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Czytaj książkę: «Madame Corentine», strona 5

Czcionka:

VII

Dans la maison du vieux Guen, Marie-Anne, énervée et inquiète, surveillait la marmite pendue au-dessus du feu, et deux pots de terre, contenant le dîner, enfoncés jusqu'au haut de la panse dans la braise rouge qui éclairait déjà la salle, car le jour se retirait. Au lieu de demeurer assise, occupée d'un ouvrage de couture ou de tricot, comme le lui avait recommandé sa sœur, Marie-Anne s'était tenue debout, depuis le matin, allant jusqu'à la porte ou montant dans les chambres, pour voir le temps.

Où était l'homme, par cette bourrasque? Il avait dû partir de Bilbao voilà bien six jours. Pourquoi pas de nouvelles encore? Il en aurait envoyé, sûrement, s'il était arrivé au port de Bordeaux. Il était donc en mer, fuyant au hasard sur ce golfe mauvais, en danger de sombrer avec son bateau et ses quatre hommes de Lannion, et le petit mousse de Ploumanac'h, qui pleurait en partant. Pour elle, le temps qu'il faisait, en rivière de Bordeaux, c'était le même qu'elle voyait à Perros. Et, depuis une heure surtout, comme c'était effrayant, la mer soulevée en vagues courtes, au large de la baie d'où l'eau s'était retirée, les feuilles toutes vertes emportées par le vent qui soufflait en trombe! Elle était noire comme le ciel, la mer, et aussi déserte. Tout à l'heure seulement, une voile avait passé, toute petite, à l'horizon, et de l'apercevoir ainsi, dans l'immense abandon, Marie-Anne était revenue, pâle comme sa guimpe, auprès du feu.

La carriole roula sur la petite place.

– Eh bien, chérie, dit madame Corentine, tu as une lettre?

– Rien! Depuis quatre jours au moins qu'il devrait être rendu. Pas une lettre!

Madame Corentine lui trouva les mains moites et les traits tirés.

– Tu t'es fatiguée, Marie-Anne. Ce n'est pas bien. Sois donc sage! Sois donc calme un peu! La lettre viendra. Mon Dieu, ce n'est qu'un retard.

Calme! qui donc l'était dans la maison? Guen lui-même, quand il apprit que son gendre n'avait pas écrit, ne put s'empêcher de dire:

– Je ne comprends pas cela. Il faut qu'il soit resté en Espagne.

Lui aussi, il avait été rouvrir la porte, comme s'il ne savait pas bien quel temps il faisait, et il était revenu en haussant les épaules, mécontent.

Sa fille aînée était remontée comme il entrait.

– Je vais quitter mon manteau, père, et écrire à Saint-Hélier. Un mot pressé.

Elle n'avait rien écrit. Elle n'avait pas enlevé son manteau. Elle se tenait derrière la fenêtre de la chambre, écartant du doigt le rideau, le front appuyé sur les vitres, et elle essayait de reconnaître quelqu'un, parmi les gens qui arrivaient du pardon, et traversaient le quai.

Une sorte d'angoisse la tenait là, immobile.

Passerait-il? Oh! maintenant elle savait bien qu'il n'y aurait pas de scène, pas de tentative pour emmener Simone. Il avait vu l'enfant. Et il n'avait rien fait pour se montrer à elle, rien qu'un pas, d'instinct. Puis il s'était arrêté. Malgré elle, madame Corentine lui était reconnaissante. Il avait agi en galant homme. Assurément la tentation avait été forte… Quel visage triste!.. Quelle vie ce devait être à Lannion… la sienne, à elle… et, plus vide encore, sans enfant, sans rien…

Chose étrange! En partant de Jersey, la seule préoccupation qu'elle avait eue, c'était de garder sa fille; elle n'avait songé qu'à Simone. Sa propre situation lui était à peine apparue. Et si elle avait un instant prévu la possibilité d'une rencontre avec M. L'Héréec, c'était avec un sentiment si vif de ses rancunes et de ses droits qu'elle n'en avait pas éprouvé la moindre émotion pour elle-même. A présent, depuis une heure, elle se sentait envahie par un trouble nouveau. Malgré son effort, elle ne retrouvait plus cette belle indifférence, ou ce mépris, faciles de loin…

Les pèlerins défilaient, et l'ombre tombait.

Allait-il, comme les autres, suivre le quai, sans lever les yeux vers le logis enfoncé entre les maisons neuves? Peut-être il était déjà passé, dans quelqu'une des voitures d'étrangers, vite disparues. Que lui importait donc?.. Elle se le demandait. Elle se disait qu'elle serait plus tranquille lorsqu'il aurait quitté Perros, et que c'était son devoir de mère de veiller encore, à cause de Simone… Et elle avait la conscience intime qu'elle se mentait à elle-même. Et elle restait, la tête ardente sur la vitre que le vent secouait.

