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Czytaj książkę: «Robinson Crusoe. II», strona 5

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LE VAISSEAU INCENDIÉ

Ils avaient des voiles, des rames et une boussole, et se préparaient à mettre le cap en route sur Terre-Neuve, le vent étant favorable, car il soufflait un joli frais Sud-Est quart-Est. Ils avaient en les ménageant assez de provisions et d'eau pour ne pas mourir de faim pendant environ douze jours, au bout desquels s'ils n'avaient point de mauvais temps et de vents contraires, le capitaine disait qu'il espérait atteindre les bancs de Terre-Neuve, où ils pourraient sans doute pêcher du poisson pour se soutenir jusqu'à ce qu'ils eussent gagné la terre. Mais il y avait dans touts les cas tant de chances contre eux, les tempêtes pour les renverser et les engloutir, les pluies et le froid pour engourdir et geler leurs membres, les vents contraires pour les arrêter et les faire périr par la famine, que s'ils eussent échappé c'eût été presque miraculeux.

Au milieu de leurs délibérations, comme ils étaient touts abattus et prêts à se désespérer, le capitaine me conta, les larmes aux yeux, que soudain ils avaient été surpris joyeusement en entendant un coup de canon, puis quatre autres. C'étaient les cinq coups de canon que j'avais fait tirer aussitôt que nous eûmes apperçu la lueur. Cela les avait rendus à leur courage, et leur avait fait savoir, – ce qui, je l'ai dit précédemment, était mon dessein, – qu'il se trouvait là un bâtiment à portée de les secourir.

En entendant ces coups de canon ils avaient calé leurs mâts et leurs voiles; et, comme le son venait du vent, ils avaient résolu de rester en panne jusqu'au matin. Ensuite, n'entendant plus le canon, ils avaient à de longs intervalles déchargé trois mousquets; mais, comme le vent nous était contraire, la détonation s'était perdue.

Quelque temps après ils avaient été encore plus agréablement surpris par la vue de nos fanaux et par le bruit du canon, que j'avais donné l'ordre de tirer tout le reste de la nuit. À ces signaux ils avaient forcé de rames pour maintenir leurs embarcations debout-au-vent, afin que nous pussions les joindre plus tôt, et enfin, à leur inexprimable joie, ils avaient reconnu que nous les avions découverts.

Il m'est impossible de peindre les différents gestes, les extases étranges, la diversité de postures, par lesquels ces pauvres gens, à une délivrance si inattendue, manifestaient la joie de leurs âmes. L'affliction et la crainte se peuvent décrire aisément: des soupirs, des gémissements et quelques mouvements de tête et de mains en font toute la variété; mais une surprise de joie, mais un excès de joie entraîne à mille extravagances. – Il y en avait en larmes, il y en avait qui faisaient rage et se déchiraient eux-mêmes comme s'ils eussent été dans la plus douloureuse agonie; quelques-uns, tout-à-fait en délire, étaient de véritables lunatiques; d'autres couraient çà et là dans le navire en frappant du pied; d'autres se tordaient les mains, d'autres dansaient, plusieurs chantaient, quelques-uns riaient, beaucoup criaient; quantité, absolument muets, ne pouvaient proférer une parole; ceux-ci étaient malades et vomissaient, ceux-là en pâmoison étaient près de tomber en défaillance; – un petit nombre se signaient et remerciaient Dieu.

Je ne veux faire tort ni aux uns ni aux autres; sans doute beaucoup rendirent grâces par la suite, mais tout d'abord la commotion, trop forte pour qu'ils pussent la maîtriser, les plongea dans l'extase et dans une sorte de frénésie; et il n'y en eut que fort peu qui se montrèrent graves et dignes dans leur joie.

