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Jules Amédée Barbey d'Aurevilly
Les Diaboliques
Première préface aux Diaboliques
A qui dédier cela ?…
J. B. d’A.
V oici (sauf modifications ultérieures) la Préface de mes Diaboliques.
Pourquoi les Diaboliques ?
Est-ce pour les histoires qui sont ici ?
Ou pour les femmes de ces histoires ?
Qui sait ?
Les Histoires sont vraies. Rien d’inventé. Tout vu. Tout touché du coude ou du doigt. Il y aura certainement des têtes vives, montées par ce titre de Diaboliques, qui ne les trouveront pas aussi diaboliques qu’elles ont l’air de s’en vanter. Elles s’attendaient à des inventions, à des complications, à des recherches, à des raffinements, à tout le tremblement du mélodrame moderne, qui se fourre partout, même dans le roman : quelque chose comme les Mémoires du Diable qui n’ont donné à leur auteur qu’une peine du Diable. Mais les Diaboliques ne sont point des diableries, ce sont des diaboliques : des histoires réelles de ce temps civilisé et si divin que, quand on s’avise de les écrire, il semble que ce soit le Diable qui ait dicté… Le Diable est comme Dieu. Le manichéisme qui est la souche de toutes les grandes hérésies du Moyen-âge, le manichéisme n’est pas si bête ! Malebranche disait que Dieu se reconnaissait à l’emploi DES MOYENS LES PLUS. Le Diable aussi.
Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas les diaboliques ? N’ont-elles pas assez de diabolisme en leur personne pour mériter ce doux nom-là ?… Diabolique, il n’y en a pas une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n’y en a pas une seule à qui on puisse dire le mot de « mon ange » sans exagérer. Comme le Diable qui était un ange aussi, mais qui a culbuté, si elles sont des anges encore, c’est la tête en bas, le reste… en haut ! Pas une ici qui soit pure, vertueuse, innocente. Monstres même à part, elles présentent un effectif de bons sentiments et de moralité bien peu considérable. Elles pourraient donc s’appeler Diaboliques sans l’avoir volé. On a voulu faire un petit Musée de ces Dames, en attendant qu’on fasse le Musée, encore plus petit, des Dames qui leur font pendant et contraste dans la société, car toutes choses sont doubles. L’Art a deux lobes, comme le cerveau. La Nature ressemble à ces femmes qui ont un œil bleu et un œil noir. Voici l’œil noir, dessiné à l’encre… de la PETITE VERTU. Oh ! de la plus petite qu’on ait pu trouver !
On donnera peut-être l’œil bleu, plus tard, si on trouve du bleu assez, pur. Mais y en a-t-il ?
En ce cas-là, après les DIABOLIQUES viendraient les CELESTES.
Fin de 1870. Décembre.
J. B. d’A.
Préface de la première édition
Voici les six premières !
Si le public y mord, et les trouve à son goût, on publiera prochainement les six autres ; car elles sont douze, comme une douzaine de pêches, – ces pécheresses !
Bien entendu qu’avec leur titre de Diaboliques, elles n’ont pas la prétention d’être un livre de prières ou d’Imitation chrétienne… Elles ont pourtant été écrites par un moraliste chrétien, mais qui se pique d’observation vraie, quoique très hardie, et qui croit – c’est sa poétique, à lui – que les peintres puissants peuvent tout peindre et que leur peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu’elle donne l’horreur des choses qu’elle retrace. Il n’y a d’immoral que les Impassibles et les Ricaneurs. Or, l’auteur de ceci, qui croit au Diable et à ses influences dans le monde, n’en rit pas, et il ne les raconte aux âmes pures que pour les en épouvanter.