Dans cette inquiétude de tout son être, madame Corentine, l'oreille tendue aux bruits du dehors, entendit le pas rapide d'un cheval lancé sur la pente du haut Perros, et qui se ralentissait en place droite, sur le port. Elle eut la certitude que cela devait être sa voiture, à lui. Elle ne laissa plus qu'une mince bande de rideau soulevée. Elle s'écarta un peu. Et un cabriolet tendu de bleu, qu'elle connaissait bien, longea l'extrémité de la petite place, lentement. Il s'arrêta une seconde. Une tête brune et forte se pencha en dehors, et regarda les deux fenêtres l'une après l'autre. Puis, un coup de fouet, le cheval s'emballa, et continua vers le tournant de Saint-Quay.

Alors deux larmes jaillirent des yeux de madame Corentine. Devant cette douleur muette et maîtresse d'elle-même, devant ce souvenir silencieux accordé à Simone, à elle peut-être, son cœur se fondit. Elle pleura. Elle s'enfonça dans le fauteuil, tournant le dos à la fenêtre, et elle se sentit misérable. Simone lui parut comme un jouet qui occupait et qui ne remplissait pas sa vie. Tout le factice, tout le convenu de son existence, qu'elle n'avait jamais voulu voir, éclatait à ses yeux, malgré elle, avec une évidence affreuse, et ce mensonge perpétuel qu'elle s'était fait à elle-même pour se persuader qu'elle était heureuse, qu'elle aurait la paix désormais. Comme tout cela s'était écroulé en une minute, ou plutôt, comme elle voyait bien que tout cela n'avait jamais existé, que son cœur était vide, qu'elle avait perdu quelque chose que rien ne remplacerait jamais, jamais. Elle demeurait là, pleurant, sans un effort de volonté, sans un remords et sans un projet, dans la contemplation du sort digne de pitié qui était le sien, et de l'ironie de ces séparations. Entre elle et cet homme qui venait de passer, il y avait un arrêt de justice, il y avait le temps, l'opinion, les ressentiments aigris par l'éternelle méditation des torts de l'autre. Ils ne s'aimaient plus. Et cependant, pour l'avoir seulement revu, elle éprouvait la même impression d'abandon que dix ans plus tôt! Rien n'était changé. «Comme j'ai eu tort de quitter Saint-Hélier!» pensait-elle.

– Maman, cria Simone, grand-père vous attend pour dîner. Vous avez dû écrire une bien grande lettre, là-haut!

Elle épongea rapidement ses yeux, et descendit.

VIII

En la voyant entrer, ils crurent tous qu'elle avait pleuré à cause de Sullian, qui n'écrivait pas. Et le père fut content de penser que les deux sœurs étaient restées si unies. D'un coup d'œil, il fit comprendre à Corentine qu'elle devait se contenir, pour ne pas effrayer Marie-Anne, déjà si malheureuse, et, dans son regard, il y avait un remerciement aussi.

La bougie, posée sur la nappe, éclairait leurs visages, tous quatre soucieux. Guen, qui avait tant parlé le long de la route, ne répondait plus que par monosyllabes aux questions de sa petite-fille, qui essayait du moins de secouer ses propres songeries et d'égayer ce repas lugubre. Elle demandait: «N'est-ce pas, grand-père, c'étaient bien les pupilles de la marine, les petits avec de grands cols?» Ou bien: «Dans votre jeunesse, grand-père, le pardon de la Clarté était donc encore plus beau qu'aujourd'hui?» Mais le grand-père et Marie-Anne voyageaient en pensée bien loin du pardon de la Clarté. Madame Corentine revoyait ce cabriolet arrêté devant la petite place et filant ensuite, à toute vitesse, vers Lannion. Il n'y avait qu'un seul moment, fugitif, où leurs âmes fussent à l'unisson. C'était quand un tourbillon de vent, plus fort que les autres, s'engouffrait par la cheminée, heurtait les volets contre les murs, et poussait, comme un homme qui veut entrer, la vieille porte massive, qui se levait sur ses gonds. Alors, les quatre convives dressaient la tête, et regardaient, avec un frisson, du côté où la mer était si furieuse dans la nuit.

A chaque fois, le capitaine remuait son assiette ou demandait du vin, pour détourner l'attention de Marie-Anne. Sa petite lui faisait pitié.