Peut-être aussi le caractère particulier de la nation à laquelle ils appartenaient y contribua-t-il; j'entends la nation française, dont l'humeur est réputée plus volatile, plus passionnée, plus ardente et l'esprit plus fluide que chez les autres nations. – Je ne suis pas assez philosophe pour en déterminer la source, mais rien de ce que j'avais vu jusqu'alors n'égalait cette exaltation. Le ravissement du pauvre VENDREDI, mon fidèle Sauvage, en retrouvant son père dans la pirogue, est ce qui s'en approchait le plus; la surprise du capitaine et de ses deux compagnons que je délivrai des deux scélérats qui les avaient débarqués dans l'île, y ressemblait quelque peu aussi: néanmoins rien ne pouvait entrer en comparaison, ni ce que j'avais observé chez VENDREDI, ni ce que j'avais observé partout ailleurs durant ma vie.

Il est encore à remarquer que ces extravagances ne se montraient point, sous les différentes formes dont j'ai fait mention, chez différentes personnes uniquement, mais que toute leur multiplicité apparaissait en une brève succession d'instants chez un seul même individu. Tel homme que nous voyions muet, et, pour ainsi dire, stupide et confondu, à la minute suivante dansait et criait comme un baladin; le moment d'ensuite il s'arrachait les cheveux, mettait ses vêtements en pièces, les foulait aux pieds comme un furibond; peu après, tout en larmes, il se trouvait mal, il s'évanouissait, et s'il n'eût reçu de prompts secours, encore quelques secondes et il était mort. Il en fut ainsi, non pas d'un ou de deux, de dix ou de vingt, mais de la majeure partie; et, si j'ai bonne souvenance, à plus de trente d'entre eux notre chirurgien fut obligé de tirer du sang.

Il y avait deux prêtres parmi eux, l'un vieillard, l'autre jeune homme; et, chose étrange! le vieillard ne fut pas le plus sage.

Dès qu'il mit le pied à bord de notre bâtiment et qu'il se vit en sûreté, il tomba, en toute apparence, roide mort comme une pierre; pas le moindre signe de vie ne se manifestait en lui. Notre chirurgien lui appliqua immédiatement les remèdes propres à rappeler ses esprits; il était le seul du navire qui ne le croyait pas mort. À la fin il lui ouvrit une veine au bras, ayant premièrement massé et frotté la place pour l'échauffer autant que possible. Le sang, qui n'était d'abord venu que goutte à goutte, coula assez abondamment. En trois minutes l'homme ouvrit les yeux, un quart d'heure après il parla, se trouva mieux et au bout de peu de temps tout-à-fait bien. Quand la saignée fut arrêtée il se promena, nous assura qu'il allait à merveille, but un trait d'un cordial que le chirurgien lui offrit, et recouvra, comme on dit, toute sa connaissance. – Environ un quart d'heure après on accourut dans la cabine avertir le chirurgien, occupé à saigner une femme française évanouie, que le prêtre était devenu entièrement insensé. Sans doute en repassant dans sa tête la vicissitude de sa position, il s'était replongé dans un transport de joie; et, ses esprits circulant plus vite que les vaisseaux ne le comportaient, la fièvre avait enflammé son sang, et le bonhomme était devenu aussi convenable pour Bedlam13 qu'aucune des créatures qui jamais y furent envoyées. En cet état le chirurgien ne voulut pas le saigner de nouveau; mais il lui donna quelque chose pour l'assoupir et l'endormir qui opéra sur lui assez promptement, et le lendemain matin il s'éveilla calme et rétabli.

Le plus jeune prêtre sut parfaitement maîtriser son émotion, et fut réellement un modèle de gravité et de retenue. Aussitôt arrivé à bord du navire il s'inclina, il se prosterna pour rendre grâces de sa délivrance. Dans cet élancement j'eus malheureusement la maladresse de le troubler, le croyant véritablement évanoui; mais il me parla avec calme, me remercia, me dit qu'il bénissait Dieu de son salut, me pria de le laisser encore quelques instants, ajoutant qu'après son Créateur je recevrais aussi ses bénédictions.

