Czytaj tylko na LitRes

Książki nie można pobrać jako pliku, ale można ją czytać w naszej aplikacji lub online na stronie.

Czytaj książkę: «Lettres à Mademoiselle de Volland», strona 38

Czcionka:

CV

Paris, le 19 septembre 1767.

Voyez donc si je pourrai vous continuer mon journal. Mes dernières lignes étaient, je crois, de Monceaux. Bonne aventure du retour. Indiscrétion à laquelle on ne s'attend guère, et qui est pourtant fort naturelle. Nous nous en revenions le soir en cabriolet. Nous étions Bron et moi sur le fond, et devant nous une femme avec laquelle il est bien depuis longtemps, et qui, depuis fort longtemps, est jalouse d'une autre chez laquelle il prétend n'avoir aucune liaison, ne point fréquenter. Nous avions à passer devant la porte de cette femme; nous y arrivons, et voilà tout à coup le cheval qui se détourne du chemin et qui se jette du côté de cette maison. Le cocher lui donne du fouet. L'animal croit qu'il tourne court; il s'arrête, puis il M les mouvements qu'un cheval a coutume de faire lorsqu'il se présente mal et qu'il tâche de se présenter mieux à une entrée de maison. En un mot, on eut toutes les peines à l'empêcher de nous mener où nous n'avions certainement aucun dessein d'aller. La femme dit à son ami, assis à côté de moi: «Vous voyez; votre cheval est plus vrai que vous.» Le reste de notre route se fit en grand silence.

J'allai souper chez le prince, qui me lut encore une lettre de la belle dame. On ne saurait être plus sensible qu'elle l'est à toutes les affabilités que vous avez eues pour elle; il est impossible de s'en expliquer avec plus de chaleur et de vérité. Lui, il en est transporté de joie; et je reçois la récompense de vos bons procédés: il m'embrasse, il me caresse, il ne cesse de me remercier; il me charge de le mettre à vos pieds. C'est le lundi au soir que nous soupâmes ensemble. Depuis, il n'a point entendu parler de son amie, et il est tout soucieux. Moi, je le console en lui disant: «Elle arrive, elle a des visites à faire, à recevoir; peut-être qu'elle est à présent à Metz. Elle est occupée à faire sa cour à M. d'Estaing, et à pousser ses frères dans le service.» Il se lève avec fureur; il crie: « Maudit enragé philosophe, est-ce que vous avez résolu de me rendre fou?» Puis se radoucissant, il ajoute: «Ça, mon ami, plus de ces mauvaises plaisanteries-là; vous me déchirez l'âme de gaieté de cœur. » Le mélancolique ambassadeur de Hollande s'en tient les côtés et rit jusqu'aux larmes; nous traitons ensuite la chose sérieusement.

Nous convenons qu'une femme un peu aimable et un peu leste a cent occasions par mois de nous tromper, sans que nous nous en doutions, et que le plus court, le plus sûr, le plus honnête, est de s'abandonner avec tant de confiance qu'on ait honte de nous trahir. Le prince en convient, mais à condition qu'on lui permettra d'être soupçonneux, jaloux, et qu'on n'en plaisantera pas.