Il alluma sa pipe, après le dîner, et, ne sachant que faire pour chasser l'ennui, décrocha du mur un petit bateau qu'il avait construit autrefois sur le modèle de son brick le Légué. Il s'assit devant le feu, ses deux filles à sa droite, Simone debout, appuyée sur le dos de la chaise, et entreprit de démontrer la voilure et le gréement aux Jersiaises. Marie-Anne savait tout cela, et n'écoutait guère.

Il n'en était qu'à la première vergue de misaine, quand on frappa trois coups à la porte.

Guen se demanda un instant si ce n'était pas encore la tempête, et dit:

– Entrez!

Toutes les voiles du petit bateau claquèrent, affolées. Et un gros homme, qui venait d'ouvrir la porte juste assez pour pouvoir se glisser dans l'appartement, la referma avec peine, en appuyant les deux mains.

– Bien le bonsoir, vous tous! dit-il.

Il avait la figure inerte et comme morte des hommes trop gras, les joues rases, pendantes, cernées aux coins de la bouche de deux virgules de poils noirs, les yeux tout petits, les cheveux gris en brosse. Son complet de molleton brun, trempé de pluie, lui donnait un air de maître nageur.

En reconnaissant le syndic des gens de mer, Guen et Marie-Anne avaient été tellement saisis, que ni l'un ni l'autre n'avaient répondu à son salut.

– Il y a une dépêche de la marine pour vous, capitaine.

En parlant, l'homme déboutonnait sa veste avec peine, de la même main dont il tenait sa casquette de soie mouillée. Il retira un papier qu'il tendit au capitaine.

Guen s'était levé si brusquement, que le petit navire tomba par terre, les mâts rompus. Personne n'y prit garde. Guen lisait. Il eut une commotion qu'il réprima aussitôt, regarda Marie-Anne, et dit:

– Il y a une mauvaise nouvelle, mes enfants.

Personne ne demanda laquelle. Tout le monde savait, Marie-Anne surtout, qui semblait près de défaillir, toute blanche, n'ayant de vivant que les deux yeux qui regardaient la bouche du père.

Il reprit, lisant:

« – Misaine, canot, échelle de la Jeanne de Lannion, venus cette nuit à la côte.» C'est le commissaire de marine de La Tremblade qui envoie cela.

Il n'y eut pas de cri. C'était le naufrage toujours présent aux femmes de Bretagne, le malheur qui frappe un jour l'une, un jour l'autre. Depuis vingt-quatre heures, Marie-Anne le sentait sur elle. Seulement elle ferma les yeux, se laissa tomber sur les genoux de Corentine, assise près d'elle, et se mit à sangloter.

Pendant une minute on n'entendit, dans la grande salle, que le bruit étouffé de ses sanglots et le piaulement du vent de mer.

Simone s'était agenouillée devant sa mère, et caressait la joue pâle de Marie-Anne.

– Ne pleurez pas, tante Marie-Anne! Tout n'est pas perdu, peut-être.

Toutes deux, la fille et la mère, tournées vers la porte, les yeux en larmes, regardaient alternativement Guen et le syndic, demandant aux hommes un peu d'espoir, une consolation qu'ils pouvaient avoir, eux. Et ils se taisaient. Guen relisait pour la dixième fois la dépêche, toutes les rides de son vieux visage creusées par la souffrance, incapable de parler.

Pourtant il comprit la supplication muette des femmes, fit un grand effort pour paraître calme, et dit:

– Ma petite fille, tu te rappelles, j'ai naufragé bien des fois…

– Je t'en prie, Marie-Anne, reprit madame Corentine, écoute ce que dit le père, ne te désole pas comme cela!

– Tante Marie-Anne, ayez courage, écoutez ce que dit grand-père!

Et elles demandaient, la tête levée vers le vieux Guen, quelques paroles encore pour adoucir cette douleur accablée qu'elles tenaient là, entre elles deux.

– Tu vois qu'on en revient, continua le capitaine. D'ailleurs, il ne parle pas du bateau, le commissaire. Un bateau neuf, et solide à la mer! Il a pu se défiler sur la côte d'Espagne, sans essayer de rentrer à Bordeaux, tu comprends?

Rien ne répondait à ces phrases encourageantes, qu'il avait tant de peine à trouver et à dire. Marie-Anne pleurait sans avoir l'air d'entendre, et demeurait obstinément couchée, le visage enfoui dans les plis de la robe de sa sœur. Un bandeau froissé de sa coiffe battait au ras de son cou, comme une aile cassée.

