Czytaj tylko na LitRes

Książki nie można pobrać jako pliku, ale można ją czytać w naszej aplikacji lub online na stronie.

Czytaj książkę: «Lettres à Mademoiselle de Volland», strona 31

Czcionka:

LXXXVIII

À Paris le 25 juillet 1765.

Sixième dimanche; non, c'est un jeudi que j'ai pris pour un dimanche.

Vous n'avez encore que deux de mes lettres! Je suis pourtant à la sixième; je les ai toutes numérotées, afin que nous puissions nous assurer qu'il ne s'en est point égaré: regardez-y.

Croyez-vous donc, chère amie, que j'aurai reçu, dans un intervalle de quinze jours, trois ou quatre secousses violentes sans que la santé en ait souffert! On vous en dira quelque chose, à moins qu'on ne craigne de vous inquiéter. L'estomac et les intestins sont dans un état misérable. Le potage le plus léger passe tout de suite. Je ne saurais digérer un jaune d'œuf. Heureusement je dors, et le sommeil répare tout. Mais comment se fait-il qu'un fluide qui me cause en sortant la sensation cruelle d'un fer rouge puisse séjourner dans un canal du tissu le plus délicat sans le blesser? car je n'ai pas la plus petite colique. Pour des forces je les ai bien entièrement perdues: je sens mes jambes se dérober sous moi. Cette lassitude, qui m'est très-importune quand je suis debout, me rend le lit délicieux quand je suis couché. Mme Le Gendre n'est pas plus heureuse que moi. Connaissez-vous le plaisir de trouver un fauteuil après la fatigue d'une longue promenade? C'est précisément celui que je goûte lorsque les matelas se sont chargés du poids de tous mes membres. En vérité, c'est une volupté qu'un dévot se reprocherait. Vous voyez bien qu'il n'y a point à s'alarmer, et que dans trois ou quatre jours il n'y paraîtra plus.

Mais je ne suis pas le seul malade de la maison. Mme Diderot a toute une cuisse entreprise d'une sciatique. On lui a conseillé de se frotter avec un mélange de sel, d'eau-de-vie et de savon. Il y a quelques jours que l'opération se faisait: je me présentai pour entrer; la petite fille courut au-devant de moi, en criant: «Mon papa, arrêtez, arrêtez. Si vous voyiez cela, vous en ririez trop.» C'était sa chère mère penchée sur les pieds de son lit, le derrière à l'air, et la servante à genoux qui la savonnait de son mieux. Ce n'était pas le cas du proverbe qui dit qu'à savonner la tête d'un Maure on perd son temps et sa peine; car Mme Diderot est fort blanche, et ce n'était pas la tête qu'on lui savonnait. Le remède la soulagea. J'ai été chargé depuis, une ou deux fois, de cette opération, et je m'en suis très-bien acquitté.

Nous avons perdu subitement un grand artiste, c'est Charles Van Loo.

Je vais sur les sept heures du soir causer avec la chère sœur. Nos deux dernières causeries ont été tout à fait agréables, mais si variées que je ne saurais me les rappeler. Hier son domestique se trompa; et au lieu de m'annoncer, d'habitude apparemment, il annonça M. Le Gras. On a vraiment été tâché de ma discrétion à ne pas rompre le tête-à-tête dont je vous ai parlé.

Nous avions projeté, aujourd'hui mercredi, d'aller voir avec La Rue la galerie du Luxembourg, mais savez-vous qui a dérangé cette partie? La princesse de Nassau-Sarrebruck. Elle était allée à Calais embrasser son fils qui passait en Angleterre; elle s'en retournait à Sarrebruck par Paris où elle n'avait qu'un jour à rester; et de ce jour elle nous en a donné, à Grimm et à moi, toute la matinée. C'est une femme charmante de figure et de caractère. Ma huppe, qui était aussi relevée qu'elle l'a jamais été de ma vie, s'est abaissée en un moment. J'aurais vu la princesse cent fois auparavant que je n'aurais pas été plus à mon aise. Après les premiers compliments, la conversation est devenue très-intéressante. Je persiste dans mon ancien sentiment, nous devrions laisser aux femmes la fonction de l'apostolat; elles feraient en un jour plus de conversions que le missionnaire le plus éloquent n'en peut ébaucher dans toute sa vie. Il n'y a pas un homme qui ne prît l'espérance secrète de plaire au prédicateur pour un mouvement de la grâce.