Mardi, depuis sept heures et demie jusqu'à deux ou trois heures, au Salon; ensuite dîner chez la belle restauratrice de la rue des Poulies; un tour de promenade jusqu'à la chute du jour. Sur les huit heures, rue Saine-Anne. Son fils204 fait des progrès inouïs. M. Digeon vient lui en rendre compte. Elle en est transportée de joie; mais c'est un éclair qui passe, et je les trouve tristes tous deux. Comme ce que je sais de plus est de confidence et non d'observation, il ne m'est pas permis de vous en dire davantage. M. Digeon n'a et n'a jamais eu rien de commun avec Mme de Grandpré. On a fait cette découverte à l'occasion de l'instituteur qu'on se propose de prendre et qu'on ne prend toujours point. Elle lui disait: «Cela devient absolument nécessaire. Je crains que les assiduités que vous avez ici ne rendent soucieuse une personne à laquelle je serais bien fichée de causer la moindre peine. – Je vous entends, madame; je vous jure que cette personne prend le plus grand intérêt au succès de mes soins, et qu'elle n'a aucun droit de les désapprouver. – Mais il peuvent être sus d'une autre. – Cette autre-là les sait, et il y a longtemps qu'elle est la maîtresse de sa conduite, et moi de la mienne. Nous nous disons tout quand nous nous rencontrons, et nous ne nous reprochons plus rien. – Mais le public? J'ai une fille; si l'on vous supposait des vues de son côté, il n'en faudrait pas davantage pour éloigner ceux qui pourraient y prétendre; et si l'on faisait une autre supposition, il y a des gens sensés qui jugent des mœurs de l'enfant par celles de la mère. – Madame, je ne sais point de réponses à cela.» Et moi j'ajoute au récit qu'on me fait de ces conversations: Je ne sais, chère sœur, ce que vous vous proposez; mais ne concevez-vous pas que vous voilà dans la grande intimité; que vous avez autorisé M. Digeon à toucher sans scrupule, avec vous, certaines cordes; et qu'après les questions indiscrètes que vous lui avez faites, il lui est libre de vous entretenir de ce qu'il lui plaira? Elle en convient. «Mais quel remède à cela? – Aucun, si ce n'est, à la première causerie de cette nature, de vous expliquer nettement, mais sans que cela paraisse apprêté, sur les devoirs d'une femme honnête, sur les périls de ces sortes de liaisons, la paix domestique perdue, la considération publique hasardée, le respect de soi-même, et tant d'autres choses que vous peindrez avec force, et qui arrêteront votre homme tout court, au moins pour quelques mois. Je ne sais plus ce que cela deviendra. – Ni moi non plus. – Mais comme il est constant que Nature ne fera pas en votre laveur une exception à la loi générale, que vous favorisiez ou non le penchant de M. Digeon, on s'en apercevra, et voilà votre fils privé du meilleur instituteur qu'il pût avoir, votre porte fermée à M. Digeon, et peut-être l'enfant confiné dans un collège. Arrangez-vous là-dessus.»

Mardi au soir, en rentrant chez moi, j'ai appris, par un billet, que le Baron était à Paris, et par un autre billet de Grimm, qu'il était revenu de la Briche avec un certain baron de Studuitz, qui ne voulait pas s'en retourner à Gotha sans pouvoir dire à sa princesse qu'il m'a vu, tenu, embrassé pour elle, et qu'il ne fallait pas manquer à un pique-nique qu'on avait arrangé pour le lendemain mercredi chez le suisse des Feuillants. Ce billet de Grimm était assaisonné de quelques mots d'humeur qui me blessèrent; que j'allais partout excepté à la Briche; que Mme d'Épinay y avait été seule, et m'avait inutilement espéré; qu'elle n'était récompensée des attentions qu'elle avait pour mon goût et même mes fantaisies que par une exclusion qui l'offensait. Imaginez que je n'ai été au Grandval que pour servir le Baron; à Monceaux que pour la commodité de revenir tous les matins au Salon, et que je ne reste à Paris que pour ce maudit Salon et que pour lui. Le Baron, qui aurait été content de faire ses affaires à Paris, et de me ramener jeudi au Grandval, trompé dans ses espérances, me fait, d'un autre côté, une sortie abominable. L'impatience me prend; et, rendu éloquent par l'injustice de tous ces gens-là, je fois une sortie abominable contre l'amitié; je la peins comme la plus insupportable des tyrannies, comme le supplice de la vie, et je finis par ces mots: «Mes amis, vous que j'appelle mes amis pour la dernière fois, je vous déclare que je n'ai plus d'amis, que je n'en veux point, et que je veux vivre seul, puisque je suis assez malheureusement né pour ne pouvoir faire le bonheur de personne, en m'abandonnant sans réserve à ceux qui me sont chers.» À l'instant, mon âme se serra, je versai un torrent de larmes; et le marquis, qui était à côté de moi, me prit entre ses bras, m'entraîna dans une autre allée des Tuileries où cette scène se passait. En attendant le dîner, il me dit les choses les plus honnêtes, les plus douces et les plus consolantes; versa un peu de baume sur mes blessures, et me ramena à ces amis que j'avais abjurés, résolu à dîner avec eux, car je voulais m'en aller, et un peu apaisé. Ce qui m'avait ulcéré, c'est un mot de Grimm qui me dit que, puisqu'il ne pouvait plus m'écrire sans me dire la vérité, et que la vérité me faisait tant de mal, il ne m'écrirait plus. «Voilà, disais-je au marquis, ces hommes qui se piquent de délicatesse; ils me désespèrent, et, quand je me plains des peines qu'ils me causent, ils y mettent le comble en me disant froidement qu'ils ne m'en donneront plus.» Cependant le dîner fut fort bien; on s'entretint de la petitesse de ceux qui refusent des secours par vanité… On se sépara de bonne heure … et nous nous embrassâmes tous fort tendrement.

