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Czytaj książkę: «Le Blé qui lève», strona 5

Czcionka:

– Marie, j'arrive de la ferme de Vaux!

– Tu l'as vu?

– Il n'a pas osé dire non…

– Ah! quelle chance, mon petit Lureux!

Elle demanda, souriant dans le sommeil:

– A-t-il promis de la galette?

– Je n'y ai pas pensé.

– T'es bête, mon pauvre garçon, il en a!

Il causa deux minutes, et, comme il avait promis de ne pas s'arrêter, voulant ne pas trop longtemps mentir à sa promesse, il embrassa de nouveau la jeune fille ardemment, reprit la gibecière qu'il avait déposée à terre, sauta d'un bond jusqu'au milieu du chemin forestier, et s'échappa. Marie, la tête dans l'ouverture des contrevents, les yeux grands, les lèvres rieuses, le cœur gonflé d'orgueil, regardait l'homme qui l'arracherait à la vie dépendante et à l'ombre de ces bois où il disparaissait.

Peu après, Étienne Lureux épousa Marie Cloquet. Le père, voyant sa fille éprise de ce joli homme, ne sut rien refuser. Il céda à cette sorte d'éblouissement où le bonheur des enfants jette parfois les mères; il crut tout ce qu'elle affirmait; il voulut tout ce qu'elle demanda. Pour qu'elle fût plus heureuse qu'il n'avait jamais été, il lui prêta tout son argent, quatre mille francs qu'il avait, en se privant toute sa vie, économisés et placés. Le rêve du père fut réalisé par la fille. Marie prit à bail une petite ferme de douze hectares nommée l'Épine, toute proche de la forêt, enclavée presque entièrement dans le domaine de Fonteneilles, et qui, vendue en justice, après la mort d'un paysan propriétaire de Crux-la-Ville, avait été achetée tout récemment par le principal créancier hypothécaire, un négociant d'Avallon. Elle eut une domestique, qui faisait tout le gros ouvrage, un mobilier neuf, des vaches, des brebis, deux juments, des bijoux lourds et peu titrés, et le droit de regarder de haut ses anciennes compagnes les lingères, coureuses de journées. Il est vrai qu'elle devait beaucoup d'argent dès son entrée en ferme, sans compter l'emprunt fait au père. Mais Lureux jurait qu'en moins de cinq années, il se faisait fort de ne devoir plus rien à personne. En vain la mère Justamond, matrone qui parlait franc, avait dit à son voisin, la veille de la signature de l'acte: «Excusez-moi si j'ai l'air de m'occuper de vos affaires, Gilbert Cloquet, mais faut pas tout donner aux enfants. Ils prennent ce qu'on leur donne, comme si c'était leur dû. Ils promettent de la reconnaissance, mais c'est une graine qui ne lève guère souvent.» Il avait répondu: «Mère Justamond, j'ai travaillé pour ma femme, et elle est morte. J'ai travaillé pour les camarades, et ils commencent à me lâcher. J'essaye à présent d'avoir l'amitié de ma fille et de mon gendre: faut me laisser faire.»

Depuis lors, plus de sept années s'étaient écoulées, et bien des choses, autour de Gilbert, avaient changé.

La Nièvre, tout au moins dans la partie vallonnée de Corbigny, de Saint-Saulge et de Saint-Benin-d'Azy, était devenue un grand pays d'élevage. Les bœufs blancs, les vaches blanches, les chevaux de trait, au poil noir, erraient en troupes deux fois plus nombreuses dans les pâturages. Et les pâturages, pour les nourrir, s'étaient multipliés. L'herbe avait monté du creux des vallées sur le flanc des coteaux. Elle remplaçait les froments et les seigles; elle mordait les héritages de tout temps réservés aux chenevières. Le beau mamelon de la Vigie, au sommet jadis labouré chaque année, était maintenant tout en haut lisse et vert comme une émeraude, et plus de la moitié des terres qui couvrent les pentes portaient la même verdure sans cesse remontante, et qui n'est ressemée qu'après un temps bien long. Tout ce massif nivernais ressemblait à un parc. Le silence augmentait dans la campagne moins travaillée. Quelque chose de primitif et d'apaisé y rentrait, avec l'ombre des bois tournant sur les prairies. On voyait, aux foires de Corbigny ou de Saint-Saulge, plus de deux mille têtes de bétail rassemblées. Les marchands de toute la France et de l'étranger affluaient. Les fermiers devenaient riches. Mais les journaliers se plaignaient, car il y avait moins de mottes à remuer, moins de moissons à couper. Les machines aussi leur volaient des journées, par centaines. Depuis longtemps on ne battait plus au rouleau, et les fléaux, à cheval sur les solives, ne remuaient plus qu'au vent qui passe entre les tuiles. C'étaient maintenant le semoir, la faucheuse, la faneuse, la moissonneuse, qui faisaient la besogne antique des hommes.