Elle m'a promis son portrait, et quand je l'ai quittée, elle m'a présenté sa main à baiser, avec une affabilité qui ne se rend pas.

De la rue Garancière, je me suis traîné sur le quai Bourbon où j'avais rendez-vous avec Damilaville. Nous avons dîné; je me trouve très-bien d'avoir bu à la glace; pas la moindre tribulation d'entrailles. Nous avons pu lire un énorme article qu'il m'avait promis pour mon ouvrage, sans aucune interruption.

Demain peut-être, mon amie; demain, c'est jeudi, et je me porterai bien, assez bien pour regretter votre éloignement.

Je vous écris chez Le Breton où j'étais venu pour revoir mes feuilles que je laisse là.

Je n'y viendrai plus guère dans ce maudit atelier où j'ai usé mes yeux pour des hommes qui ne me donneront pas un bâton pour me conduire. Il ne nous reste plus que quatorze cahiers à imprimer; c'est l'ouvrage de huit ou dix jours. Dans huit ou dix jours, je verrai donc la fin de cette entreprise qui m'occupe depuis vingt ans, qui n'a pas fait ma fortune, à beaucoup près, qui m'a exposé plusieurs fais à quitter ma patrie ou à perdre ma liberté, et qui m'a consumé une vie que j'aurais pu rendre plus utile et plus glorieuse. Le sacrifice des talents au besoin serait moins commun s'il n'était question que de soi; on se résoudrait plutôt à boire de l'eau, à manger des croûtes et à suivre son génie dans un grenier: mais dont une femme, pour des enfants, à quoi ne se résout-on pas? Si j'avais à me faire valoir, je ne leur dirais pas: J'ai travaillé trente ans pour vous; mais je leur dirais: J'ai renoncé pour vous pendant trente ans à la vocation de nature; j'ai préféré de faire, contre mon goût, ce qui vous était utile à ce qui m'était agréable: voilà la véritable obligation que vous m'avez et à laquelle vous ne pensez pas.

J'eus le courage de dire hier au soir à Mme Le Gendre qu'elle se donnait bien de la peine pour ne faire de son fils qu'une jolie poupée. Pas trop élever, est une maxime qui convient surtout aux garçons. Il faut un peu les abandonner à l'énergie de nature. J'aime qu'il soient violents, étourdis, capricieux. Une tête ébouriffée me plaît plus qu'une tête bien peignée. Laissons-les prendre une physionomie qui leur appartienne.

Si j'aperçois à travers leurs sottises un trait d'originalité, je suis content. Nos petits ours mal léchés de province me plaisent cent fois plus que tous vos petits épagneuls si ennuyeusement dressés. Quand je vois un enfant qui s'écoute, qui va la tête bien droite, la démarche bien composée, qui craint de déranger un cheveu de sa figure, un pli de son habit, le père et la mère s'extasient et disent: Le joli enfant que nous avons là! Et moi je dis: Il ne sera jamais qu'un sot.

D'Alembert est à toute extrémité; il a fait une indigestion terrible; il a envoyé chercher Bouvard qui l'a fait saigner. J'apprends qu'il est tourmenté par une colique qui ne le quitte point, et qui menace à chaque instant de l'emporter. S'il en meurt, nous aurons perdu en trois mois de temps deux grands peintres et deux grands géomètres. Les hommes de cette trempe sont rares; une nation en est bientôt appauvrie.

Je vous écris ce soir parce que nos presses travailleront demain, en dépit des apôtres dont c'est la fête, et que ma tâche sera double. Il serait bien malheureux d'essuyer quelque contretemps à la dernière page.

On parle du déplacement de M. de Saint-Florentin. On lui donne pour successeur M. de Sartine à qui M. Le Noir succédera. Qui sait comment ce M. Le Noir en userait avec nous? Il n'y a peut-être pas un mot de réel à ces prétendus changements. À tout hasard, nous nous hâtons d'esquiver aux embarras qu'ils pourraient nous causer.

Adieu, mon amie; continuez de vous bien porter; je sais que vous m'aimez de toute votre âme; vous êtes bien sûre que je ne demeure pas en reste avec vous. C'est la seule de mes dettes que je paye bien.

Vous espérez donc que nous ne serons pas une éternité sans nous revoir! Cela dépendra beaucoup de M. Le Gendre.