Alors, Guen s'approcha. Lui qui n'était pas démonstratif, il mit la main très doucement sur l'épaule de sa fille, et, penché pour qu'elle entendît mieux, il dit, d'une voix tout affectueuse:

– Ma petite enfant, je t'assure que j'ai encore de l'espoir. Voyons, qu'est-ce qui te donne tant de tourment? C'est l'échelle tombée à la mer, n'est-ce pas? Mais l'échelle était mauvaise. Sullian avait dit qu'il la jetterait un jour ou l'autre par-dessus bord. Tu te souviens?

Le nom de Sullian fit se redresser Marie-Anne. Encore appuyée des deux mains sur sa sœur, les cheveux collés au front, elle regarda son père, les yeux égarés, comme si on venait de l'appeler dans le sommeil.

– Oui, dit-elle, c'est vrai, il avait dit cela.

– Pour le canot, reprit Guen, tu sais bien, ma petite, tout ce que la mer en enlève. Il n'y a que la misaine qui me chiffonne… Pourtant, ça se fait quelquefois, pour alléger un bateau: on coupe la misaine…

Elle semblait se laisser convaincre et prendre un peu de l'espérance qu'il émiettait devant elle. Mais quand elle vit que c'était tout, elle s'abandonna de nouveau, les bras autour du cou de sa sœur:

– Vous ne me tromperez pas, dit-elle, ils sont tous morts!

Et elle recommença à pleurer plus fort, voyant que personne n'osait dire non.

– Capitaine, fit une grosse voix, si vous voulez télégraphier ce soir, il n'est que temps.

Ils avaient tous oublié le syndic.

– J'y vais… répondit Guen. Huit heures et demie… Nous pourrons avoir la réponse avant dix heures…

Il jeta un regard désolé sur le groupe que formaient ses enfants, et sortit avec l'homme.

– Que pensez-vous de la dépêche? demanda-t-il, dès qu'il fut seul avec le syndic. Est-ce tout mauvais?

– Je le crois, capitaine.

– Pourtant il n'est pas question du bateau?

– Il doit être coulé. C'est si mauvais, la rivière de Bordeaux! Sur quatre malheurs, deux arrivent là. Vous le savez bien, capitaine.

– Oui, je le sais.

Ils causaient sans laisser paraître d'émotion, comme s'il se fût agi du malheur d'un voisin. La tempête emportait si violemment leurs mots derrière eux, qu'ils s'entendaient à peine l'un l'autre.

Quand ils eurent fait cent pas sur le quai, ils s'engagèrent entre les deux files de maisons toutes fermées, dormant au milieu de leurs jardins. Guen posa la main sur le bras du syndic. Sa main tremblait plus que sa voix.

– Tout de même, dit-il, un navire à son premier voyage, un marin comme Sullian! Vous croyez?

L'homme leva les épaules en regardant les touffes de plantes grimpantes, noires et tordues comme une fumée, qui dansaient et s'échevelaient, à demi arrachées, sur l'arête d'un mur.

– Écoutez, monsieur Guen, dit-il, sans répondre à la supplication déguisée du vieux, je dois aller en Ploumanac'h, pour annoncer la nouvelle à la mère Le Dû, dont le fils était mousse, à bord de la Jeanne. La commission n'est pas pressée, vous comprenez. Je peux faire les cent pas devant le bureau de poste, jusqu'à dix heures. S'il vient une réponse, vous l'aurez tout de suite. Si vous ne me revoyez pas, c'est qu'il n'y aura rien.

Le capitaine accepta d'un signe de tête. Sans qu'il y parût, il était reconnaissant, de même que l'autre était ému. Mais ces choses-là restent sous-entendues entre gens de la côte. Tous deux entrèrent dans la maison basse, posée de biais sur un côté de la route, et qui tendait aux passants, par-dessus une touffe de fuchsias, le cou démesuré d'une boîte aux lettres.

Au même moment, Marie-Anne, qui s'était calmée peu à peu, et écoutait ce que sa sœur pouvait inventer de rassurant en l'absence du père, saisit la main de Corentine, et la serra si fortement que celle-ci demanda:

– Qu'as-tu, ma chérie? Tu souffres?

– Rien, répondit Marie-Anne.

Mais, après un peu de temps, la douleur revint. Marie-Anne comprit. Elle se pencha vers sa sœur, et, très bas, les yeux agrandis par la peur, elle dit:

– Corentine, je vais avoir mon enfant cette nuit!

IX

Quand Guen rentra, il ne trouva plus personne dans la salle d'en bas.

