Czytaj tylko na LitRes

Książki nie można pobrać jako pliku, ale można ją czytać w naszej aplikacji lub online na stronie.

Czytaj książkę: «Le Chevalier des Touches», strona 7

Czcionka:

«C'est à cela seul que se bornèrent tous les dangers que courut, à Avranches, l'honneur de votre sœur, mon frère. J'y fis ce qu'on appelle un bon marché. Tout en vendant mes pelotes de beurre, j'arrondis ma pelote de nouvelles. Je ramassai tous les bruits, tous les commérages de la ville. Elle n'était pas remise de la chaude alarme que nos Douze lui avaient donnée. On ne parlait partout que des faux blatiers et du feu mis à la prison. On disait, en les exagérant peut-être, le nombre des personnes qui avaient péri dans cette batterie. On montrait encore, sur le champ de foire, des mares de sang… «Mais, au moins, – criaient les trembleurs, – nous sommes délivrés du Des Touches!» Cet appât ne devait plus faire revenir les Chouans. La nuit du lendemain de ce jour terrible, dont les événements avaient si profondément bouleversé Avranches, on avait fait quitter secrètement la ville au prisonnier. On l'avait jeté avec ses fers dans une petite charrette recouverte de planches, et, tout le bataillon des Bleus l'escortant, il était parti, sans tambour ni trompette, pour Coutances, où il devait être jugé, et certainement condamné à mort.

«Je revins grand train à Touffedelys apprendre à nos amis ce changement de prison de Des Touches, qui le plaçait plus loin de notre portée et dans des conditions de captivité plus dures à surmonter que les premières; car à la guerre, toute tentative, avortée une fois, devient plus difficile de cela seul qu'elle a avorté: l'ennemi est prévenu, il veille davantage. M. Jacques avait dit la pensée de tous ses compagnons, en disant qu'il fallait recommencer l'entreprise.

« – Messieurs, – ajouta-t-il, – prenez aujourd'hui pour panser vos blessures. Nous tâcherons de les rendre à l'ennemi demain. Il faut que dans deux jours nous soyons sous Coutances, pour rejouer la partie que nous avons perdue. Coutances est une ville plus forte qu'Avranches, et nous sommes, nous, moins forts que nous n'étions… Nous ne sommes plus que onze…

« – Vous êtes toujours douze, monsieur, – lui dis-je. – Onze est un mauvais compte. Il nous porterait malheur. Puisque M. Vinel-Aunis n'est pas revenu, je m'offre pour le remplacer. Dame! je n'ai jamais été la plus belle fille du monde, mais la plus belle ne donne encore que ce qu'elle a.»

«Et c'est ainsi, baron, que je fis partie de la seconde expédition des Douze, et que je vis, de mes deux yeux, qui ne reverront jamais pareilles choses, ce qui me reste à vous conter.»

VI
UNE HALTE ENTRE LES DEUX EXPÉDITIONS

Mademoiselle de Percy s'arrêta un instant encore. Le Bacchus d'or moulu sonna de son timbre flûté et argentin. Il s'en allait dérivant vers minuit, l'heure, dit-on, des spectres… et n'étaient-ce pas des spectres, en effet, que ces gens du passé, rassemblés dans ce petit salon à l'air antique, et qui parlaient entre eux de leur jeunesse évanouie et des nobles choses qu'ils avaient vues mourir?.. Ursule et Sainte de Touffedelys pouvaient bien, elles surtout, faire l'effet de deux spectres; pauvres fantômes doux! Pâles et séchées sous leurs cheveux pâles, elles tenaient toujours dans leurs doigts amincis ces écrans transparents dont la gaze verte, tamisant la lueur du feu qui s'éteignait, jetait à leurs visages exsangues un reflet de lune de cimetière… Le baron de Fierdrap, l'abbé et sa sœur, d'une couleur plus chaude, d'yeux plus brillants, semblaient plus vivants, plus passionnés; mais, au fond, n'agitaient-ils pas des souvenirs aussi vains que ces fantômes de nuit qui se dissipent à l'aube?.. Et Aimée elle-même, la plus jeune d'entre eux, dont la beauté disait éloquemment qu'elle était moins avancée dans la vie, Aimée penchée sur son feston auquel elle ne pensait pas. Aimée la solitaire et la silentiaire par la surdité, dont l'âme cherchait une autre âme dans la mort, n'était-elle pas encore, d'eux tous, la plus morte et la plus du pays des rêves?