Damilaville voulait m'entraîner chez Mme de Meaux, qui est malade et qui rend le sang par les pieds. J'aimai mieux m'en aller rue Sainte-Anne, et j'y allai. J'y restai peu de temps. Mme Le Gendre se proposait d'aller reprendre Mme de Blacy chez M. de Tressan, et elle me demandait si je pourrais lui donner des chevaux. J'allai le soir souper avec le prince; je lui en demandai, ce qu'il m'accorda. Nous passâmes la soirée, le prince et moi, à disputer sur un principe de peinture: c'est qu'il y avait dans la nature beaucoup de masses et peu de groupes. Vous n'entendez rien à cela; mais il vous suffira de savoir qu'en ayant appelé tous deux aux compositions des grands maîtres, je lui montrai que, dans les compositions du Poussin, où l'on comptait jusqu'à cent, cent vingt figures, il y avait dix, douze, quinze, vingt masses, et à peine deux ou trois groupes; et spécialement dans le Jugement de Salomon, vingt à trente figures, et pas un groupe.

Le reste de la soirée se passa à causer de mariages disproportionnés faits sans le consentement des parents; il me dit à ce sujet quelques mots de M. de Parceval, que vous ne savez peut-être pas et qui vous feront plaisir. Son fils se maria sans son aveu. Le lendemain du mariage, sa bru vint chez lui. Il n'était pas encore levé. Elle se mit à genoux près de son lit, et lui prit une main qu'elle mouillait de ses larmes. M. de Parceval lui dit: «Est-ce que mon fils n'a pas craint d'être déshérité?» Sa bru lui répondit: «Il vous connaît trop pour avoir cette crainte.» Après un moment de silence, M. de Parceval ajouta: «Ma fille, levez-vous; vous m'avez ôté mon fils; j'espère que, dans neuf mois, vous m'en rendrez un autre que vous élèverez si bien qu'il n'osera jamais faire même un bon choix sans votre consentement»; et puis il l'embrassa; mais il ne voulut pas recevoir son fils. Pour l'en rapprocher, on employa la médiation de M. de Saint-Florentin. Au premier mot de M. de Saint-Florentin, le bon Parceval lui dit: «Ah! Monseigneur, combien vous m'auriez épargné de peine si vous eussiez bien voulu y penser plus tôt!»

Toute ma journée du jeudi fut employée à ma négociation de Sainte-Périne205 qui est moins avancée que jamais; et la nuit du jeudi au vendredi, avec une grande partie du vendredi, à mettre à l'encre, chez moi, les observations que j'avais faites au crayon au Salon. Je dînai en Malle. Je fis jouer du clavecin à l'enfant. Je reçus la visite de Mme Geoffrin, qui me traita comme une bête, et qui conseilla à ma femme d'en faire autant. La première fois, elle vint pour gâter ma fille; cette fois, elle serait venue pour gâter ma femme et lui apprendre à dire des gros mots et à mépriser son mari.

Je ne sais ce que je devins le reste de la journée. J'allai passer quelques instants avec Mme Le Gendre, qui m'apprit que Mme de Blacy était de retour, et qu'elle se servirait des chevaux du prince pour Sceaux, ou pour quelque autre partie de campagne qu'elle avait arrangée avec M. Digeon. Je souris; elle fit tout son possible pour que je laissasse le dîner de Monceaux, et m'entraîner avec elle. Sur mon refus absolu, elle se détermina à engager Mme de Blacy, et puis il lui vint en esprit que peut-être on imaginerait qu'elle redoute un long tête-à-tête; et puis elle ne sut plus ce qu'elle ferait. Le lendemain samedi, elle m'écrivit, à propos d'une petite commission qu'elle avait à me donner, qu'elle avait proposé la partie à Mme de Blacy, et celle-ci l'avait acceptée. La voilà donc, elle et M. Digeon, ses enfants et Mme de Blacy, sur le chemin de Sceaux, et moi sur le chemin de Monceaux, d'où je vous écris, ce matin dimanche, que je retourne à Paris pour dîner avec elle, et de bonne heure, après dîner, pour m'en retourner chez moi et faire mon sac de nuit pour le Grandval où je serai conduit par le marquis Grimm et Damilaville, demain lundi. J'y passerai le reste du mois; ce qui ne m'empêchera pas de recevoir vos lettres, et d'en mettre quelques-unes à la poste de Boissy.