Dans la chambre, Marie-Anne se promenait, pâle, les dents serrées. Elle ne regardait ni sa sœur Corentine, qui avait porté le berceau dans un angle et le garnissait à la hâte de son revêtement de piqué, ni une vieille femme qui dormait à moitié, les mains étendues sur les genoux et le corps à demi ployé, une habituée de ces nuits de veille auprès des malades. Quand une douleur la prenait, elle s'arrêtait, les yeux à terre, son visage se contractait, une sueur moite lui perlait aux tempes: mais elle ne se plaignait pas, et, sitôt la crise passée, elle reprenait sa marche en travers de la pièce à peine éclairée, dont le plancher criait.

Guen s'assit près de la porte, en disant seulement:

– J'ai envoyé la dépêche. Le syndic reviendra s'il y a quelque chose.

Et le temps continua de se traîner, lentement. Il était compté par le grincement d'un réveil-matin, posé sur la cheminée. Souvent la jeune femme, à la dérobée, regardait du côté de ce cadran, gros comme le poing, sur lequel se mesurait sa dernière espérance. Plus qu'une heure. Plus que trois quarts. Plus que vingt minutes. Oh! après cela, après dix heures, plus de nouvelles des mourants, plus de secours à demander, plus rien: les télégraphes de la côte sont fermés.

Elle n'avait pas d'autre pensée. La souffrance même n'interrompait pas cette attente qui prenait tout l'esprit, tout le cœur de la femme de Sullian Lageat: «La dépêche viendra-t-elle? Que sera-t-elle? Oui, l'échelle était vieille. Oui, les canots tombent tout seuls à la mer. Oui, les mâts de misaine sont quelquefois jetés par-dessus bord. Cependant… que de signes! La dépêche pourrait seule éclaircir le mystère. Viendra-t-elle? Que sera-t-elle?»

Et cela était indéfini, coupé seulement par des élans convulsifs de tendresse. L'amour des fiançailles et des noces nouvelles encore remontait en sanglots à la gorge de Marie-Anne, et l'étouffait. O jeune femme, le bien-aimé ne reviendrait-il pas? Était-ce fini d'aimer? Fini la joie? Fini le rire des bras qui s'ouvrent: «C'est toi, c'est toi, Sullian! mon Sullian!» Alors elle s'arrêtait, le temps de se recommander à Dieu. Et Corentine demandait:

– Tes douleurs augmentent?

– Non.

Elle songeait aussi, Corentine. Elle était moins contrainte, ayant envoyé Simone chez des voisins. Tandis que le père refaisait pour la centième fois dans sa tête la carte de l'entrée de la Gironde, elle songeait que cette Marie-Anne, par une ironie nouvelle de la destinée, lui donnait une étrange leçon. Elle l'enviait presque de pleurer, d'être si malheureuse à cause de son mari, tandis que d'autres avaient écarté le leur, et le détestaient. Elle se demandait si, à aucune époque, la disparition de son mari lui eût fait une peine pareille. Et une voix intérieure, qui la troublait, lui répondait: «Oui, autant de peine, tu l'as aimé follement, tu as été heureuse comme elle, comme elle!»

La sage-femme dormait à demi, se raidissant parfois et se redressant, lorsque, par degrés, sa poitrine s'était courbée jusqu'à toucher ses genoux.

Les vitres tremblaient. C'étaient comme des voix hurlantes qui enveloppaient la maison du capitaine. Pourtant, elles faisaient moins de bruit que le balancier du petit réveil. L'attention était concentrée sur ces dernières minutes qui pouvaient encore parler. Qu'importait la tempête maintenant! Lui, il avait échappé ou il était mort. Le vent pouvait souffler. Les âmes ne l'écoutaient plus. Elles attendaient.

Quand l'aiguille passa sur dix heures, le réveil ne sonna pas. Il ne sortit de la boîte de cuivre qu'un son bref de ressort détendu. Et tout le monde tressaillit. Corentine se dressa tout debout. Le vieux Guen eut l'air plus effaré. Marie-Anne, blanche, ferma les yeux, baissa la tête, et s'appuya de ses deux mains à la cheminée. Puis elle se laissa aller, sans un mot, sur les genoux. Sa sœur et la vieille femme la relevèrent.

– Viens, Marie-Anne, dit Corentine, il faut te mettre au lit. Tu n'en peux plus.

Elle se laissa déshabiller et coucher, inerte, indifférente, tandis que le capitaine descendait, comme ivre de chagrin, tâtant les murs, et ouvrait toute grande la porte d'entrée, pour écouter s'il ne venait pas, lui, l'attendu.

Et rien ne vint.

Il n'y avait toujours que la mer démontée et les nuages courant sur la lune.

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12+
Data wydania na Litres:
30 czerwca 2017
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