Quand on aura lu ces Diaboliques, je ne crois pas qu’il y ait personne en disposition de les recommencer en fait, et toute la moralité d’un livre est là…
Cela dit pour l’honneur de la chose, une autre question. Pourquoi l’auteur a-t-il donné à ces petites tragédies de plain-pied ce nom bien sonore – peut-être trop – de Diaboliques ?… Est-ce pour les histoires elles-mêmes qui sont ici ? ou pour les femmes de ces histoires ?…
Ces histoires sont malheureusement vraies. Rien n’en a été inventé. On n’en a pas nommé les personnages : voilà tout ! On les a masqués, et on a démarqué leur linge. « L’alphabet m’appartient », disait Casanova, quand on lui reprochait de ne pas porter son nom. L’alphabet des romanciers, c’est la vie de tous ceux qui eurent des passions et des aventures, et il ne s’agit que de combiner, avec la discrétion d’un art profond, les lettres de cet alphabet-là. D’ailleurs, malgré le vif de ces histoires à précautions nécessaires, il y aura certainement des têtes vives, montées par ce titre de Diaboliques, qui ne les trouveront pas aussi diaboliques qu’elles ont l’air de s’en vanter. Elles s’attendront à des inventions, à des complications, à des recherches, à des raffinements, à tout le tremblement du mélodrame moderne, qui se fourre partout, même dans le roman. Elles se tromperont, ces âmes charmantes !… Les Diaboliques ne sont pas des diableries : ce sont des Diaboliques, – des histoires réelles de ce temps de progrès et d’une civilisation si délicieuse et si divine, que, quand on s’avise de les écrire, il semble toujours que ce soit le Diable qui ait dicté !… Le Diable est comme Dieu. Le Manichéisme, qui fut la source des grandes hérésies du Moyen Age, le Manichéisme n’est pas si bête. Malebranche disait que Dieu se reconnaissait, à l’emploi des moyens les plus simples. Le Diable aussi.
Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas les DIABOLIQUES ? N’ont-elles pas assez de diabolisme en leur personne pour mériter ce doux nom ? Diaboliques ! il n’y en a pas une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n’y en a pas une seule à qui on puisse dire sérieusement le mot de « Mon ange ! » sans exagérer. Comme le Diable, qui était un ange aussi, mais qui a culbuté, – si elles sont des anges, c’est comme lui, – la tête en bas, le… reste en haut ! Pas une ici qui soit pure, vertueuse, innocente. Monstres même à part, elles présentent un effectif de bons sentiments et de moralité bien peu considérable. Elles pourraient donc s’appeler aussi « les Diaboliques », sans l’avoir volé… On a voulu faire un petit musée de ces dames, – en attendant qu’on fasse le musée, encore plus petit, des dames qui leur font pendant et contraste dans la société, car toutes choses sont doubles ! L’art a deux lobes, comme le cerveau. La nature ressemble à ces femmes qui ont un œil bleu et un œil noir. Voici l’œil noir dessiné à l’encre – à l’encre de la petite vertu.
On donnera peut-être l’œil bleu plus tard.
Après les DIABOLIQUES, les CELESTES… si on trouve du bleu assez pur…
Mais y en a-t-il ?
Jules BARBEY D’AUREVILLY.
Paris, 1er mai 1874.
Partie 1.
Le rideau cramoisi
Really.
Il y a terriblement d’années, je m’en allais chasser le gibier d’eau dans les marais de l’Ouest, – et comme il n’y avait pas alors de chemins de fer dans le pays où il me fallait voyager, je prenais la diligence de *** qui passait à la patte d’oie du château de Rueil et qui, pour le moment, n’avait dans son coupé qu’une seule personne. Cette personne, très remarquable à tous égards, et que je connaissais pour l’avoir beaucoup rencontrée dans le monde, était un homme que je vous demanderai la permission d’appeler le vicomte de Brassard. Précaution probablement inutile ! Les quelques centaines de personnes qui se nomment le monde à Paris sont bien capables de mettre ici son nom véritable… Il était environ cinq heures du soir. Le soleil éclairait de ses feux alentis une route poudreuse, bordée de peupliers et de prairies, sur laquelle nous nous élançâmes au galop de quatre vigoureux chevaux dont nous voyions les croupes musclées se soulever lourdement à chaque coup de fouet du postillon, – du postillon, image de la vie, qui fait toujours trop claquer son fouet au départ !