La forêt elle-même ne donnait plus le travail assuré qu'on y trouvait jadis. Après des années d'efforts, d'insuccès, de recommencements, de grèves légitimes et de violences injustes, les bûcherons avaient obtenu une augmentation sensible des salaires. La journée était bien payée. Mais des gens de partout, du Morvan et du Cher, de l'Allier ou des parties de la Nièvre éloignées de Fonteneilles, des hommes souvent qui n'étaient pas du métier, se faisaient inscrire au syndicat et réclamaient le droit au travail. On ne leur demandait pas: «Qui vous amène?» On supposait, avec raison, que c'était la faim. On ne leur disait pas: «Avez-vous manié la cognée ou la scie?» On les laissait entrer. Ils encombraient les coupes. Ils considéraient que, suivant l'ancien usage, «toute coupe embauchée est banale», dès qu'un marchand de bois l'a déclarée ouverte. Le nombre des ouvriers diminuait donc le gain de chacun, et le profit de l'année ne se relevait point, comme les journaliers de Fonteneilles l'avaient espéré.

Gilbert souffrait cruellement de cette incertitude du lendemain. Il avait cinquante-deux ans. L'habitude du travail, l'air des champs, la vie pauvre l'avaient maintenu en belle santé. Sa force et la justesse de son coup de cognée étaient celles d'autrefois. Il bêchait comme un jeune. Il avait toujours cette marche aisée qu'ont les hommes parfaitement sains de corps, dont les muscles se tendent et se détendent en même temps, sans qu'un seul soit en retard. Sa barbe demeurait blonde. Il fallait être tout près pour compter quelques poils blancs dans cette fourrure de renard qu'il avait au menton. Quand, le dimanche, bien brossé, ayant bu un coup de vin, il dévalait le chemin qui va du bourg au Pas-du-Loup, plus d'un de ses compagnons, plus d'une des filles de Fonteneilles s'y trompaient et demandaient: «Quel est donc ce jeune gars qui rentre de si bonne heure?» S'il riait, ses yeux devenaient clairs, comme ceux d'un enfant qui croit à la joie.

Mais il riait rarement, à cause des chômages, à cause des compagnons qui l'abandonnaient en l'estimant tout de même, et à cause de Marie, qui ne faisait pas de bonnes affaires dans la ferme de l'Épine. Les promesses de Lureux n'étaient que vantardise. Il travaillait sans goût, sans suite et dépensait beaucoup, bien que le ménage n'eût pas d'enfants. Chez lui, les camarades trouvaient toujours table ouverte. La route était tout près et fréquentée. On s'arrêtait chez les Lureux pour rire un peu et pour boire. Et le vin que le maître de l'Épine faisait venir du Midi, par les bateliers du canal, n'avait jamais le temps de vieillir. «Il faut que jeunesse se passe», disaient les gens. «Elle est passée», répondait Gilbert. Il entendait raconter, de temps à autre, que les dettes s'accumulaient, non point chez les fournisseurs du bourg que l'on finissait par payer, mais chez le notaire où l'on devait trois fermages au moins, chez des prêteurs de Corbigny ou de Nevers. Marie avait nié longtemps ces dettes. Elle commençait à les avouer, en venant quêter le père, presque chaque semaine. Il donnait, osant à peine faire un reproche à sa fille, qui menaçait de rompre, au moindre mot. Le lendemain, elle allait à une foire, à un apport, à une noce, endimanchée, laissant la maison à la garde de la domestique ou d'un berger d'occasion. Plusieurs fois, Gilbert s'était offert pour soigner les bêtes et veiller aux héritages à la place de Marie. Mais les enfants ne se souciaient pas qu'il vît de trop près le désordre de la ferme. Il ne se rendait à l'Épine que si on l'en priait. Et les invitations étaient rares.