J'ai oublié, dans ce détail de mes journées, beaucoup de choses. Le sort du prince est décidé. J'ai reçu des nouvelles de Russie. Il me vient un buste de l'impératrice. M. Falconet est brouillé avec le général Betzky; mais il est tellement en faveur auprès de l'impératrice, qu'il est plus à redouter pour le ministre que le ministre pour lui. J'ai reçu de lui ce manuscrit sur le sentiment de l'immortalité et le respect de la postérité, que je craignais si fort qu'il ne publiât à Saint-Pétersbourg sans ma participation, et dans ce manuscrit un billet où il ajoute de nouvelles instances à celles que vous savez. Vous ne sauriez croire le souci que cela me cause. La reconnaissance que je dois à cette souveraine, la tendresse que j'ai pour vous me tiraillent d'une façon bien cruelle; mais c'est vous, mon amie, qui l'emporterez toujours. Oui, je puis prendre la masse d'or que j'ai reçue206 et la jeter aux pieds de l'ambassadeur; mais je ne saurais me séparer de vous. Bonjour, mon amie. Ne me grondez point; ne vous joignez point avec mes amis pour me rendre la vie amère. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Présentez mes tendres respects, mon inviolable attachement à maman. Occupez-vous de sa santé; qu'elle s'occupe de la vôtre. Hâtez-vous de revenir. Les beaux jours qu'il fait! et les belles promenades que nous ferons encore à Meudon, si vous le voulez!

Bonjour, bonjour. J'espère que Damilaville, qui contre-signera cette lettre, m'en remettra une de vous.

Mais n'admirez-vous pas avec moi combien nous jugeons mal des choses, et combien de fois nous sommes trompés dans les avantages que nous leur attachons? J'ai vu ma fortune doublée presque en un moment; j'ai vu la dot de ma fille toute prête, sans prendre sur un revenu assez modique; j'ai vu l'aisance et le repos de ma vie assurés; je m'en suis réjoui; vous vous en êtes réjouies avec moi; eh bien! jusqu'à présent, qu'est-ce que cela m'a rendu? qu'est-ce qu'il y a eu de réel dans tout cela? Ce don d'une impératrice m'a contraint à un emprunt. Cet emprunt a diminué mon petit revenu; le nouvel emploi de mon argent, dont le fonds s'est trouvé diminué par la rente que j'en avais touchée d'avance, a occasionné un nouvel emprunt; et de virement de parties en virement de parties, à la longue le fonds se réduirait à rien sans avoir été un moment plus riche et sans avoir rien dissipé. En vérité, cela est trop plaisant; mais ce qui ne l'est pas, c'est que, si je ne veux pas être ingrat envers ma bienfaitrice, me voilà presque forcé à un voyage de sept à huit cents lieues; c'est que si je ne fois pas ce voyage je serai mal avec moi-même, mal avec elle, peut-être. Toutes ces idées font mon supplice. Revenez donc; hâtez-vous devons montrer, afin que j'oublie près de vous tous ces devoirs et toutes ces peines. Falconet, à qui M. de La Rivière a remis ma lettre, m'a écrit qu'elle est tout à fait du ton de celles qu'on envoie du coin de la rue Taranne dans la rue d'Anjou, et que, malgré cela, il a déjà été tenté cent fois de l'envoyer à l'impératrice. Il y succombera; c'est moi qui vous le promets. Eh bien! qu'y verra l'impératrice? Que j'aime, que j'aime à la folie; que tous les dons ne sont rien pour moi, au prix du bonheur de celle que j'aime. Elle y verra que ce qui m'arrête c'est ce qui a fait faire de tout temps aux hommes les grandes actions, les grands crimes, les petites et les grandes folies; et que quand on est amoureux, on est tout ce qu'il y a de bien et de mal. Si elle lit et pense bien, elle ne dira pas: Il est ingrat; mais elle dira: Il est amoureux. Je vous réponds qu'elle a déjà ma lettre, et qu'elle m'excuse; j'aime du moins à le penser, cela me tranquillise. Mais revenez; quand je vous verrai, tout sera bien, ou je ne me soucierai plus que tout soit mal. Je me souviens d'avoir dit autrefois d'un certain homme qu'il n'avait pas plus de morale qu'il n'y en avait dans la tête d'un brochet. J'ai changé de comparaison; je dis à présent: dans le cœur d'un amant. Celui qui est amant n'est que cela. Tant pis pour la probité et pour la vertu, si l'amour s'y oppose. Ce n'est pas qu'on voulût faire une action vile ou basse par amour. On ne volerait pas un écu; mais on brûlerait, on tuerait, on se tuerait soi-même.