Le vicomte de Brassard était à cet instant de l’existence où l’on ne fait plus guère claquer le sien… Mais c’est un de ces tempéraments dignes d’être Anglais (il a été élevé en Angleterre), qui blessés à mort, n’en conviendraient jamais et mourraient en soutenant qu’ils vivent. On a dans le monde, et même dans les livres, l’habitude de se moquer des prétentions à la jeunesse de ceux qui ont dépassé cet âge heureux de l’inexpérience et de la sottise, et on a raison, quand la forme de ces prétentions est ridicule ; mais quand elle ne l’est pas, – quand, au contraire, elle est imposante comme la fierté qui ne veut pas déchoir et qui l’inspire, je ne dis pas que cela n’est point insensé, puisque cela est inutile, mais c’est beau comme tant de choses insensées !… Si le sentiment de la Garde qui meurt et ne se rend pas est héroïque à Waterloo, il ne l’est pas moins en face de la vieillesse, qui n’a pas, elle, la poésie des baïonnettes pour nous frapper. Or, pour des têtes construites d’une certaine façon militaire, ne jamais se rendre est, à propos de tout, toujours toute la question, comme à Waterloo !
Le vicomte de Brassard, qui ne s’est pas rendu (il vit encore, et je dirai comment, plus tard, car il vaut la peine de le savoir), le vicomte de Brassard était donc, à la minute où je montais dans la diligence de ***, ce que le monde, féroce comme une jeune femme, appelle malhonnêtement « un vieux beau ». Il est vrai que pour qui ne se paie pas de mots ou de chiffres dans cette question d’âge, où l’on n’a jamais que celui qu’on paraît avoir, le vicomte de Brassard pouvait passer pour « un beau » tout court. Du moins, à cette époque, la marquise de V… , qui se connaissait en jeunes gens et qui en aurait tondu une douzaine, comme Dalila tondit Samson, portait avec assez de faste, sur un fond bleu, dans un bracelet très large, en damier, or et noir, un bout de moustache du vicomte que le diable avait encore plus roussie que le temps… Seulement, vieux ou non, ne mettez sous cette expression de « beau », que le monde a faite, rien du frivole ; du mince et de l’exigu qu’il y met, car vous n’auriez pas la notion juste de mon vicomte de Brassard, chez qui, esprit, manières, physionomie, tout était large, étoffé, opulent, plein de lenteur patricienne, comme il convenait au plus magnifique dandy que j’aie connu, moi qui, ai vu Brummel devenir fou, et d’Orsay mourir !
C’était, en effet, un dandy que le vicomte de Brassard. S’il l’eût été moins, il serait devenu certainement maréchal de France. Il avait été dès sa jeunesse un des plus brillants officiers de la fin du premier Empire. J’ai ouï dire, bien des fois, à ses camarades de régiment, qu’il se distinguait par une bravoure à la Murat, compliquée de Marmont. Avec cela, – et avec une tête très carrée et très froide, quand le tambour ne battait pas, – il aurait pu, en très peu de temps, s’élancer aux premiers rangs de la hiérarchie militaire, mais le dandysme !… Si vous combinez le dandysme avec les qualités qui font l’officier : le sentiment de la discipline, la régularité dans le service, etc., etc., vous verrez ce qui restera de l’officier dans la combinaison et s’il ne saute pas comme une poudrière ! Pour qu’à vingt instants de sa vie l’officier de Brassard n’eût pas sauté, c’est que, comme tous les dandys, il était heureux. Mazarin l’aurait employé, – ses nièces aussi, mais pour une autre raison : il était superbe.