Voilà ce qui empêchait de dormir Gilbert Cloquet, ce soir de mars où Michel de Meximieu songeait, de son côté, accoudé sur l'appui de la fenêtre. Le bûcheron pensait à de très anciennes choses. Il se disait aussi qu'ayant reçu vingt francs d'acompte sur le travail du lendemain, il irait de bonne heure, avant de commencer, en donner la moitié à Marie, qui serait contente.

Et qui sait?

III
LA LECTURE EN FORÊT

Pour aller voir sa fille, Gilbert Cloquet n'avait pas un long voyage à faire: un sentier conduisait sous bois jusqu'à la pointe de l'étang de Vaux, qui est toute voisine du hameau du Pas-du-Loup, contournait la berge parmi les prés marécageux, et se perdait en montant vers le milieu du premier champ. Ces champs, sur la «bordée» de la forêt, comme disait Gilbert, ces douze hectares divisés en une quinzaine de parcelles, la maison située à mi-côte, et qui formait l'extrême limite de la commune, c'était le domaine de l'Épine, que les Lureux avaient pris à ferme, grâce à la générosité de Gilbert.

Il était de bonne heure; on entendait encore, tant le silence était grand, le bruit de l'eau qui rencontre une pierre dans les fossés. Gilbert avait sa cognée sur son épaule, et il mettait sur le manche tantôt la main gauche et tantôt la main droite, à cause du froid. Dans le pré qui commençait à la lisière de la forêt et qui était traversé par une rigole, il s'arrêta, pour compter les vaches blanches; dans l'héritage au-dessus, labour où poussait du blé, il jeta un coup d'œil aux planches de terre, pour juger de la main du laboureur et du semeur; et quand il entra dans la cour, il trouva Marie qui venait de tirer un seau d'eau, Marie en jupe courte, les cheveux non peignés et seulement tordus en arrière. En voyant son père entrer, elle déposa son seau sur le fumier, à côté du puits, et s'avança contente et faisant la douce.

– Comment! c'est vous, le père?

Il la regardait venir, nonchalante et portant déjà son baiser au bout des lèvres tendues. Elle avait toujours ses yeux jeunes, ses yeux luisants, – si durs quand elle ne riait pas, – mais les joues étaient plus pâles qu'autrefois, les traits épaissis. Gilbert se laissa embrasser.

– Alors, ça va bien? demanda Marie. Où allez-vous donc avec votre cognée? Lureux ne doit pas finir avant ce soir, à ce qu'il m'a dit.

– Moi, j'ai quitté mon atelier parce que j'avais fini, dit sentencieusement le père… Et à présent, j'ai autre chose à faire, et je vais où j'ai du travail.

– Tant mieux qu'il y en ait pour vous! Il n'y en a pas toujours pour les autres, dit Marie, piquée.

– Ah! Marie, comment peux-tu te plaindre encore? Si j'avais eu une belle ferme comme la tienne, moi, d'abord, je n'en serais pas sorti! Je l'aurais bêchée, je l'aurais fumée, je l'aurais sarclée. Pourquoi va-t-il au bois, ton homme? Est-ce que c'est la place d'un fermier?

– Trois ou quatre jours par ci, par là, en voilà un crime!

– Il ferait mieux d'aimer sa maison.

– C'est qu'on doit de l'argent, mon père! On n'arrive pas à payer le propriétaire!

– Ah! vraiment, il n'est pas payé! Et le marchand de vin non plus?

– Non.

– Et le charron qui t'a vendu ta carriole jaune?

– Non plus, et bien d'autres! Ça n'est pas la peine de vous le cacher à présent.

– Il mentait donc, ton Lureux, quand il me disait que vous ne deviez presque plus rien; que, si je l'aidais, il paierait tout?

Elle tourna la tête, comme si elle entendait du bruit du côté de la maison, mais en réalité pour éviter de répondre.

Gilbert déposa sa cognée, qui se tint toute seule en équilibre, le manche en l'air.