Nous l'attendons sans impatience; la cérémonie de l'inauguration est fixée au 19 du mois prochain; c'est vous promettre la chère sœur pour le 9 ou le 10. Je vais donc rester seul! Avec qui m'entretiendrai-je de vous? à qui porterai-je cette âme toute remplie de tendresse? où irai-je verser mes sentiments? Je n'entendrai donc plus prononcer ce nom qui m'est cher, que quand il m'échappera dans ma peine! Adieu, mon amie, bonsoir: la lumière et le papier me manquent en même temps. Mon respect, mon tendre et sincère respect à madame votre mère. Embrassez pour moi madame votre sœur; dites à Mlle Mélanie qu'elle aurait bien tort de m'oublier. M. Gaschon a reçu un coup de bistouri entre les fesses, et l'on dit qu'il est mieux.

LXXXIX

Le 1er août 1765.

Dieu soit loué! en voilà vingt-quatre d'arrivées; il en reste trois qui vont à vous, sans compter celle-ci.

Je viens donc de mettre dehors de Paris le Baron qui se sépare de sa femme, de ses enfants, de ses amis, pour deux mois. Je vous écris chez Damilaville qui part demain pour Genève. J'ai bien peur que celui-ci ne paye de sa vie quelques plaisirs vagues et peu choisis. C'est bien cher. La journée d'hier fut bien pénible pour un homme qui n'a plus de jambes et qui avait les quatre coins de Paris à faire. J'avais promis au Baron d'aller dîner avec lui la veille de son départ et oublié que Damilaville avait pris le même jour pour dire adieu à ses amis. Celui-ci avait retenu la chambre du suisse du Luxembourg, et tout ordonné; ainsi, bon gré, mal gré, il a fallu manquer au Baron. Le rendez-vous des convives était dans l'allée des Carmes. Nous étions trois ou quatre assis sur un banc tout voisin de la porte du même nom, lorsque nous entendîmes des cris qui venaient de la cour d'entrée de ces moines. C'était une femme qui était tombée en défaillance au sortir de leur église. Un d'entre nous accourt, il frappe à la porte du couvent; le portier ouvre: «Mon père, vite une goutte de votre eau de mélisse; c'est pour une femme qui est là, qui se meurt.» Le moine répond froidement: «Il n 'y en a point», et ferme la porte. Là-dessus, mon amie, je vous laisse rêver à votre aise sur les grands effets de l'esprit de religion. Un moine d'un autre ordre était un des nôtres. «Eh bien! s'écria-t-il douloureusement, voilà comme un portier dur et brutal déshonore toute une maison. – Monsieur, lui répondis-je, ne craignez rien, l'action qui vient de se passer est si atroce, que si quelqu'un d'entre nous s'avise de la raconter, il passera pour un calomniateur.»

Cet autre moine-ci était un galant homme, d'un esprit assez leste et point du tout enfroqué. On parla de l'amour paternel Je lui dis que c'était une des plus puissantes affections de l'homme. «Un cœur paternel! repris-je; non, il n'y a que ceux qui ont été pères qui sachent ce que c'est; c'est un secret heureusement ignoré, même des enfants.» Puis continuant, j'ajoutai: «Les premières années que je passai à Paris avaient été fort peu réglées; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon père, sans qu'il fit besoin de la lui exagérer; cependant la calomnie n'y avait pas manqué. On lui avait dit… Que ne lui avait-on pas dit? L'occasion d'aller le voir se présenta. Je ne balançai point. Je partis plein de confiance dans sa bonté. Je pensais qu'il me verrait, que je me jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que tout serait oublié. Je pensais juste. » Là je m'arrêtai, et je demandai à mon religieux s'il savait combien il y avait d'ici chez moi «Soixante lieues, mon père, et s'il y en avait cent, croyez-vous que j'aurais trouvé mon père moins indulgent et moins tendre? – Au contraire. – Et s'il y en avait eu mille? – Ah! comment maltraiter un enfant qui revient de si loin? – Et s'il avait été dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne?» En disant ces derniers mots, j'avais les yeux tournés au ciel, et mon religieux, les yeux baissés, méditait sur mon apologue.

Nous dînâmes gaiement. Nous osâmes parler du mal politique, du célibat, sans que notre moine s'en offensât; il ne défendit pas trop le vice de son état; il nous proposa seulement de faire grâce aux célibataires que faisait la religion, jusqu'à ce que nous ayons exterminé de la république tous ceux qui l'étaient par esprit de libertinage et de luxe. Nous lui observâmes que ces derniers ne faisaient point de vœux, et que nous aurions de l'indulgence pour les premiers, s'ils voulaient renoncer aux leurs; qu'il y avait quelque différence entre un mauvais citoyen et un homme qui jurait, au pied des autels, de l'être. Tout cela se passa fort bien.