Bonjour, bonjour. Ils m'avaient promis de m'éveiller de bonne heure, et de me déposer à Paris sur les neuf heures du matin; ils sont partis sans moi Leur projet est de me retenir ici à dîner, et j'ai bien peur qu'ils n'y réussissent. Cela supposé, j'arriverai tard à Paris; rien ne m'empêchera de voir Mme de Blacy: il faut absolument que nous conférions sur son fils. Peut-être aura-t-elle vu celui qui lui a remis les lettres pitoyables qu'elle en a reçues! Il est important qu'avant de m'adresser à M. Dubucq, je sache s'il est innocent ou coupable: cela change de ton.

Est-ce que vous ne m'apprendrez pas dans votre première lettre le jour de votre retour?

Bonjour, encore une fois. Si vous ne m'aimez pas bien, prenez garde à ce qui en arrivera: le prince fait ses paquets.

CVI

Au Grandval, le 24 septembre 1767.

Ah! voilà ce qui s'appelle une lettre, cela. Une fois en votre vie, vous aurez du moins causé cinq ou six pages de suite avec moi! Je ne sais pourquoi je ne passe pas mes journées à vous écrire. J'ai tant de plaisir à vous lire! Je vois, par le silence que vous gardez sur plusieurs questions que je me souviens très-bien de vous avoir faites, qu'il y a deux ou trois de mes lettres sur le chemin d'Isle. Tant mieux, car elles sont fort longues et de la plus mauvaise écriture; tandis que vous vous userez les yeux à les déchiffrer, vous n'en désirerez pas d'autres et, vous ne songerez pas à me gronder. Tendre amie, je vous en prie, ne me grondez donc plus; vous ne sauriez croire le mal que cela me fait. Ne voyez-vous pas que les importuns, mes amis, mes affaires, celles des autres ne me laissent presque pas le temps d'être seul avec vous? Pour un maudit opéra dont M. Digeon a besoin, il faut que l'impatience de la chère sœur m'ait appelé dix fois de la rue Taranne au coin de la rue Clos-Georgeot, d'où il est impossible de se retirer, quand on y est. Notre dernière conversation, que je vous ai rendue mot pour mot, avait été précédée d'une autre qui n'était pas de la même couleur, mais qui n'en était pas moins bonne. Il s'agissait de savoir jusqu'où il était permis aux beaux-arts d'exagérer dans l'imitation de la belle nature. Cela me donna occasion de fixer les nuances délicates qui distinguent le chimérique du possible, le possible du merveilleux, le merveilleux de la nature embellie, la nature embellie de la nature commune. Comme, maman et vous, les choses sérieuses ne vous déplaisent pas, je n'aurais pas été lâché que vous m'eussiez entendu. La chère sœur me parut très-contente; mais je ne puis plus guère compter sur son jugement; je lui suis trop nécessaire pour ne pas la trouver indulgente. Je suis le dépositaire de tous les sentiments qu'elle croit dans son cœur, et qui ne sont que des idées de sa tête. Je vous proteste, mon amie, que cette femme-là ne sent rien, mais rien du tout; que M. de … sera dupe aussi bien qu'elle-même de son ramage, qui est à la vérité charmant. L'illusion qu'elle se fait cessera avec le besoin de l'homme. Je lui envoyai, il y a quelque temps, un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans qui m'avait été adressé par le marquis de … Il n'est ni très-bien ni très-mal de figure; il a le ton et le propos de sa physionomie qui est tout à fait douce. Des vers très-agréables et très-passionnés de sa façon ne laissent aucun doute qu'il ne sache sa langue. Il a professé plusieurs années les humanités en province; il sait les mathématiques, la géographie, l'histoire et la musique assez bien pour faire sa partie dans un concert. Ajoutez à cela que sa position étroite et pressée ne l'aurait pas rendu difficile sur les conditions; mais M. Digeon insiste sur le prêtre. J'ai fait observer que, décent ou indécent, ce personnage ne nous convenait guère. Il en est persuadé; malgré cela, nous aurons le prêtre si nous nous déterminons à prendre quelqu'un. Sa petite assiste quelquefois à nos conversations; il m'a semblé qu'elle sentait à merveille les bonnes choses. À tout moment j'oublie sa présence, et il m'échappe des folies qui font piétiner sa mère. Il s'agissait, je ne sais quand, du mariage, que je traitais comme vous savez. Je disais que c'était un vœu tout aussi insensé que les autres, à cette unique différence près que par les autres on s'engageait à tenir tout son corps enfermé dans une grande cellule, et que par celui-ci on ne s'engageait qu'à en tenir une partie enfermée dans une petite.