«Ce fut grand jour à Touffedelys, – reprit mademoiselle de Percy, – que le jour qui précéda notre départ pour Coutances, et, pour moi, je vivrais cent ans, que je me rappellerais le plus léger détail de cette espèce de veillée d'armes! On commença, bien entendu, par panser les blessés, les blessés qui plaisantaient et riaient de leurs blessures, la meilleure manière de s'en parer! Le plus blessé de tous, et pour cette raison celui qui de tous plaisantait et piaffait davantage, était M. de Cantilly, à qui, par parenthèse, vous donnâtes si joliment votre mouchoir à la Marie-Antoinette, ma chère Sainte! Vous le rappelez-vous? Oui! n'est-ce pas? Il n'eut qu'à vous dire galamment. «Si vous voulez que mon bras ne me fasse plus souffrir, mademoiselle, donnez-moi votre mouchoir de cou pour en faire une écharpe. Mon autre bras n'en ira que mieux!» Et vous, sans vous faire prier davantage, vous l'ôtâtes de votre cou, mon innocente, et vous le lui donnâtes, tiède de vos épaules. Après les blessés, on s'occupa des armes. Ces armes que nous avions cachées, et en réserve, dans ce château, tombé, à ce qu'il semblait, en quenouille, furent mises en état de bien faire. Une vingtaine de belles mains parmi lesquelles il y avait les deux belles qui festonnent là-bas, sous cette lampe, monsieur de Fierdrap, se noircirent à faire des cartouches pour nos hommes. Nous étions à peu près, à ce moment-là, une quinzaine de femmes à Touffedelys. Quoique les Douze n'eussent pas réussi dans leur entreprise sur Des Touches, nous avions – l'inquiétude sur leur sort une fois passée et l'événement connu – repris cette gaieté qui nous revenait toujours après les catastrophes, et qui est peut-être l'obstination de l'espérance! Toutes, nous avions foi en nos héros. «Ils n'ont pas réussi hier, eh! bien, ils réussiront demain!» disions-nous, et chacune de vous autres, qui étiez plus femmes que moi, mesdemoiselles, retrouvait les rires et les légers propos de la jeunesse, au milieu de nos guerrières occupations.

«Aimée elle-même, toujours sérieuse comme une reine, mais qui avait vu revenir de la première expédition son fiancé sans une seule blessure, s'épanouit malgré sa réserve, dans un sentiment qui était plus que de l'amour, qui était de la fierté heureuse! Oui! le seul jour où j'aie vu Aimée, cette magnifique rose fermée et toute sa vie restée en bouton, nous montrer un peu de l'intérieur de son calice, fut ce jour qui précéda notre départie pour Coutances et le malheur qui allait la frapper.

«Nul pressentiment ne l'avertit de ce qui devait si tôt suivre… et quand M. Jacques, triste ce jour-là plus que les autres jours parmi ses compagnons joyeux, nous dit, à lui, son pressentiment, c'est-à-dire qu'il mourrait dans cette seconde expédition…

– Oui! – interrompit mademoiselle Ursule de Touffedelys, – c'est à moi qu'il le dit et à Phœbé de Thiboutot, qui étions ses voisines de table, au souper après lequel vous deviez partir dans la nuit. On était au dessert. Tous ces messieurs, très animés, parlaient du lendemain comme d'un jour de fête. On avait bu à la santé du Roi et à l'enlèvement du chevalier Des Touches. Lui seul, M. Jacques, restait sombre, son verre plein. Phœbé de Tiboutot, qui n'était que depuis peu à Touffedelys, et qui, d'ailleurs, était légèrement follette, lui dit, comme une enfant qu'elle était: – «Pourquoi êtes-vous si triste, vous? Vous ne croyez donc pas au succès de l'enlèvement du chevalier?..» – Et il lui répondit en regardant Aimée, comme si cela expliquait tout: – «Pardon, mademoiselle; je crois très fort à l'enlèvement de Des Touches, mais je suis sûr que j'y mourrai. – Alors, pourquoi y allez-vous?» – lui dis-je. Car après tout ce qu'il avait fait et ce qu'on racontait de lui, dans le Maine, il n'y avait pas à douter de sa grande bravoure. Mais je me sentis coupée par le ton qu'il prit, et je me souviendrai toujours de l'expression de sa figure, quand il me répondit: – «Mademoiselle, c'est une raison de plus!»