– C'est donc la ruine qui vient, Marie? Pour vous deux et pour moi aussi?

– Peut-être bien, mon père, à moins que vous ne soyez plus donnant que vous ne l'êtes!

Le grand bûcheron fit un mouvement en avant, comme s'il voulait foncer contre elle, tête baissée.

– Ah! sans cœur! cria-t-il.

Et la femme se rejeta en arrière, la taille cambrée, et le visage si dur que rien n'y restait plus de sa beauté.

– Sans cœur! Voilà ton remerciement! J'ai donné pour vous tout le travail de ma vie et le tourment de mon esprit. Et ce n'est jamais assez! Mais travaillez donc, paresseux que vous êtes! Gênez-vous!

– Est-ce que ma mère se gênait? Dites-le donc un peu? Est-ce qu'elle travaillait? Pas tant que moi!

– Elle se peignait, en tout cas, avant de faire son ménage!

– Merci, papa!

– Elle n'aurait jamais posé un seau d'eau sur le fumier: elle avait du soin; elle avait de l'honneur.

– Merci encore!

– Et le dimanche, elle ne faisait pas la dame avec des dentelles et des robes de la ville!

– On n'est-il pas autant que les dames! Pourquoi donc?

– Pas si riches, en tout cas! Et pendant ce temps-là, tu n'as que huit vaches, – et maigres encore…

– Elles ont pourtant de quoi manger.

– Tu devrais en avoir une douzaine.

– On a des brebis, père.

– Oui, et des nourrins? Tu m'as demandé de l'argent pour en acheter, où sont-ils?

La fille se rapprocha, et essaya d'adoucir le père dont la colère grandissait. Mais le cœur n'y était pas, et c'est à peine si les yeux parvinrent à mentir un peu.

– On est malheureux, je vous assure; tout le monde est après nous… L'huissier parle de venir…

– L'huissier!..

La femme se mit à pleurer. Gilbert prit, dans son gousset, deux écus de cinq francs, et, d'un geste brusque, les mit dans la main de sa fille.

– Je suis bien pauvre, à présent, Marie, mais je ne veux pas voir l'huissier chez vous! Dis à Lureux que je te donne le prix d'un travail qui n'est pas encore fait!

La femme regarda les deux pièces blanches, et les fit glisser dans sa poche.

– Dis-lui qu'il n'y a pas assez de bétail dans ses pâtures.

– C'est facile à dire!

– Pas assez de fumier dans ses terres!

– On ne vous demande pas d'y aller voir!

– Et pas d'enfant dans la maison.

Cette fois, la femme, toute rouge et la lèvre frémissante de colère, répondit:

– Pas d'enfant! C'est notre affaire! Et vous, le père, pourquoi donc que vous n'en aviez qu'un?

Le père ne répondit pas. La fille eut le sentiment obscur du sacrilège qu'elle venait de commettre. Elle rougit. Ils se considérèrent l'un l'autre, gênés par le reproche et par l'aveu que leur silence prolongeait… Alors Marie alla reprendre son seau d'eau, pour le porter à la maison. Et le père la laissa s'éloigner. Quand elle fut sur le seuil:

– Marie Lureux, cria Gilbert, tu es une fille qui vas à ta ruine; je ne t'ai que trop chérie, et ç'a été ta perte; je t'ai trop donné et tu es devenue la paresseuse que tu es… A présent, tu n'auras plus rien de moi. C'est fini entre nous. Dis-le encore à Lureux pour qu'il ne revienne pas!

Elle cria, détournée à demi:

– Vous ne le verrez pas! Ah! bien, non! Et tant pis pour ce qui arrivera!

Le bûcheron reprit sa cognée et se dirigea, en biais, vers l'angle des étables, afin de tourner la maison et de rejoindre la route. Confusément il triait les mots qu'il avait dits, les bons et les mauvais, comme des châtaignes qu'épluchent les enfants, et il murmurait, tout secoué par la colère:

– Quand je pense que c'était Marie, autrefois! Marie!.. Celle que je faisais sauter sur mes genoux!