J'étais fait la semaine passée pour me quereller avec tous mes amis. J'avais prié Naigeon, qui a été dessinateur, peintre, sculpteur, avant que d'être philosophe, d'aller quelquefois au Salon pour moi, et il me l'avait promis. Cependant il n'en avait rien fait. Sa conscience lui reprochait un peu son manque de parole. Il m'en parla. Je lui dis qu'il pouvait être tranquille, qu'il ne s'agissait pas d'un devoir, mais d'un service; qu'il fallait remplir ses devoirs, mais qu'on rendait service à qui l'on voulait; qu'au reste, cette petite négligence de sa part m'apprendrait que j'aimais une fois plus mes amis que je n'en étais aimé; que, depuis dix ans, j'avais donné à Grimm plus de mois que je ne lui demandais de quarts d'heure. Ce petit sermon assez sec a fait effet, et l'on vient de me remettre, avec votre lettre, un billet de lui qui me servira.

J'étais à Monceaux lundi matin, et j'espérais m'en revenir dîner chez moi ou chez Mme Le Gendre où j'étais invité. Il n'en fut rien; on me laissa dormir, on partit, et j'employai toute ma matinée à écrire une énorme lettre que vous recevrez. Je me trompe de jour: c'est le dimanche que j'ai passé tout entier à Monceaux malgré moi. J'engageai M. Bron, l'après-midi, dans un piquet à écrire qui fut très-malheureux, ce qui lui donna une humeur qui s'exhalait en plaisanteries amères que j'eus toute la peine du monde à digérer. Les beaux joueurs sont donc bien rares!

Quelle est la raison pour laquelle des gens généreux, même dissipateurs, qui jettent sans façon un fouis par la fenêtre, ne peuvent pas se résoudre à perdre un écu au jeu? Est-ce vanité, amour-propre blessé de la plus mince de toutes les supériorités? Je ne le crois pas: car ces gens-là confessent leur infériorité, et la confessent sans peine, et dans des choses de toute autre importance. Puisque vous voulez que je vous dise tout, je vous dis bien des bagatelles.

Le dimanche au soir je revins à Paris de bonne heure, dans la même voiture, avec une file qui me soutint très-sérieusement qu'aujourd'hui les passions sérieuses étaient tout à fait ridicules; qu'on ne se promettait plus que du plaisir qui se trouvait ou ne se trouvait pas; que cela durait ou ne durait pas; qu'on s'épargnait ainsi tous les feux serments du temps passé. J'osai lui dire que j'étais encore de ce temps-là. «Tant pis pour vous, me répondit-elle, on vous trompe, ou vous trompez; l'un ne vaut pas mieux que l'autre.» Ces propos me confirmèrent ce que l'on m'avait dit: c'est que cette fille, qui a du sens, de l'esprit, des connaissances, ne s'était jamais attachée à personne. En a-t-elle été plus ou moins heureuse? C'est à vous à m'apprendre cela.

Tout en suivant ce propos, je la déposai chez elle, et je courus chez moi préparer mon sac de nuit pour le lendemain. J'étais attendu au Grandval, Grimm, Damilaville, le marquis de Croismare et un baron allemand de la cour de Gotha207 m'y accompagnèrent. Grimm prit un fiacre qui le conduisit jusqu'à Bonneuil, d'où il acheva son voyage à pied… C'est donc le Grandval que j'habite à présent, et qui me gardera jusqu'à la fin du mois. Nos journées ici se ressemblent toutes; nous nous levons de bon matin; nous déjeunons gaiement; nous travaillons, nous dînons ferme et longtemps; nous digérons en plaisantant sur de grands canapés. Nous faisons deux ou trois tours de passe-dix ruineux; nous prenons nos bâtons, et nous tentons des promenades immenses. De retour, nous nous mettons en bonnet de nuit. Kohaut et la Baronne prennent leur luth; nous prenons des cartes; le souper sonne; nous soupons, car il faut souper sous peine de déplaire à la maîtresse de la maison. Après souper, nous causons, et cette causerie nous mène quelquefois fort loin. Nous nous couchons dans des lits si bons qu'on n'y saurait dormir, et le lendemain nous recommençons.

Je me hâte d'expédier le reste des manuscrits de M. de … pour me mettre à la besogne de Grimm, dont j'ai apporté tous les matériaux.