Vous savez ou vous ignorez que les Bénédictins ont demandé, par une requête présentée au roi et devenue publique par l'impression, d'être sécularisés180; mais vous ne vous douterez jamais que le ministère ait eu la bêtise de ne pas les prendre au mot. Le fait est vrai pourtant. En faisant un sort honnête à chacun de ces moines, il serait resté des biens immenses qui auraient acquitté une portion des dettes de l'État. Cet exemple aurait encouragé les Carmes, les Augustins à solliciter le défroc; et sans aucune violence la France, en moins de vingt ans, aurait été délivrée d'une vermine qui la ronge et qui la rongera jusqu'à son extinction. Notre moine remarqua judicieusement qu'il n'y avait rien de plus indécent que de dire, comme les Bénédictins l'avaient dit dans leur requête, qu'ils demandaient à être dépouillés d'un habit avili; qu'il n'y avait que les mauvaises mœurs qui pussent avilir, et que c'était les avouer.

Après dîner, nous nous promenâmes. Chemin faisant, mon moine me demanda pourquoi l'homme semblait oublier son amour-propre au récit d'une bonne action, et d'où venait la joie involontaire et secrète qu'il en ressentait. Je lui répondis que c'est qu'il devenait subitement l'auteur ou l'objet du bienfait; que toutes les fois que nous ne nous sentions pas capables d'une grande action, nous prenions le parti de montrer que nous en sentions tout le prix, et que, ne pouvant être grands, il ne nous restait que la ressource d'être justes. J'ajoutai qu'il n'était pas vrai que le récit d'une belle action nous fut toujours agréable. Soyez placé entre un homme opulent et dur, et son ami indigent; racontez quelque trait d'une amitié secourable et bienfaisante, et regardez les visages. On n'aime point une leçon qu'on ne se sent point le courage de suivre.

Sur les six heures du soir, les convives se dispersèrent; je restai seul avec Damilaville, et à propos des Éloges de Descartes présentés à l'Académie, je fis sur l'éloquence deux réflexions qui lui plurent beaucoup; l'une, c'est qu'il ne fallait s'occuper à remuer les passions que quand on avait convaincu la raison, et que le pathétique restait sans effet, quand il n'était pas préparé par le syllogisme; l'autre, c'est qu'après que l'orateur m'avait touché vivement, je ne pouvais pas souffrir qu'il interrompît cette situation douce de mon âme par quelque chose de frappant; que le pathétique voulait être suivi de quelque chose de faible et vague, qui n'exigeât de ma part aucune contention; qu'après un mouvement violent, l'orateur épuisé devait avoir besoin de repos, et moi aussi. Cette causerie où je vous mets en tiers nous conduisit jusqu'à huit heures que nous nous séparâmes lui pour aller faire ses malles, moi pour aller embrasser le Baron. J'avais un air soucieux. Il me semblait que je l'aurais été moins si ma vue et mes bras avaient été assez longs pour l'atteindre, l'avertir, le secourir jusqu'au fond de l'Angleterre. Le sort nous menace également partout; il semble pourtant qu'on le craigne moins dans l'endroit où il ne vous a point fait de mal; on ne sait pas ce qu'il nous prépare ailleurs. Si je vous voyais d'ici; si j'avais seulement un miroir magique qui me montrât mon amie dans tous les instants; si elle se promenait sous mes yeux dans une glace, comme dans les lieux qu'elle habite, il me semble que je serais plus tranquille. Je ne la quitterais guère cette glace; combien je me lèverais de fois pendant la nuit pour vous aller voir dormir! combien de fois je vous crierais: «Mon amie, prenez garde, vous vous fatiguez trop; prenez par ce côté-ci, il est plus beau; le soleil vous fera mal; vous veillez trop tard, vous lisez trop longtemps; ne mangez point de cela; qu'avez-vous? vous me paraissez triste.» Vous ne m'entendriez pas; mais lorsque la raison vous aurait conduite à mon gré, je serais aussi content que si vous m'aviez obéi. Il est bien incertain si ma glace ne me causerait pas plus de peine que de plaisir. Il est bien incertain qu'un beau jour je ne la cassasse de dépit; il est très-sûr qu'après l'avoir cassée j'en ramasserais tous les morceaux. S'il m'arrivait d'y voir quelqu'un vous baiser la main; si je vous voyais sourire; si je trouvais que vous m'oubliez trop et trop longtemps! Non, non, point de cette glace magique, je n'en veux point; mon imagination nous sert mieux l'un et l'autre.