Il avait eu cette beauté nécessaire au soldat plus qu’à personne, car il n’y a pas de jeunesse sans la beauté, et l’armée, c’est la jeunesse de la France ! Cette beauté, du reste, qui ne séduit pas que les femmes, mais les circonstances elles-mêmes, – ces coquines, – n’avait pas été la seule protection qui se fût étendue sur la tête du capitaine de Brassard. Il était, je crois, de race normande, de la race de Guillaume le Conquérant, et il avait, dit-on, beaucoup conquis… Après l’abdication de l’Empereur, il était naturellement passé aux Bourbons, et, pendant les Cent-Jours, surnaturellement leur était demeuré fidèle. Aussi, quand les Bourbons furent revenus, la seconde fois, le vicomte fut-il armé chevalier de Saint-Louis de la propre main de Charles X (alors MONSIEUR). Pendant tout le temps de la Restauration, le beau de Brassard ne montait pas une seule fois la garde aux Tuileries, que la duchesse d’Angoulême ne lui adressât, en passant, quelques mots gracieux. Elle, chez qui le malheur avait tué la grâce, savait en retrouver pour lui. Le ministre, voyant cette faveur, aurait tout fait pour l’avancement de l’homme que Madame distinguait ainsi ; mais, avec la meilleure volonté du monde, que faire pour cet enragé dandy qui – un jour de revue – avait mis l’épée à la main, sur le front de bandière de son régiment, contre son inspecteur général, pour une observation de service ?… C’était assez que de lui sauver le conseil de guerre. Ce mépris insouciant de la discipline, le vicomte de Brassard l’avait porté partout. Excepté en campagne, où l’officier se retrouvait tout entier, il ne s’était jamais astreint aux obligations militaires. Maintes fois, on l’avait vu, par exemple, au risque de se faire mettre à des arrêts infiniment prolongés, quitter furtivement sa garnison pour aller s’amuser dans une ville voisine et n’y revenir que les jours de parade ou de revue, averti par quelque soldat qui l’aimait, car si ses chefs ne se souciaient pas d’avoir sous leurs ordres un homme dont la nature répugnait à toute espèce de discipline et de routine, ses soldats, en revanche, l’adoraient. Il était excellent pour eux. Il n’en exigeait rien que d’être très braves, très pointilleux et très coquets, réalisant enfin le type de l’ancien soldat français, dont la Permission de dix heures et trois à quatre vieilles chansons, qui sont des chefs-d’œuvre, nous ont conservé une si exacte et si charmante image. Il les poussait peut-être un peu trop au duel, mais il prétendait que c’était là le meilleur moyen qu’il connût de développer en eux l’esprit militaire. « Je ne suis pas un gouvernement, disait-il, et je n’ai point de décorations à leur donner quand ils se battent bravement entre eux ; mais les décorations dont je suis le grand-maître (il était fort riche de sa fortune personnelle), ce sont des gants, des buffleteries de rechange, et tout ce qui peut les pomponner, sans que l’ordonnance s’y oppose. » Aussi, la compagnie qu’il commandait effaçait-elle, par la beauté de la tenue, toutes les autres compagnies de grenadiers des régiments de la Garde, si brillante déjà. C’est ainsi qu’il exaltait à outrance la personnalité du soldat, toujours prête, en France, à la fatuité et à la coquetterie, ces deux provocations permanentes, l’une par le ton qu’elle prend, l’autre par l’envie qu’elle excite. On comprendra, après cela, que les autres compagnies de son régiment fussent jalouses de la sienne. On se serait battu pour entrer dans celle-là, et battu encore pour n’en pas sortir.