La Baronne est fort gaie. Mme d'Aine est plus folle que jamais. Nous avons eu ici son fils et sa bru. Un matin, j'entends de grands éclats de rire dans l'appartement de la belle-mère. On l'habillait. La Baronne et le Baron y étaient. J'y allai «Vous venez tout à propos, me dit Mme d'Aine. – À quoi, madame, puis-je vous être bon? – À prendre la mesure de mon derrière; et puis vous en irez faire autant chez ma bru; et quand vous serez bien assuré que le mien n'y fait œuvre, vous direz à M. le Baron, mon gendre que voilà, qu'il est un sot.» Vous penserez que tout cela est fort plat; mais vous ferez bien mieux de penser que cela est innocent, que cela est gai, que nous sommes à la campagne, et que tout ce qui amuse et fait rire est fort bon.

La querelle de nos deux voisins est restée indécise.

J'ai encore huitaine à passer ici. Priez Dieu que je ne meure pas d'indigestion. On nous apporte tous les jours de Champigny les plus furieuses et les plus perfides anguilles, et puis des petits melons d'Astracan, puis de la sauerkraut, et puis des perdrix aux choux, et puis des perdreaux à la crapaudine, et puis des baba, et puis des pâtés, et puis des tourtes, et puis douze estomacs qu'il fendrait avoir, et puis un estomac où il faut mettre comme pour douze. Heureusement on boit en proportion, et tout passe.

J'ai pensé acheter hier un cheval dix écus. Il est vrai qu'il est perdu, et que peut-être il est mort. C'est celui du docteur Gem. Vous n'avez pas encore entendu nommer celui-ci C'est un bon homme; un fanatique froid. Il part pour l'Angleterre; il confie son cheval à M. Bergier. Connaissez-vous celui-ci? M. Bergier le prête à un autre, celui-ci à un troisième, ce troisième à un quatrième; et il y a bientôt un mois que le docteur court après son cheval. Kohaut nous quitte demain: j'en suis fâché, et la Baronne aussi, et lui plus que tous les deux. À propos, il faut que je vous dise un excellent procédé de notre incompréhensible Baron. Pour faire comme tout le monde, Kohaut joue au passe-dix; il n'y est pas heureux. Le Baron s'aperçoit un jour qu'il était chagrin d'une perte assez considérable qu'il avait faite: il va le matin dans sa chambre; il soupçonne que les affaires de Kohaut sont embarrassées, et il ne se trompait pas. Il s'assied; il le questionne; il le gronde de son silence déplacé; il le remercie on ne peut plus honnêtement des soins qu'il donne à sa femme, et le force d'accepter cinquante louis. Cela est fort bien, dites-vous. Mais ce n'est pas tout. Le lendemain il pense que peut-être cette somme ne suffira pas à Kohaut pour l'arranger tout à fait, et il lui en fait accepter cinquante autres, avec des excuses réitérées de ne s'en être pas avisé plus tôt. C'est Kohaut qui est venu me raconter la chose toute fraîche.

On nous a envoyé de Paris une bibliothèque nouvelle autrichienne: c'est l'Esprit du clergé208, les Prêtres démasqués209, le Militaire philosophe210, l'Imposture sacerdotale211, des Doutes sur la religion212, la Théologie portative.213 Je n'ai lu que ce dernier. C'est un assez bon nombre de bonnes plaisanteries noyées dans un beaucoup plus grand nombre de mauvaises. Voilà, mesdames, de la pâture qui vous attend à votre retour. Je ne sais ce que deviendra cette pauvre Église de Jésus-Christ, ni la prophétie qui dit que les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre elle. Il serait bien plaisant qu'on élevât des temples chrétiens à Tunis ou Alger, lorsqu'ils tomberont en ruine à Paris. Ainsi soit-il, pourvu qu'on ne vienne pas nous couper le prépuce lorsque les musulmans se feront baptiser; j'aime encore mieux le baptême que la circoncision: cela fait moins de mal.

Tout à travers la besogne de M. de … j'ai clandestinement entamé la mienne; Grimm est ruiné, si cela continue. Le seul tableau de Doyen m'a fourni quinze à seize pages.

Tout cela est fort bon; mais maman s'impatiente de ne pas trouver jusqu'ici un mot de réponse à votre lettre. Mademoiselle, cette lettre est charmante. Combien je vous en aimerais, si je pouvais vous aimer davantage! mais de grâce tâchez donc de vous rassurer. Est-ce qu'il ne serait pas plus agréable pour vous de me croire paresseux, négligent, occupé, que malade ou mort? Est-ce que je ne vous ai pas dit cent fois que j'étais éternel? est-ce que jusqu'à présent ce n'est pas vrai? N'allez pas prendre cela pour un mensonge officieux: c'est la pure vérité. J'ai bien ouï dire qu'on mourait; mais je n'en crois rien.