Il était minuit passé quand je sortis de chez le Baron. J'allai pourtant chez Grimm y chercher la neuvième lettre de mon amie. Un petit comte allemand, qui m'a pris en amitié, nous accompagna et me remit à ma porte à une heure du matin. Je vous ai lue avant que de m'endormir; aurais-je bien dormi avec une lettre de mon amie fermée sous mon oreiller? J'ai été voir aujourd'hui d'Alembert, qui s'est fait transporter de chez lui chez M. Watelet. Je l'ai trouvé seul; notre entrevue a été fort tendre. De là, dîner chez la très-aimable sœur avec La Rue. Nous devions après dîner aller voir ensemble les tableaux du Luxembourg; mais le travail pressé de l'atelier ne l'a pas permis.

Nos conversations continuent d'être charmantes; nous y partons sans cesse de la mère, des enfants, des petits-enfants, de tout ce qui nous est le plus cher au monde; ne manquez pas de le leur dire. Il est arrivé à la chère sœur une grande aventure; je la saurai demain; mais, chut. Adieu, adieu.

XC

À Paris, le 18 août 1765.

Vous voyez bien, chère amie, que jusqu'ici je n'ai pas encore répondu un seul mot à aucune de vos lettres. Ce sera ma ressource dans la saison morte, lorsque tous mes amis seront absents et que j'en serai réduit comme vous aux petits événements domestiques.

Cette jeune personne qui faisait bonne ou mauvaise compagnie à M. Gaschon regardait la chère sœur avec un œil envieux et inquiet; elle ne perdait pas une de ses paroles. Sans autre intelligence entre nous que celle qui naissait de la malice commune et de l'occasion, nous nous faisions un amusement cruel de la tourmenter. Moi, je suis une bonne âme; nous n'eûmes pas mis le pied hors de l'appartement, que j'eus des remords. Mme Le Gendre la plaignait beaucoup, si son caractère répondait à sa figure, de s'être attachée à un homme aussi léger que M. Gaschon. Nous avons beau être près de nous-mêmes, quelle facilité à nous oublier n'avons-nous pas! Nous portons de la conduite des autres un jugement sévère, sans nous apercevoir qu'il tombe à plomb sur la nôtre. Le rôle de M. Gaschon est, après tout, bien moins répréhensible que le sien. Gaschon fait des serments, et il croit, en dépit d'une expérience de quarante ans, que le dernier est celui qu'il ne violera pas. Elle, elle appelle les serments; elle les reçoit, elle en fait peut-être, et le lendemain elle se moque et des serments qu'elle a faits et de ceux qu'elle a reçus.

Cette personne qui devient, par la satire indécente qu'elle hasarde sur Mme Calas, l'objet de sa furie, qui croyez-vous que c'était? Mlle Boileau. Il est bien singulier qu'avec de l'esprit, du goût, de la finesse, de la sensibilité, de l'âme, de l'honnêteté, du sens, de la raison, du jugement, cette fille n'ait presque que des idées d'emprunt, et que, pouvant dire d'elle-même une infinité de bonnes choses, elle soit perpétuellement l'écho de la sottise qui l'environne. On dirait qu'elle ne sent ni le ridicule des propos qu'elle entend, ni celui des personnes qui les tiennent. C'est comme une éponge prête à recevoir et à rendre indistinctement toutes les liqueurs qu'on lui présente; elle s'abreuve dans un endroit, et elle va bien vite se faire presser dans un autre. Le projet était de la clique anti-philosophique. La clique philosophique est odieuse aux gens du monde, parce que les gens du monde sont ignorants et frivoles, et qu'un philosophe s'en aperçoit; qu'ils ne peuvent douter du mépris qu'il doit faire d'eux, et qu'ils ont la conscience qu'ils le méritent. Voilà les gens qui l'entourent et qui la sifflent, ou, pour mieux suivre ma comparaison, qui l'empreignent. Qu'il est essentiel à une femme de s'attacher un homme de sens! Vous n'êtes pour la plupart que ce qu'il nous plaît que vous soyez; voilà la raison pour laquelle celles qui sont à beaucoup d'hommes ne sont rien; leur caractère, ainsi que leur ramage, est fait de pièces et de morceaux. Un homme de goût qui s'amuserait à les étudier restituerait à chacun ce qui lui appartient. L'idée qui leur vient le matin désignerait souvent celui avec qui elles ont passé la nuit. Vous mourez toutes à quinze ans.