Telle avait été, sous la Restauration, la position tout exceptionnelle du, capitaine vicomte de Brassard. Et comme il n’y avait pas alors, tous les matins, comme sous l’Empire, la ressource de l’héroïsme en action qui fait tout pardonner, personne n’aurait certainement pu prévoir ou deviner combien de temps aurait duré cette martingale d’insubordination qui étonnait ses camarades, et qu’il jouait contre ses chefs avec la même audace qu’il aurait joué sa vie s’il fût allé au feu, lorsque la révolution de 1830 leur ôta, s’ils l’avaient, le souci, et à lui, l’imprudent capitaine, l’humiliation d’une destitution qui le menaçait chaque jour davantage. Blessé grièvement aux Trois jours, il avait dédaigné de prendre du service sous la nouvelle dynastie des d’Orléans qu’il méprisait. Quand la révolution de Juillet les fit maîtres d’un pays qu’ils n’ont pas su garder, elle avait trouvé le capitaine dans son lit, malade d’une blessure qu’il s’était faite au pied en dansant – comme il aurait chargé – au dernier bal de la duchesse de Berry. – Mais au premier roulement de tambour, il ne s’en était pas moins levé pour rejoindre sa compagnie, et comme il ne lui avait pas été possible de mettre des bottes, à cause de sa blessure, il s’en était allé à l’émeute comme il s’en serait allé au bal, en chaussons vernis et en bas de soie, et c’est ainsi qu’il avait pris la tête de ses grenadiers sur la place de la Bastille, chargé qu’il était de balayer dans toute sa longueur le boulevard. Paris, où les barricades n’étaient pas dressées encore, avait un aspect sinistre et redoutable. Il était désert. Le soleil y tombait d’aplomb, comme une première pluie de feu qu’une autre devait suivre, puisque toutes ces fenêtres, masquées de leurs persiennes, allaient, tout à l’heure, cracher la mort… Le capitaine de Brassard rangea ses soldats sur deux lignes, le long et le plus près possible des maisons, de manière que chaque file de soldats ne fût exposée qu’aux coups de fusil qui lui venaient d’en face, – et lui, plus dandy que jamais, prit le milieu de chaussée. Ajusté des deux côtés par des milliers de fusils, de pistolets et de carabines, depuis la Bastille jusqu’à la rue de Richelieu, il n’avait pas été atteint, malgré la largeur d’une poitrine dont il était peut-être un peu trop fier, car le capitaine de Brassard poitrinait au feu, comme une belle femme, au bal, qui veut mettre sa gorge en valeur, quand, arrivé devant Frascati, à l’angle de la rue de Richelieu, et au moment où il commandait à sa troupe de se masser derrière lui pour emporter la première barricade qu’il trouva dressée sur son chemin, il reçut une balle dans sa magnifique poitrine, deux fois provocatrice, et par sa largeur, et par les longs brandebourgs d’argent qui y étincelaient d’une épaule à l’autre, et il eut le bras cassé d’une pierre, – ce qui ne l’empêcha pas d’enlever la barricade et d’aller jusqu’à la Madeleine, à la tête de ses hommes enthousiasmés. Là, deux femmes en calèche, qui fuyaient Paris insurgé, voyant un officier de la Garde blessé, couvert de sang et couché sur les blocs de pierre qui entouraient, à cette époque-là, l’église de la Madeleine à laquelle on travaillait encore, mirent leur voiture à sa disposition, et il se fit mener par elles au Gros-Caillou, où se trouvait alors le maréchal de Raguse, à qui il dit militairement : « Maréchal, j’en ai peut-être pour deux heures ; mais pendant ces deux heures-là, mettez-moi partout où vous voudrez ! » Seulement il se trompait… Il en avait pour plus de deux heures. La balle qui l’avait traversé ne le tua pas. C’est plus de quinze ans après que je l’avais connu, et il prétendait alors, au mépris de la médecine et de son médecin, qui lui avait expressément défendu de boire tout le temps qu’avait duré la fièvre de sa blessure, qu’il ne s’était sauvé d’une mort certaine qu’en buvant du vin de Bordeaux.