Je fus profondément contrit de l'avoir troublé; et non-seulement je m'éloignai, mais encore j'empêchai les autres de l'interrompre. Il demeura dans cette attitude environ trois minutes, ou un peu plus, après que je me fus retiré; puis il vint à moi, comme il avait dit qu'il ferait, et avec beaucoup de gravité et d'affection, mais les larmes aux yeux, il me remercia de ce qu'avec la volonté de Dieu je lui avais sauvé la vie ainsi qu'à tant de pauvres infortunés. Je lui répondis que je ne l'engagerais point à en témoigner sa gratitude à Dieu plutôt qu'à moi, n'ignorant pas que déjà c'était chose faite; puis j'ajoutai que nous n'avions agi que selon ce que la raison et l'humanité dictent à touts les hommes, et qu'autant que lui nous avions sujet de glorifier Dieu qui nous avait bénis jusque là de nous faire les instruments de sa miséricorde envers un si grand nombre de ses créatures.

Après cela le jeune prêtre se donna tout entier à ses compatriotes: il travailla à les calmer, il les exhorta, il les supplia, il discuta et raisonna avec eux, et fit tout son possible pour les rappeler à la saine raison. Avec quelques-uns il réussit; quant aux autres, d'assez long-temps ils ne rentrèrent en puissance d'eux-mêmes.

Je me suis laissé aller complaisamment à cette peinture, dans la conviction qu'elle ne saurait être inutile à ceux sous les yeux desquels elle tombera, pour le gouvernement de leurs passions extrêmes; car si un excès de joie peut entraîner l'homme si loin au-delà des limites de la raison, où ne nous emportera pas l'exaltation de la colère, de la fureur, de la vengeance? Et par le fait j'ai vu là-dedans combien nous devions rigoureusement veiller sur toutes nos passions, soient-elles de joie et de bonheur, soient-elles de douleur et de colère.

Nous fûmes un peu bouleversés le premier jour par les extravagances de nos nouveaux hôtes; mais quand ils se furent retirés dans les logements qu'on leur avait préparés aussi bien que le permettait notre navire, fatigués, brisés par l'effroi, ils s'endormirent profondément pour la plupart, et nous retrouvâmes en eux le lendemain une toute autre espèce de gens.

Point de courtoisies, point de démonstrations de reconnaissance qu'ils ne nous prodiguèrent pour les bons offices que nous leur avions rendus: les Français, on ne l'ignore pas, sont naturellement portés à donner dans l'excès de ce côté-là. – Le capitaine et un des prêtres m'abordèrent le jour suivant, et, désireux de s'entretenir avec moi et mon neveu le commandant, ils commencèrent par nous consulter sur nos intentions à leur égard. D'abord ils nous dirent que, comme nous leur avions sauvé la vie, tout ce qu'ils possédaient ne serait que peu en retour du bienfait qu'ils avaient reçu. Puis le capitaine nous déclara qu'ils avaient à la hâte arraché aux flammes et mis en sûreté dans leurs embarcations de l'argent et des objets de valeur, et que si nous voulions l'accepter ils avaient mission de nous offrir le tout; seulement qu'ils désiraient être mis à terre, sur notre route, en quelque lieu où il ne leur fût point impossible d'obtenir passage pour la France.

Mon neveu tout d'abord ne répugnait pas à accepter leur argent, quitte à voir ce qu'on ferait d'eux plus tard; mais je l'en détournai, car je savais ce que c'était que d'être déposé à terre en pays étranger. Si le capitaine portugais qui m'avait recueilli en mer avait agi ainsi envers moi, et avait pris pour la rançon de ma délivrance tout ce que je possédais, il m'eût fallu mourir de faim ou devenir esclave au Brésil comme je l'avais été en Barbarie, à la seule différence que je n'aurais pas été à vendre à un Mahométan; et rien ne dit qu'un Portugais soit meilleur maître qu'un Turc, voire même qu'il ne soit pire en certains cas.