Mais laissons La Bruyère, et venons à quelque chose qui nous touche de plus près. Ah! mon amie, je crains bien que nous ne soyons séparés pour longtemps, et que la maison que vous devez occuper ici ne soit à bâtir. Ici commencerait la prophétie de Denis Diderot de Langres; mais il attend. Souvenez-vous bien seulement que si la maison s'achète, vous aurez passé près de deux ans en province, dans l'espérance de demeurer toutes ensemble, et que vous n'y demeurerez pas.

Je veux absolument achever, et je crains bien qu'au moment où je vous parle, ce ne soit une affaire faite. Connaissez-vous une maison appartenant à MM. de Noailles, dont la ruine d'un des côtes a entraîné la ruine de l'autre, sise dans la rue Sainte-Anne ou rue de Richelieu? C'est l'hôtel garni de Suède, rue Sainte-Anne. Eh bien, M. de Prisye avait vu M. de La Vergne; il venait rendre compte de sa mission qu'il avait fort bien faite; et l'on a dû dîner aujourd'hui chez M. de La Vergne. C'est un objet de quarante à cinquante mille francs. La façade n'est plus d'aplomb; un des murs mitoyens a plié, les poutres de la charpente se sont brisées, les plafonds ont fléchi, et le mur opposé s'est incliné sur l'autre. Quand on aura mis là le marteau, et qu'au dégât du marteau se joindra le dégât des fantaisies de l'acquéreur, jugez ce que cela deviendra, et jusqu'où nous voilà renvoyés, surtout si madame votre mère a la prudence de ne pas s'exposer aux mauvais effets d'une maçonnerie toute fraîche.

La chère sœur a beau dire qu'il faut renoncer à cette acquisition, si le prix n'en est pas tout à fait modéré, et s'il n'y a pas de l'espace à loger toute la famille; l'époux va toujours son train.

Notre ouvrage serait fini, sans une nouvelle bêtise de l'imprimeur qui avait oublié dans un coin une portion du manuscrit.

J'en ai, je crois, pour le reste de la semaine, après laquelle je m'écrierai: Terre! terre!

J'ai entamé l'affaire d'intérêt, qui se terminera, selon toute apparence, à mon entière satisfaction; on m'accordera un exemplaire pour un honnête travailleur à qui je l'ai promis. On me cédera quelques livres que je dois. On déchirera un ou deux billets que j'ai signés, et l'on m'accordera quatorze cent vingt-huit livres pour un dernier volume que je n'ai pas cédé; toutes mes dettes seront acquittées, et je marcherai sur la terre léger comme une plume.

La tranquillité stupide de Le Breton, qui se trouve sur le penchant de la ruine et du déshonneur, me confond. J'ai vu un de ses confrères qui ne dort plus d'un si bon sommeil. Il ignorait la manœuvre de Le Breton181. Je la lui ai apprise, et il s'en est expliqué comme moi. Cette conduite lui paraît d'une indignité inouïe. Il l'appelle infâme, injurieuse à ses associés, aux auteurs, à l'éditeur, au public. Il en sent toutes les suites. Il m'a plus remercié du silence que j'ai gardé; il est plus effrayé de l'éclat qu'il prévoit: il est dans des transes que je ne saurais vous dire. C'est David; c'est un homme dur, avare, mais juste. La belle scène qu'il prépare à ma brute, à la première assemblée qu'ils auront! Adieu la tabatière d'or que la bonne vieille d'Houry182 m'avait promise! Mais en vérité je voudrais, et pour la tabatière, et pour dix fois autant de buis qu'elle en contiendrait, que le massacre de notre ouvrage n'eût pas été fait. L'homme le plus intéressé au succès de l'entreprise nous fait lui seul plus de mal que nous n'en avons souffert des efforts de tous nos ennemis réunis. N'est-ce pas une aventure à rendre fou? Il s'est complu pendant quatre ans de suite dans son infamie. Il se levait pendant la nuit pour mettre b feu à ses magasins; et cela lui paraissait plaisant. Il promène autour de moi sa lourde et pesante figure; il s'assied, il se lève; il se rassied, il voudrait parler, il se tait: je ne sais ce qu'il me veut. Serait-ce par hasard de prendre sur moi, auprès des auteurs, son infâme action? Je le voudrais bien!