Avant d'arriver à la route, d'où il descendrait vers la forêt, il y avait un point d'où l'on apercevait, bien au-dessus du village et un peu sur la gauche, la colline de la Vigie, les toits de la vaste ferme assise sur le tertre, et le frêne rond qui commandait l'entrée. Gilbert s'arrêta. Comme toujours, il se retrouva en esprit dans cette cour où si souvent il avait dételé ses bœufs; puis il regarda les champs qui coulaient de là, tout verts et frais dans le matin. Gilbert Cloquet ne pouvait voir ce beau sommet de la région sans songer qu'il était monté à la Vigie, à l'âge où les petits gars, la culotte courte pendue aux épaules par de larges bretelles, commencent à avoir envie de faire peur aux grosses bêtes, et tapent dessus avec des branches feuillues, et qu'il ne l'avait quittée qu'après son mariage, parce que sa femme le voulait.

– Toujours les femmes, qui m'ont jeté d'une misère dans l'autre! murmura-t-il. J'en ai eu là-haut de la misère, oui, je peux le dire. Et depuis! Et à cette heure! Allons, va au bois, mon pauvre Cloquet! Va te cacher, père de faillie! Quinze jours de moulée, c'est bon à prendre.

Il cessa de regarder là-haut, sauta sur la route, et, par l'avenue du château, descendit vers les grands bois…

Il était plus de midi. Les bûcherons dînaient dans la grande coupe de Fonteneilles, près de l'étang de Vaux, et loin de l'endroit où travaillait Gilbert. Ils formaient des groupes, çà et là, dans la clairière dévastée, voisins d'ateliers qui se réunissaient pour manger, causer et faire un moment de sieste. Assis sur leurs talons, et le dos appuyé sur les jonchées de ramilles abattues qui pliaient comme des ressorts, ou bien couchés sur le coté, ils mangeaient le croûton de pain tiré de la carnassière, en ayant soin d'ajouter à chaque bouchée, coupée dans la partie inférieure, une petite tranche du morceau de fromage ou de lard qu'ils tenaient sous leur pouce gauche. Chacun avait près de soi son litre de vin débouché, enfoncé dans les copeaux ou les feuilles. Il faisait chaud à l'abri et froid dans le vent. Les hommes parlaient peu, mais ils se sentaient vivre ensemble, et ils riaient pour peu de chose. La fatigue s'en allait, avec des picotements, de leurs jambes et de leurs bras au repos. Leur chapeau, rabattu sur le front, les protégeait contre le soleil, qui était vif dans l'air dur.

Le groupe de Ravoux était le plus proche de l'étang, sur la gauche de la coupe.

Le président du syndicat avait déjà fini de dîner. Assis sur un tronc de charme; il avait tiré de sa poche un papier, et lisait tout bas, avec des grimaces nerveuses qui agitaient sa barbe noire et tiraient la peau sèche des pommettes. Autour de lui, huit ouvriers étaient rassemblés. Entre eux, depuis le commencement du repas, trente mots peut-être avaient été échangés. L'un des travailleurs avait dit seulement: «Le travail sera fini ce soir. Je ne sais pas quand j'en retrouverai», et un autre: «V'là les mêles qui chantent; ça sent le printemps.» Des yeux se fermaient et des bouches demeuraient entr'ouvertes, béatement. Des poitrines, des hanches, des cuisses, des dos cherchaient le soleil. Il y avait là, à droite de Ravoux, et un peu en avant, Fontroubade, le maçon de Fonteneilles, qu'on appelait Goule d'oie parce qu'il avait un long nez, un menton fuyant et un air de toujours rire, une sorte de grimace professionnelle de ses paupières plissées par l'éclat des murs blancs; puis Dixneuf, qui était assis tout contre lui et l'appuyait de l'épaule, maçon également, ancien zouave, tout vieux, très sourd, fier de sa barbiche et de la réputation qu'il avait de préparer mieux que personne la «cambrouse» avec le sang des chevreuils pris au collet; puis Lamprière, un grand maigre qu'on eût dit toujours en colère et qui faisait peur aux bourgeois, quand il les regardait passer dans les chemins; puis Lureux, le gendre de Cloquet, fermier qu'on s'étonnait de voir là, ivrogne aux moustaches déteintes et amollies par la vapeur d'alcool, plaisantin, paresseux et peu sûr; puis le tuilier Tournabien, mauvais jeune qui avait la figure et l'agilité d'un chat sauvage; puis Le Dévoré, garçon de ferme pesant, rouge et triste, puis Supiat, qui se disait menuisier et qui ne menuisait jamais, braconnier d'eau, colleteur dans les bois, orateur à la face de renard, aux yeux fureteurs, et qui dénonçait les tièdes à la Confédération générale du Travail; enfin, un grand jeune homme d'une vingtaine d'années, beau et rieur, et qu'on appelait Jean-Jean. Il était descendu des forêts de Montreuillon, sans dire pourquoi, en sifflant. Et le soleil piquait agréablement ces hommes au repos, et aucune idée générale ne les faisait sortir de leur demi-somme, et ne les exaltait, quand Fontroubade, peu avisé, et que ne préoccupait guère la différence entre un manuscrit et un imprimé, demanda, en désignant Ravoux:

– Qu'est-ce qu'il médite donc là, le président? Est-ce un discours de notre député?

– Mieux que ça, et ça porte plus loin, fit Ravoux, levant sa barbe en broussaille et ses yeux vifs où la pensée s'irritait d'être lue avant l'heure. Laissez-moi finir; c'est un document secret, une lettre autographiée, que je dois communiquer aux amis.

– Ohé! Méchin? cria une voix. Ohé! les amis? Il va lire, Ravoux, venez donc?

Dans la clairière énorme, l'appel s'envola, et très loin, quelques bûcherons se dressèrent, comme s'ils sortaient des racines des chênes, et ils vinrent sans hâte, les pieds traînants et faisant des sillons dans les feuilles mortes. Ravoux s'était replongé dans sa lecture, mais la passion politique avait été remuée.

– Le député? dit le gros Le Dévoré, il viendra quand on aura des ordres à lui donner!

– Il viendra jusqu'ici dans la coupe, et on le fera asseoir, si on veut, sur un bois pointu!

Pour la première fois, il y avait de l'élan, du chant et de l'orgueil dans les mots. Des jambes se replièrent. Deux hommes couchés se mirent sur leur séant et détirèrent les bras. Supiat, penchant en avant son museau roux et rieur, dit:

– Vous ne savez pas ce qui est arrivé, la semaine dernière, au député de X?..

Et il nomma un autre arrondissement forestier du centre.

– Non; dis-le, Supiat!

Les merles commençaient à s'éloigner d'un coin de forêt où on parlait si haut.

– Eh bien! il était venu voir ses «chers électeurs»; des gens comme nous; et il les trouva à table. «Comment ça va, mes amis?» Ils mangeaient des harengs. Alors le plus jeune de la bande, Bellman, qui a de l'aplomb, lui a répondu: «Tu dis que nous sommes tes amis? – Bien sûr. – Eh! non, nous sommes tes maîtres, et tu es notre domestique. Nous mangeons des harengs, tu vois, et tu vas en manger!

– Qu'a-t-il fait? Ça devait être drôle!

– Il en a mangé, mes enfants! Il aurait mangé les arêtes si on ne lui avait pas dit: c'est assez!

– Les députés, c'est des rien du tout! fit Fontroubade d'une voix pâteuse.

– Qu'est-ce qu'il y a donc, Ravoux? Pourquoi nous appelles-tu?

C'étaient quatre jeunes hommes du syndicat qui arrivaient se tenant par le bras.

– Il va lire, dit Jean-Jean.

– Ça n'est que ça? un article de journal?

– Non, dit Ravoux, en abaissant le papier, une feuille double, format écolier, couverte d'une écriture appliquée de copiste populaire, – non, c'est un appel qui vient de Paris, aux travailleurs de la terre!.. Après les ouvriers de l'usine on va enrôler les travailleurs de la terre, tous, tous!

Les visages devinrent sérieux; les hommes qui formaient un demi-cercle devant Ravoux s'approchèrent de quinze pouces, sans se lever, et en se traînant sur les feuilles. Il y eut un remuement de branches et de ramilles. Et le merle chanta encore, très loin. Ravoux ouvrait la bouche en arc; il prononçait bien; il goûtait les phrases; il avait des dents blanches qui riaient aux beaux endroits:

«Aux travailleurs de la terre!