REQUÊTE DES INCENDIÉS

Je répondis donc au capitaine français: – «À la vérité nous vous avons secourus dans votre détresse; mais c'était notre devoir, parce que nous sommes vos semblables, et que nous désirerions qu'il nous fût ainsi fait si nous nous trouvions en pareille ou en toute autre extrémité. Nous avons agi envers vous comme nous croyons que vous eussiez agi envers nous si nous avions été dans votre situation et vous dans la nôtre. Nous vous avons accueillis à bord pour vous assister, et non pour vous dépouiller; ce serait une chose des plus barbares que de vous prendre le peu que vous avez sauvé des flammes, puis de vous mettre à terre et de vous abandonner; ce serait vous avoir premièrement arrachés aux mains de la mort pour vous tuer ensuite nous-mêmes, vous avoir sauvés du naufrage pour vous faire mourir de faim. Je ne permettrai donc pas qu'on accepte de vous la moindre des choses. – Quant à vous déposer à terre, ajoutai-je, c'est vraiment pour nous d'une difficulté extrême; car le bâtiment est chargé pour les Indes-Orientales; et quoique à une grande distance du côté de l'Ouest, nous soyons entraînés hors de notre course, ce que peut-être le ciel a voulu pour votre délivrance, il nous est néanmoins absolument impossible de changer notre voyage à votre considération particulière. Mon neveu, le capitaine, ne pourrait justifier cela envers ses affréteurs, avec lesquels il s'est engagé par une charte-partie à se rendre à sa destination par la route du Brésil. Tout ce qu'à ma connaissance il peut faire pour vous, c'est de nous mettre en passe de rencontrer des navires revenant des Indes-Occidentales, et, s'il est possible, de vous faire accorder passage pour l'Angleterre ou la France.»

La première partie de ma réponse était si généreuse et si obligeante qu'ils ne purent que m'en rendre grâces, mais ils tombèrent dans une grande consternation, surtout les passagers, à l'idée d'être emmenés aux Indes-Orientales. Ils me supplièrent, puisque j'étais déjà entraîné si loin à l'Ouest avant de les rencontrer, de vouloir bien au moins tenir la même route jusqu'aux Bancs de Terre-Neuve, où sans doute je rencontrerais quelque navire ou quelque sloop qu'ils pourraient prendre à louage pour retourner au Canada, d'où ils venaient.

Cette requête ne me parut que raisonnable de leur part, et j'inclinais à l'accorder; car je considérais que, par le fait, transporter tout ce monde aux Indes-Orientales serait non-seulement agir avec trop de dureté envers de pauvres gens, mais encore serait la ruine complète de notre voyage, par l'absorption de toutes nos provisions. Aussi pensai-je que ce n'était point là une infraction à la charte-partie, mais une nécessité qu'un accident imprévu nous imposait, et que nul ne pouvait nous imputer à blâme; car les lois de Dieu et de la nature nous avaient enjoint d'accueillir ces deux bateaux pleins de gens dans une si profonde détresse, et la force des choses nous faisait une obligation, envers nous comme envers ces infortunés, de les déposer à terre quelque part, de les rendre à eux-mêmes. Je consentis donc à les conduire à Terre-Neuve si le vent et le temps le permettaient, et, au cas contraire, à la Martinique, dans les Indes-Occidentales.

Le vent continua de souffler fortement de l'Est; cependant le temps se maintint assez bon; et, comme le vent s'établit dans les aires intermédiaires entre le Nord-Est et le Sud-Est, nous perdîmes plusieurs occasions d'envoyer nos hôtes en France; car nous rencontrâmes plusieurs navires faisant voile pour l'Europe, entre autres deux bâtiments français venant de Saint-Christophe; mais ils avaient louvoyé si long-temps qu'ils n'osèrent prendre des passagers, dans la crainte de manquer de vivres et pour eux-mêmes et pour ceux qu'ils auraient accueillis. Nous fûmes donc obligés de poursuivre. – Une semaine après environ nous parvînmes aux Bancs de Terre-Neuve, où, pour couper court, nous mîmes touts nos Français à bord d'une embarcation qu'ils prirent à louage en mer, pour les mener à terre, puis ensuite les transporter en France s'ils pouvaient trouver des provisions pour l'avitailler. Quand je dis que touts nos Français nous quittèrent, je dois faire observer que le jeune prêtre dont j'ai parlé, ayant appris que nous allions aux Indes-Orientales, désira faire le voyage avec nous pour débarquer à la côte de Coromandel. J'y consentis volontiers, car je m'étais pris d'affection pour cet homme, et non sans bonne raison, comme on le verra plus tard. – Quatre matelots s'enrôlèrent aussi à bord, et se montrèrent bons compagnons.