Il est impossible de faire ni le mal, ni le bien impunément. On est puni de l'un par les lois, de l'autre par l'envie. Ce projet de souscription si honnête, si bien imaginé, eh bien, ne le voilà-t-il pas arrêté, ou sur le point de l'être183! Il faut convenir que c'est la vengeance la plus cruelle qu'il fût possible de prendre du parlement de Toulouse, le témoignage le plus authentique du mépris que l'on porte à présent à ces opinions religieuses qui ont si souvent étouffe l'humanité dans le cœur de l'homme; le moyen le plus adroit de désespérer les fauteurs scélérats de ces absurdes et monstrueuses opinions; le spectacle le plus affligeant pour eux; la marque la plus évidente des progrès de la raison et des services de la philosophie. La liste des souscripteurs, si elle eût été nombreuse et qu'elle eût renfermé des hommes de tout état, comme il serait arrivé184 eût présenté le monument le plus honorable de la bienfaisance naturelle. Le ton du projet avec l'épigraphe tirée de Lucrèce, l'affiche la plus hardie tirée du fatalisme, et la satire la plus violente et la plus cachée de leur providence: le moyen que cela pût aller sans bruit! J'avais tout prévu et tout dit à Grimm, qui s'en est moqué.

J'achève cette lettre, et je cours chez Mme d'Épinay, qui m'appelle pour causer apparemment de ce contre-temps.

Sans la crainte de vous ruiner, je vous aurais envoyé, sous l'enveloppe d'un de mes billets doux de quatre pages, le livre de…

J'ai fait un Avertissement pour les dix volumes de notre ouvrage qui restent à paraître. Je ne sais qu'en dire, c'est peut-être une chose excellente; c'en est peut-être une médiocre. Je l'ai remis à Grimm qui l'emportera à la campagne, et qui en jugera plus sainement dans le silence de la solitude. Je ne lui conseille pas de me donner de l'ouvrage: j'en suis incapable. L'esprit est abattu, la tête lasse et paresseuse, le corps en piteux état. Il ne me reste de bon que la partie de moi-même dont vous vous êtes emparée. C'est un dépôt où je la trouve si bien que j'ai résolu de l'y laisser toute ma vie. Ne me le conseillez-vous pas?

À propos, savez-vous bien qu'il ne tient qu'à moi d'être vain! Il y a ici une Mlle Necker, jolie femme et bel esprit, qui raffole de moi: c'est une persécution pour m'avoir chez elle. Suard lui fait sa cour avec une assiduité à tromper M. de… Aussi le pauvre M. de… l'est-il parfaitement, comme vous en jugerez par la mauvaise plaisanterie que je vais vous dire: «Eh bien! lui disait M… quelques jours avant son départ, on ne vous voit plus, tendre grenouille? – Qu'est-ce que cela signifie, tendre grenouille? – Eh! oui, est-ce que vous ne passez pas à présent vos jours et vos nuits à soupirer au Marais.» Mme Necker demeure au Marais. C'est une Genevoise sans fortune, qui a de la beauté, des connaissances et de l'esprit, à qui le banquier Necker vient de donner un très-bel état. On disait: «Croyez-vous qu'une femme qui doit tout à son mari osât lui manquer?» On répondit: «Rien de plus ingrat dans ce monde!» Le polisson qui fit cette réponse, c'est moi. Il s'agissait d'une femme: quand il s'agira d'un homme, laissez ma phrase telle qu'elle est; finissez-la seulement par l'autre monosyllabe, si vous le savez. En effet, il y en a beaucoup des uns et des autres qui n'ont que la mémoire du service présent.

Mon autre aventure de fiacre, la voici: Il pleuvait à seaux; il était onze heures et demie du soir; je m'en revenais de la rue des Vieux-Augustins; mon fiacre descendait la rue des Petits-Champs à toutes jambes; un cabriolet la remontait encore plus vite; les deux voitures se heurtent, et voilà le cabriolet jeté dans la porte vitrée du café, et la porte mise en cent mille pièces. Je vous laisse à deviner le reste de cette aventure: les cris mêlés du cafetier, du maître du cabriolet et de mon fiacre; le cabriolet brisé et à moitié engagé dans la boutique du cafetier; les chevaux abattus; le valet à moitié rompu; et les jurements du fiacre arrêté, et votre serviteur à pied au milieu du déluge. Il aurait été plus de deux heures du matin, quand je serais rentré chez moi, si cela m'avait arrêté. Voilà le pendant de la tempête de Vialet.