»Camarades, depuis des années et des années, depuis des siècles et des siècles, nous sommes courbés du matin au soir, sur la terre, sans réfléchir à notre sort, sans regarder autour de nous, persuadés, d'ailleurs, qu'on ne peut faire autrement que de se donner une peine immense pour manger un morceau de pain.»

L'auditoire laissa passer l'exorde sans manifester aucun sentiment. Il connaissait le début; il en était las déjà. Ravoux reprit:

«Mais il n'est jamais trop tard pour bien faire! Posons-nous donc ensemble cette question, et répondons-y franchement:

»Qui produit le blé, c'est-à-dire le pain pour tous? Le paysan!

»Qui fait venir l'avoine, l'orge, toutes les céréales? Le paysan!

»Qui élève le bétail pour procurer la viande? Le paysan!

»Qui produit le vin, le cidre? Le paysan!

»Qui nourrit le gibier? Le paysan!»

– Voilà qui est vrai! Le gibier! oui le gibier!

– Tais-toi, Lamprière. N'y en a plus, de gibier, grâce à toi et à Supiat.

– Laisse le président continuer!

«En un mot, vous produisez tout! Que produit votre fermier général ou votre propriétaire? Rien!»

– C'est vrai!

– Il fournit la terre, tout de même!

– Qui a dit ça?

– C'est Jean-Jean. Tais-toi, Jean-Jean! tu es trop petit pour parler!

Supiat, d'un coup de reins, se mit à genoux, puis, s'allongeant, s'appuyant sur ses mains, resta tendu, comme une bête, vers Ravoux. C'était bien le renard qui évente le gibier. Tous les appétits flambaient entre ses cils. Tournabien passait et repassait son couteau sur son pain, comme sur une pierre à aiguiser. Lureux riait en dessous, les yeux à terre, pensant à ses créanciers que la révolution l'encourageait à ne pas payer. Il y avait un silence incroyable, parmi ces treize hommes. Ils croyaient écouter, mais ils voyaient. Les mêmes syllabes germaient, pour chacun d'eux, en images différentes et précises. Ils voyaient des êtres de chair et d'os, le propriétaire, le fermier général, le bassecourier, le garde, le commis du marchand de bois, l'ennemi. La plainte si souvent muette avait enfin une forme. Ils jouissaient de voir clairement dit leur ressentiment. Ils se reconnaissaient dans la formule venue de Paris, non signée. Et l'orgueil de leur force, la vision plus vague des foules, des syndicats, des révolutions, des pillages, des justices, des revanches, des soûleries énormes, leur faisait tordre la bouche, ou l'ouvrir, comme pour s'écrier «J'en suis!» A peine si deux ou trois devinaient le mensonge de l'appel. Tous étaient étrangers dans le domaine des mots. Ils n'y restaient pas; ils allaient au delà: ils jugeaient le monde. L'affirmation anonyme de leur droit suffisait à leurs souffrances. Aucune force ne luttait en eux contre la passion d'envie. Les visages étaient tournés dans le même sens, visages de croyants, d'illuminés, ou de fauves attentifs. Les quatre hommes venus de loin se tenaient toujours par le bras. Et une lumière dorée baignait leurs têtes hautes.

– Camarades des campagnes, nous sommes petits parce que nous nous courbons devant les riches; redressons-nous une bonne fois, et nous nous apercevrons que nous sommes plus grands qu'eux! Nos camarades des mines et des ateliers nous ont montré le chemin; ils n'attendent que notre organisation, qui sera une force immense, pour marcher de l'avant… Camarades des campagnes, réfléchissons bien à ceci: Si demain tous les cultivateurs disparaissaient, qu'arriverait-il infailliblement? Une famine générale, une misère atroce, la mort probable, en peu d'années, d'une bonne partie des restants… Et si, demain, tous les messieurs disparaissaient, il est bien permis de supposer que rien n'en irait plus mal, et qu'au contraire l'humanité pousserait un immense soupir de soulagement… Et pourtant, nous ne désirons la disparition de personne…

Quelques têtes remuèrent, approuvant.

