de la guerre, j'eus pris pour la dernière fois congé d'elle, j'emportai comme un miel à mes lèvres le goût de son premier baiser sur la bouche.

O ma Dorothéa!

Il avait été décidé, pour ne pas prêter aux commentaires de la population, que mon père m'accompagnerait seul à la gare, en chapeau de paille et les mains dans les poches, comme s'il s'agissait pour moi d'une courte excursion. Ainsi fut fait. Johann nous suivait à cinq pas de distance, portant ma valise.

Le train s'annonça. Nous le vîmes paraître au déclin de la courbe. Il vint se ranger le long de la petite gare. Il était passablement plus long que d'habitude. Je me dirigeai vers une voiture de seconde classe. Des chants sortaient des wagons de troisième.

– Einsteigen!.. Fertig!

– Bon voyage, mon fils Wilfrid! Au revoir dans quinze jours!

Le train s'ébranla, cracha sa fumée, tandis que mon père, le conseiller de commerce Hering, saluait du mouchoir et que le domestique Johann ôtait dignement sa casquette.

1.Si seulement les boucles d'oreilles m'appartenaient!
Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
11 sierpnia 2017
Objętość:
320 str. 1 ilustracja
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Public Domain
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