Et en en buvant, comme il en buvait ! car, dandy en tout, il l’était dans sa manière de boire comme dans tout le reste… il buvait comme un Polonais. Il s’était fait faire un splendide verre en cristal de Bohême, qui jaugeait, Dieu me damne ! une bouteille de bordeaux tout entière, et il le buvait d’une haleine ! Il ajoutait même, après avoir bu, qu’il faisait tout dans ces proportions-là, et c’était vrai ! Mais dans un temps où la force, sous toutes les formes, s’en va diminuant, on trouvera peut-être qu’il n’y a pas de quoi être fat. Il l’était à la façon de Bassompierre, et il portait le vin comme lui. Je l’ai vu sabler douze coups de son verre de Bohême, et il n’y paraissait même pas ! Je l’ai vu souvent encore, dans ces repas que les gens décents traitent « d’orgies », et jamais il ne dépassait, après les plus brûlantes lampées, cette nuance de griserie qu’il appelait, avec une grâce légèrement soldatesque, « être un peu pompette », en faisant le geste militaire de mettre un pompon à son bonnet. Moi, qui voudrais vous faire bien comprendre le genre d’homme qu’il était, dans l’intérêt de l’histoire qui va suivre, pourquoi ne vous dirai-je pas que je lui ai connu sept maîtresses, en pied, à la fois, à ce bon braguard du XIXe siècle ; comme l’aurait appelé le XVIe en sa langue pittoresque. Il les intitulait poétiquement « les sept cordes de sa lyre », et, certes, je n’approuve pas cette manière musicale et légère de parler de sa propre immoralité ! Mais, que voulez-vous ? Si le capitaine vicomte de Brassard n’avait pas été tout ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire, mon histoire serait moins piquante, et probablement n’eussé-je pas pensé à vous la conter.
Il est certain que je ne m’attendais guère à le trouver là, quand je montai dans la diligence de *** à la patte d’oie du château de Rueil. Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, et j’eus du plaisir à rencontrer ; avec la perspective de passer quelques heures ensemble, un homme qui était encore de nos jours, et qui différait déjà tant des hommes de nos jours. Le vicomte de Brassard, qui aurait pu entrer dans l’armure, de François Ier et s’y mouvoir avec autant d’aisance que dans son svelte frac bleu d’officier de la Garde royale, ne ressemblait, ni par la tournure, ni par les proportions, aux plus vantés dés jeunes gens d’à présent. Ce soleil couchant d’une élégance grandiose et si longtemps radieuse, aurait fait paraître bien maigrelets et bien pâlots tous ces petits croissants de la mode, qui se lèvent maintenant à l’horizon ! Beau de la beauté de l’empereur Nicolas, qu’il rappelait par le torse, mais moins idéal de visage et moins grec de profil, il portait une courte barbe, restée noire, ainsi que ses cheveux, par un mystère d’organisation ou de toilette… impénétrable, et cette barbe envahissait très haut ses joues, d’un coloris animé et mâle. Sous un front de la plus haute noblesse, – un front bombé, sans aucune ride, blanc comme le bras d’une femme, – et que le bonnet à poil du grenadier, qui fait tomber les cheveux, comme le casque, en le dégarnissant un peu au sommet, avait rendu plus vaste et plus fier, le vicomte de Brassard cachait presque, tant ils étaient enfoncés sous l’arcade sourcilière, deux yeux étincelants, d’un bleu très sombre, mais très brillants dans leur enfoncement et y piquant comme deux saphirs taillés en pointe ! Ces yeux-là ne se donnaient pas la peine de scruter, et ils pénétraient. Nous nous prîmes la main, et nous causâmes. Le capitaine de Brassard parlait lentement, d’une voix vibrante qu’on sentait capable de remplir un Champ-de-Mars de son commandement. Elevé dès son enfance, comme je vous l’ai dit, en Angleterre, il pensait peut-être en anglais ; mais cette lenteur, sans embarras du reste, donnait un tour très particulier à ce qu’il disait, et même à sa plaisanterie, car le capitaine aimait la plaisanterie, et il l’aimait même un peu risquée. Il avait ce qu’on appelle le propos vif. Le capitaine de Brassard allait toujours trop loin, disait la comtesse de F… , cette jolie veuve, qui ne porte plus que trois couleurs depuis son veuvage : du noir, du violet et du blanc. Il fallait qu’il fût trouvé de très bonne compagnie pour ne pas être souvent trouvé de la mauvaise. Mais quand on en est réellement, vous savez bien qu’on se passe tout, au faubourg Saint-Germain !