– Mais nous désirons voir arriver le jour où tout le monde sera obligé de travailler pour vivre, où il n'y aura plus d'exploiteurs et d'exploités… Cela viendra sûrement. Cela sera le commencement de notre œuvre. Camarades, en route vers le grand but! Vive l'émancipation des travailleurs!

Ravoux ne parlait plus, qu'ils écoutaient encore, crispés, haletants, les narines dilatées; deux ou trois rêvaient à l'avenir idyllique, les poètes, les musiciens, les jeunes; Jean-Jean, qui s'était mis debout, coiffé de son béret, promenait dans le bleu clair du ciel ses yeux émerveillés; il aimait une belle fille de Corbigny et il la voyait, près de lui, à Paris, dans une voiture à deux chevaux, emportée à travers les avenues. La lumière réjouissait les écorces fanées. Les bois immenses buvaient un commencement de vie. Les hommes écoutaient encore les paroles mauvaises. Elles avaient couru sur eux tous, comme la fumée d'un train sur les mottes. Et la fumée s'était dissipée; mais il en restait quelque chose, par quoi la glèbe était invisiblement pénétrée et gâtée.

– C'est rudement tapé, dit Lamprière.

– Un chef-d'œuvre! répondit Ravoux en pliant le papier. Voilà un plan d'organisation!

– A bas les jouisseurs! Qui met le feu aux bois? cria Tournabien en se dressant sur ses pieds.

Il cherchait, dans sa poche, son briquet.

– Pas de bêtise! dit Ravoux. Le bois, c'est le pain. Les amis de Paris ne vous disent pas d'incendier, ils disent de vous organiser, d'embrigader tous les journaliers de Fonteneilles.

– Il y en a qui ne paient pas leur cotisation! cria Tournabien.

– Il y en a qui ne veulent pas être avec nous, les canailles! cria Lamprière.

Et les cordes de son gosier restèrent tendues et frémissantes après qu'il eut parlé.

– Il y a aussi des traîtres parmi nous, Ravoux!

– Tu dis? De qui parles-tu?

C'était Supiat, qui insinuait qu'il y avait des traîtres. Ravoux se leva, et marcha vers le menuisier bûcheron, qu'il détestait.

– Est-ce que tu voudrais parler de moi?

Une clameur l'interrompit.

– Non! non! Explique-toi, Supiat!

Des groupes, au loin, dans la clairière, observaient. Supiat fermait à demi les yeux; il était à quatre pattes; il riait méchamment; il rejeta son chapeau, d'un revers de main, sur son cou, et grinça des dents, comme s'il allait mordre Ravoux penché sur lui.

– Tu n'es guère avisé, dit-il en riant, tu es un pauvre président, Ravoux. Oui, il y a des traîtres. Il y en a qui s'engagent tout seuls, pour une coupe, et qui n'en disent rien aux camarades, pour ne pas partager.

Tous les hommes qui étaient encore assis ou couchés se levèrent ensemble. Supiat se dressa en face de Ravoux; il le dépassait de la moitié de la tête, et son regard vibrait de la joie mauvaise de son secret dévoilé.

– Cherchez donc qui manque ici?

Dix hommes comptèrent et nommèrent rapidement les bûcherons présents. Deux dirent à la fois:

– Cloquet! c'est Cloquet?

– C'est lui!

– Où est-il?

– Demandez à Lureux!

Quatre des plus excités enveloppèrent Lureux, le saisirent par les épaules, et le secouèrent. Le gendre de Cloquet eut peur, mais il essaya de plaisanter.

– Lâchez-moi donc! Je n'ai pas envie de me sauver! Ce que vous voulez savoir, je vais vous le dire!.. Pourquoi serrez-vous si fort?.. Allons, lâchez-moi!.. Eh bien! vous saurez tous que, ce matin, en venant, j'ai vu mon beau-père qui descendait dans la taille qui est à gauche du château.

– Avait-il sa cognée? demanda Ravoux.

– Eh! oui, il l'avait!

– Il s'est loué tout seul! Le traître! cria Tournabien. Allons le débaucher! Ohé! camarades! Qui est-ce qui vient débaucher Cloquet?

Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
25 czerwca 2017
Objętość:
310 str. 1 ilustracja
Właściciel praw:
Public Domain