De là nous prîmes la route des Indes-Occidentales, et nous gouvernions Sud et Sud-quart-Est depuis environ vingt jours, parfois avec peu ou point de vent, quand nous rencontrâmes une autre occasion, presque aussi déplorable que la précédente, d'exercer notre humanité.

Nous étions par 27 degrés 5 minutes de latitude septentrionale, le 19 mars 1694-5, faisant route Sud-Est-quart-Sud, lorsque nous découvrîmes une voile. Nous reconnûmes bientôt que c'était un gros navire, et qu'il arrivait sur nous; mais nous ne sûmes que conclure jusqu'à ce qu'il fut un peu plus approché, et que nous eûmes vu qu'il avait perdu son grand mât de hune, son mât de misaine et son beaupré. Il tira alors un coup de canon en signal de détresse. Le temps était assez bon, un beau frais soufflait du Nord-Nord-Ouest; nous fûmes bientôt à portée de lui parler.

Nous apprîmes que c'était un navire de Bristol, qui chargeant à la Barbade pour son retour, avait été entraîné hors de la rade par un terrible ouragan, peu de jours avant qu'il fût prêt à mettre à la voile, pendant que le capitaine et le premier lieutenant étaient allés touts deux à terre; de sorte que, à part la terreur qu'imprime une tempête, ces gens ne s'étaient trouvés que dans un cas ordinaire où d'habiles marins auraient ramené le vaisseau. Il y avait déjà neuf semaines qu'ils étaient en mer, et depuis l'ouragan ils avaient essuyé une autre terrible tourmente, qui les avait tout-à-fait égarés et jetés à l'Ouest, et qui les avait démâtés, ainsi que je l'ai noté plus haut. Ils nous dirent qu'ils s'étaient attendu à voir les îles Bahama, mais qu'ils avaient été emportés plus au Sud-Est par un fort coup de vent Nord-Nord-Ouest, le même qui soufflait alors. N'ayant point de voiles pour manœuvrer le navire, si ce n'est la grande voile, et une sorte de tréou sur un mât de misaine de fortune qu'ils avaient élevé, ils ne pouvaient courir au plus près du vent, mais ils s'efforçaient de faire route pour les Canaries.

Le pire de tout, c'est que pour surcroît des fatigues qu'ils avaient souffertes ils étaient à demi morts de faim. Leur pain et leur viande étaient entièrement consommés, il n'en restait pas une once dans le navire, pas une once depuis onze jours. Pour tout soulagement ils avaient encore de l'eau, environ un demi-baril de farine et pas mal de sucre. Dans l'origine ils avaient eu quelques conserves ou confitures, mais elles avaient été dévorées. Sept barils de rum restaient encore.

Il se trouvait à bord comme passagers un jeune homme, sa mère et une fille de service, qui, croyant le bâtiment prêt à faire voile, s'y étaient malheureusement embarqués la veille de l'ouragan. Leurs provisions particulières une fois consommées, leur condition était devenue plus déplorable que celle des autres; car l'équipage, réduit lui-même à la dernière extrémité, n'avait eu, la chose est croyable, aucune compassion pour les pauvres passagers: ils étaient vraiment plongés dans une misère douloureuse à dépeindre.

Je n'aurais peut-être jamais connu ce fait dans touts ses détails si, le temps étant favorable et le vent abattu, ma curiosité ne m'avait conduit à bord de ce navire. – Le lieutenant en second, qui pour lors avait pris le commandement, vint à notre bord, et me dit qu'ils avaient dans la grande cabine trois passagers qui se trouvaient dans un état déplorable. – «Voire même, ajouta-t-il, je pense qu'ils sont morts; car je n'en ai point entendu parler depuis plus de deux jours, et j'ai craint de m'en informer, ne pouvant rien faire pour leur consolation.»