Un des avantages de la causerie en voiture, c’est qu’elle peut cesser quand on n’a plus rien à se dire, et cela sans embarras pour personne. Dans un salon, on n’a point cette liberté. La politesse vous fait un devoir de parler quand même, et on est souvent puni de cette hypocrisie innocente par le vide et l’ennui de ces conversations où les sots, même nés silencieux (il y en a), se travaillent et se détirent pour dire quelque chose et être aimables. En voiture publique, tout le monde est chez soi autant que chez les autres, – et on peut sans inconvenance rentrer dans le silence qui plaît et faire succéder à la conversation la rêverie… Malheureusement, les hasards de la vie sont affreusement plats, et jadis (car c’est jadis déjà) on montait vingt fois en voiture publique, – comme aujourd’hui vingt fois en wagon, – sans rencontrer un causeur animé et intéressant… Le vicomte de Brassard échangea d’abord avec moi quelques idées que les accidents de la route, les détails du paysage et quelques souvenirs du monde où nous nous étions rencontrés autrefois avaient fait naître, – puis, le jour déclinant nous versa son silence dans son crépuscule. La nuit, qui, en automne, semble tomber à pic du ciel, tant elle vient vite ! nous saisit de sa fraîcheur, et nous nous roulâmes dans nos manteaux, cherchant de la tempe le dur coin qui est l’oreiller de ceux qui voyagent. Je ne sais si mon compagnon s’endormit dans son angle de coupé ; mais moi, je restai éveillé dans le mien. J’étais si blasé sur la route que nous faisions là et que j’avais tant de fois faite, que je prenais à peine garde aux objets extérieurs, qui disparaissaient dans le mouvement de la voiture, et qui semblaient courir dans la nuit, en sens opposé à celui dans lequel nous courions. Nous traversâmes plusieurs petites villes, semées, çà et là, sur cette longue route que les postillons appelaient encore : un fier « ruban de queue », en souvenir de la leur, pourtant coupée depuis longtemps. La nuit devint noire comme un four éteint, – et, dans cette obscurité, ces villes inconnues par lesquelles nous passions avaient d’étranges physionomies et donnaient l’illusion que nous étions au bout du monde… Ces sortes de sensations que je note ici, comme le souvenir des impressions dernières d’un état de choses disparu, n’existent plus et ne reviendront jamais pour personne. A présent, les chemins de fer, avec leurs gares à l’entrée des villes, ne permettent plus au voyageur d’embrasser, en un rapide coup d’œil, le panorama fuyant de leurs rues, au galop des chevaux d’une diligence qui va, tout à l’heure, relayer pour repartir. Dans la plupart de ces petites villes que nous traversâmes, les réverbères, ce luxe tardif, étaient rares, et on y voyait certainement bien moins que sur les routes que nous venions de quitter. Là, du moins, le ciel avait sa largeur, et la grandeur de l’espace faisait une vague lumière, tandis qu’ici le rapprochement des maisons qui semblaient se baiser, leurs ombres portées dans ces rues étroites, le peu de ciel et d’étoiles qu’on apercevait entre les deux rangées des toits, tout ajoutait au mystère de ces villes endormies, où le seul homme qu’on rencontrât était – à la porte de quelque auberge – un garçon d’écurie avec sa lanterne, qui amenait les chevaux de relais, et qui bouclait les ardillons de leur attelage, en sifflant ou en jurant contre ses chevaux récalcitrants ou trop vifs… Hors cela et l’éternelle interpellation, toujours la même, de quelque voyageur, ahuri de sommeil, qui baissait une glace et criait dans la nuit, rendue plus sonore à force de silence : « Où sommes-nous donc, postillon ?