Je vous remercie du détail de votre voyage. Vous êtes arrivées deux heures plus tard à Châlons que nous n'avions calculé, le prince et moi, et vous frappiez à la porte de M. le directeur, endormi à côté d'une femme qui entendrait un autre éveillé, lorsque nous buvions encore à votre santé.

Point d'oraison de saint Julien214; je ne l'aime pas; d'ailleurs ce saint n'exauce peut-être que les hommes.

Eh bien! vous ayez donc passé le vendredi et le samedi à chanter et danser? N'avais-je pas bien raison de dire au prince que nous serions des sots de nous affliger? Je savais par cœur toutes les honnêtetés qui vous attendaient chez M. Duclos. Ne me parlez pas de votre petit amoureux bigot. Le premier bec féminin qui se présente lui tourne la tête; et je ne jurerais pas que, tout en soupirant pour Mlle Gargau, il n'eût lorgné fort tendrement la belle Mlle d'Ornay. Pour moi, qui suis au plus attentif sur mes pensées, mes paroles et mes actions, qui aime avec une précision, un scrupule, une pureté vraiment angéliques, qui ne permettrais pas à un de mes soupirs, à un de mes regards de s'égarer; à qui Céladon a légué sa féalité et sa conscience, legs que j'ai encore amélioré par des raffinements dont aucun mystique, soit en amour, soit en religion, ne s'est jamais avisé; jugez combien j'ai dédaigné la tendresse courante! Je suis un vrai janséniste, et pis encore; et quoique Mme d'Aine la jeune soit faite au tour, qu'elle ait les plus jolis petits pieds du monde, des yeux très-émerillonnés, très-fripons, même en présence de son mari, deux petits tétons qu'elle montre tant qu'elle peut; sur mon Dieu, je ne les ai pas vus. Je serai placé tout au moins au deuxième ciel du paradis des amants, parmi les vierges où j'espère vous trouver, et cela pour cause que vous savez. Je ne sais ce que le voyage fera à la santé de la belle dame; mais le prince espère beaucoup de influence momentanée de votre société sur elle. Il voudrait bien la revoir débarrassée de quelques minuties d'esprit qui font son supplice. Cette femme a tant vu de coquins et de coquines qu'elle ne croit point à la probité. N'allez pas charger maman de la convertir là-dessus.

204.Le fils de Mme Le Gendre.
205.Voir précédemment p. 232.
206.Pour la vente de sa bibliothèque à Catherine.
207.Le baron de Studuitz.
208.Esprit du clergé, ou le Christianisme primitif vengé des entreprises et des excès de nos prêtres modernes, traduit de l'anglais (de J. Trenchard et de Th. Gordon, et refait en partie par le baron d'Holbach); Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1767, 2 vol. in-8°. «Ce livre a été traduit et corrigé par le Baron, ensuite par mon frère, qui l'a athéisé le plus possible.» (Note manuscrite de Naigeon le jeune).
209.Les Prêtres démasqués, ou des Iniquités du clergé chrétien (ouvrage traduit de l'anglais et refait en grande partie par le baron d'Holbach); Londres (Amsterdam, M. M. Roy), 1768, in-8°.
210.Le Militaire philosophe, ou Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche; Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1768, in-8°; ouvrage refait en grande partie par Naigoon, sur un manuscrit intitulé: Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche. Le dernier chapitre est du baron d'Holbach.
211.De l'Imposture sacerdotale, ou Recueil de pièces sur le clergé, traduites de l'anglais (par le baron d'Holbach); Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1767, in-8°.
212.Doutes sur la religion, suivis de l'Analyse du Traité théologi-politique de Spinosa (par le comte de Boulainvilliers); Londres, 1767, in-12. Le premier de ces ouvrages est regardé comme étant de Guéroult de Pival.
213.Théologie portative, ou Dictionnaire abrégé de la religion chrétienne, par l'abbé Bernier (c'est-à-dire par le baron d'Holbach); Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1768, in-8°.
214
  Faire l'oraison de saint Julien est une locution proverbiale qui signifie désirer un bon gîte. La Fontaine a dit, Contes, II, 5:
Bien tous dirai qu'en allant par cheminJ'ai certains mots que je dis au matin,Dessous le nom d'oraison ou d'antienneDe saint Julien, afin qu'il ne m'avienneDe mal gîter; et j'ai même éprouvéQu'en y manquant, cela m'est arrivé.J'y manque peu, c'est un mal que j'évitePar-dessus tout, et que je crains autant.

[Закрыть]
Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
11 sierpnia 2017
Objętość:
760 str. 1 ilustracja
Właściciel praw:
Public Domain

Z tą książką czytają

Inne książki autora