Nous nous appliquâmes aussitôt à donner tout soulagement possible à ce malheureux navire, et, par le fait, j'influençai si bien mon neveu, que j'aurais pu l'approvisionner, eussions-nous dû aller à la Virginie ou en tout autre lieu de la côte d'Amérique pour nous ravitailler nous-mêmes; mais il n'y eut pas nécessité.

Ces pauvres gens se trouvaient alors dans un nouveau danger: ils avaient à redouter de manger trop, quel que fût même le peu de nourriture qu'on leur donnât. – Le second ou commandant avait amené avec lui six matelots dans sa chaloupe; mais les infortunés semblaient des squelettes et étaient si faibles qu'ils pouvaient à peine se tenir à leurs rames. Le second lui-même était fort mal et à moitié mort de faim; car il ne s'était rien réservé, déclara-t-il, de plus que ses hommes, et n'avait toujours pris que part égale de chaque pitance.

Je lui recommandai de manger avec réserve, et je m'empressai de lui présenter de la nourriture; il n'eut pas avalé trois bouchées qu'il commença à éprouver du malaise: aussi s'arrêta-t-il, et notre chirurgien lui mêla avec un peu de bouillon quelque chose qu'il dit devoir lui servir à la fois d'aliment et de remède. Dès qu'il l'eut pris il se sentit mieux. Dans cette entrefaite je n'oubliai pas les matelots. Je leur fis donner des vivres, et les pauvres diables les dévorèrent plutôt qu'ils ne les mangèrent. Ils étaient si affamés qu'ils enrageaient en quelque sorte et ne pouvaient se contenir. Deux entre autres mangèrent avec tant de voracité, qu'ils faillirent à mourir le lendemain matin.

La vue de la détresse de ces infortunés me remua profondément, et rappela à mon souvenir la terrible perspective qui se déroulait devant moi à mon arrivée dans mon île, où je n'avais pas une bouchée de nourriture, pas même l'espoir de m'en procurer; où pour surcroît j'étais dans la continuelle appréhension de servir de proie à d'autres créatures. – Pendant tout le temps que le second nous fit le récit de la situation misérable de l'équipage je ne pus éloigner de mon esprit ce qu'il m'avait conté des trois pauvres passagers de la grande cabine, c'est-à-dire la mère, son fils et la fille de service, dont il n'avait pas eu de nouvelles depuis deux ou trois jours, et que, il semblait l'avouer, on avait entièrement négligés, les propres souffrances de son monde étant si grandes. J'avais déduit de cela qu'on ne leur avait réellement donné aucune nourriture, par conséquent qu'ils devaient touts avoir péri, et que peut-être ils étaient touts étendus morts sur le plancher de la cabine.

Tandis que je gardais à bord le lieutenant, que nous appelions le capitaine, avec ses gens, afin de les restaurer, je n'oubliai pas que le reste de l'équipage se mourait de faim, et j'envoyai vers le navire ma propre chaloupe, montée par mon second et douze hommes, pour lui porter un sac de biscuit et quatre ou cinq pièces de bœuf. Notre chirurgien enjoignit aux matelots de faire cuire cette viande en leur présence, et de faire sentinelle dans la cuisine pour empêcher ces infortunés de manger la viande crue ou de l'arracher du pot avant qu'elle fût bien cuite, puis de n'en donner à chacun que peu à la fois. Par cette précaution il sauva ces hommes, qui autrement se seraient tués avec cette même nourriture qu'on leur donnait pour conserver leur vie.

J'ordonnai en même temps au second d'entrer dans la grande cabine et de voir dans quel état se trouvaient les pauvres passagers, et, s'ils étaient encore vivants, de les réconforter et de leur administrer les secours convenables. Le chirurgien lui donna une cruche de ce bouillon préparé, que sur notre bord il avait fait prendre au lieutenant, lequel bouillon, affirmait-il, devait les remettre petit à petit.

13.Hôpital des fous.
Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
27 września 2017
Objętość:
451 str. 3 ilustracje
Tłumacz:
Właściciel praw:
Public Domain

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