… » rien de vivant ne s’entendait et ne se voyait autour et dans cette voiture pleine de gens qui dormaient, en cette ville endormie, où peut-être quelque rêveur, comme moi, cherchait, à travers la vitre de son compartiment, à discerner la façade des maisons estompée par la nuit, ou suspendait son regard et sa pensée à quelque fenêtre éclairée encore à cette heure avancée, en ces petites villes aux mœurs réglées et simples, pour qui la nuit était faite surtout pour dormir. La veille d’un être humain, – ne fût-ce qu’une sentinelle, – quand tous les autres êtres sont plongés dans cet assoupissement qui est l’assoupissement de l’animalité fatiguée, a toujours quelque chose d’imposant. Mais l’ignorance de ce qui fait veiller derrière une fenêtre aux rideaux baissés, où la lumière indique la vie et la pensée, ajoute la poésie du rêve à la poésie de la réalité. Du moins, pour moi, je n’ai jamais pu voir une fenêtre, – éclairée la nuit, – dans une ville couchée, par laquelle je passais, – sans accrocher à ce cadre de lumière un monde de pensées, – sans imaginer derrière ces rideaux des intimités et des drames… Et maintenant, oui, au bout de tant d’années, j’ai encore dans la tête de ces fenêtres qui y sont restées éternellement et mélancoliquement lumineuses, et qui me font dire souvent, lorsqu’en y pensant, je les revois dans mes songeries :
« Qu’y avait-il donc derrière ces rideaux ? »
Eh bien ! une de celles qui me sont restées le plus dans la mémoire (mais tout à l’heure vous en comprendrez la raison) est une fenêtre d’une des rues de la ville de ***, par laquelle nous passions cette nuit-là. C’était à trois maisons – vous voyez si mon souvenir est précis – au-dessus de l’hôtel devant lequel nous relayions ; mais cette fenêtre, j’eus le loisir de la considérer plus de temps que le temps d’un simple relais. Un accident venait d’arriver à une des roues de notre voiture, et on avait envoyé chercher le charron qu’il fallut réveiller. Or, réveiller un charron, dans une ville de province endormie, et le faire lever pour resserrer un écrou à une diligence qui n’avait pas de concurrence sur cette ligne-là, n’était pas une petite affaire de quelques minutes… Que si le charron était aussi endormi dans son lit qu’on l’était dans notre voiture, il ne devait pas être facile de le réveiller… De mon coupé, j’entendais à travers la cloison les ronflements des voyageurs de l’intérieur, et pas un des voyageurs de l’impériale, qui, comme on le sait, ont la manie de toujours descendre dès que la diligence arrête, probablement (car la vanité se fourre partout en France, même sur l’impériale des voitures) pour montrer leur adresse à remonter, n’était descendu… Il est vrai que l’hôtel devant lequel nous nous étions arrêtés était fermé. On n’y soupait point. On avait soupé au relais précédent. L’hôtel sommeillait, comme nous. Rien n’y trahissait la vie. Nul bruit n’en troublait le profond silence… si ce n’est le coup de balai, monotone et lassé, de quelqu’un (homme ou femme… on ne savait ; il faisait trop nuit pour bien s’en rendre compte) qui balayait alors la grande cour de cet hôtel muet, dont la porte cochère restait habituellement ouverte. Ce coup de balai traînard, sur le pavé, avait aussi l’air de dormir, ou du moins d’en avoir diablement envie ! La façade de l’hôtel était noire comme les autres maisons de la rue où il n’y avait de lumière qu’à une seule fenêtre… cette fenêtre que précisément j’ai emportée dans ma mémoire et que j’ai là, toujours, sous le front !… La maison, dans laquelle on ne pouvait pas dire que cette lumière brillait, car elle était tamisée par un double rideau cramoisi dont elle traversait mystérieusement l’épaisseur, était une grande maison qui n’avait qu’un étage, – mais placé très haut…