M. Le Gendre n'a rien épargné pour m'engager à prendre à côté de madame place dans sa voiture pour Reims; mais madame m'a avoué ingénument que c'était bien à condition que je n'accepterais pas. Je ne puis supporter ces petites ruses-là. Si je l'avais pris au mot! Oh! l'on aurait alors travaillé à rendre la chose impossible; mais y a-t-il bien de l'ingénuité à Mme Le Gendre? Je suis devenu d'une méfiance insupportable. L'invitation s'était faite en présence de M… Vous entendez le reste. Cet homme-là me fera un de ces matins quelque tracasserie endiablée. Il est certain qu'il souffle avec une impatience mortelle que je parle si souvent à la chère sœur. Notre intimité le désespère. Il sait tout le cas que je fais de Vialet: il ne doute pas que je n'aie deux moyens de le desservir auprès d'elle: l'un, de lui mettre sans cesse sous les yeux la différence d'un homme sensé et d'un sot; l'autre de lui rappeler ses premiers engagements. Avec toute sa probité scrupuleuse, c'est un homme à me faire quelque perfidie; il mentira, il inventera, il parlera, il fera parler; l'autre est toujours prêt à s'ombrager. Pour Dieu, qu'elle parte bien vite, afin que ma prophétie ne s'accomplisse du moins qu'à son retour! Il sait toute la platitude qu'il y a à ramener sans cesse ses bonnes œuvres, dont la dernière racontée avait encore pour objet un joli garçon; il tourne, il se brouille, il s'embarrasse; on ne sait d'abord où cet amphigouri aboutira, et c'est toujours à sa bienfaisance. Cela pue à infecter; mais ne lisez rien dans mes lettres sur M…; il est sûr qu'on en raffole.

180.On lit dans les Mémoires secrets, 13 juillet 1765: «La Requête des Bénédictins n'a point eu le succès qu'ils s'en promettaient. On n'a vu dans cet ouvrage qu'un désir effréné de secouer le joug, et sans un examen bien réfléchi. M. de Saint-Florentin en a témoigné le mécontentement du roi aux supérieurs dans une lettre qui se voit imprimée à la suite de celle de ces mêmes supérieurs, qui en font part à toutes les communautés. Dom Pernetti, dom Lemaire, qui avaient la plus grande part à cet ouvrage très-bien fait, sont exilés.»
  Cette Requête donna lieu à une foule de facéties. On vit successivement paraître: Requête des hauts et puissants seigneurs les mousquetaires noirs à notre Saint-Père le pape Clément XIV; – Requête des capucins pour se faire raser, et de leur barbe faire des des perruques aux Bénédictins; – Requête des perruquiers, etc. (T.)
181.Voir dans la Correspondance générale la lettre à Le Breton, du 12 novembre 1764.
182.Mme Le Breton.
183.Grimm, qui dans sa Correspondance, au 15 avril 1765, annonce le premier projet d'une souscription pour une gravure représentant la famille des Calas, et vendue à leur profit, dit, au 15 août suivant, qu'à peine ce projet fut-il devenu public, on exigea du lieutenant de police de faire suspendre la souscription. « Un des premiers magistrats du royaume a motivé la nécessité de cette suspension par les trois raisons suivantes: 1° parce que M. de Voltaire paraissait être le premier instigateur de cette souscription; 2° parce que l'estampe était un monument injurieux au Parlement de Toulouse; 3° parce que ce serait faire du bien à un protestant.» Quelque révoltants que fussent ces motifs, ils prévalurent. La souscription ne put être secondée par la publicité et n'atteignit par conséquent que bien incomplètement le but qu'on s'était proposé. Voltaire souscrivit pour douze exemplaires de la gravure, comme on le voit dans sa lettre à Damilaville, du 19 avril 1765; le duc de Choiseul envoya cent louis pour deux, et la duchesse d'Enville cinquante pour un seul. (T.)
184.La veille du jour que la suspension de la souscription a été ordonnée, André Souhart, maître maçon, arriva chez le notaire: « Est-ce ici, dit-il, qu'on souscrit pour Mme Calas? Je voudrais avoir quarante mille livres de rente pour les partager avec cette femme malheureuse; mais je n'ai que mon travail et sept enfants à nourrir; donnez-moi une souscription: voilà mon écu…» (Grimm, Correspondance littéraire, 15 août 1765).
Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
11 sierpnia 2017
Objętość:
760 str. 1 ilustracja
Właściciel praw:
Public Domain

Z tą książką czytają

Inne książki autora