– Eh bien, – reprit mademoiselle de Percy, – ce pressentiment de M. Jacques, qui fut un avertissement de sa destinée, ce pressentiment dont j'aurais haussé les épaules alors et auquel j'ai bien pensé sérieusement depuis, Aimée ne le partagea pas, et elle crut, sans doute, qu'elle pourrait le lui ôter du cœur en réalisant, comme elle fit ce soir-là, l'idée qui devait le plus enivrer un homme épris comme il l'était et lui faire oublier toutes les chances de l'avenir dans la minute présente, qui lui apportait un tel bonheur! A partir du jour où elle nous avait appris, avec la simplicité d'un amour si résolu et si dévoué dans une âme aussi pudique que l'était la sienne, que sa foi était engagée à M. Jacques, tout avait été dit entre elle et nous… Elle, elle était trop imposante dans sa réserve, et nous, nous étions trop confiants dans la noblesse de son âme, pour lui adresser jamais la moindre question sur M. Jacques. Quoi qu'il fût, il avait l'honneur d'être le fiancé d'Aimée de Spens, et cela suffisait… Mais ce jour-là, Aimée voulut qu'il fût davantage. Elle voulut qu'il fût son mari aux yeux de tous, et que le mariage, impossible dans ce temps, où il n'y avait plus de chapelle à Touffedelys pour le faire et à dix lieues à la ronde de prêtre pour le célébrer, s'accomplît au moins, par la promesse et par le serment, devant ces dix hommes, ses frères d'armes, avec qui, peut-être, le lendemain, il allait mourir.

– Eh! elle commence à m'intéresser, votre demoiselle Aimée! – fit candidement le baron de Fierdrap.

– C'est bien heureux! – dit plaisamment l'abbé. – Préfères-tu encore ton dauphin, qui n'en était pas un, ô pêcheur plein de sagacité?..

– Ah! elle vous intéresse?.. – dit impétueusement mademoiselle de Percy, qui tira son histoire des parenthèses de l'interruption, comme elle tirait son aiguille à laine de sa tapisserie. – Je ne m'en étonne pas, monsieur de Fierdrap! Nous n'avons vu agir qu'une fois cette Aimée, et c'était ce soir-là, et je vous jure que, ce soir-là, elle ne descendit pas sa race… Cette soirée paya toute sa vie. Toute sa vie depuis a été le malheur, le veuvage, la surdité, un bout de feston derrière lequel on cache sa rêverie et la pauvreté d'une violette au pied d'un tombeau; mais, ce soir-là, où elle voulut se fiancer publiquement à M. Jacques comme si elle s'y était déjà fiancée en secret, elle nous donna en une fois la mesure de ce qu'elle aurait pu être si, comme à tant d'autres, le cadre des circonstances ne lui avait pas manqué et n'eût pas été plus petit qu'elle!

«Ce qu'elle avait voulu eut lieu comme elle l'avait voulu, et donna un caractère d'exaltation nouvelle à cette journée d'enthousiasme et de joie virile. Aimée n'avait dit à personne le projet qui devait donner à l'homme dont elle était aimée un bonheur à essuyer toutes ses tristesses et à lui mettre au front les rayonnements des cœurs heureux. – Avait-elle entendu ce que M. Jacques vous avait répondu, Ursule, ou même avait-elle besoin de l'entendre pour savoir ce qu'il y avait dans ce cœur triste où elle vivait?.. Mais toujours est-il qu'elle se leva de table peu d'instants après, et que sa meilleure amie, Jeanne de Montevreux, la suivit. On n'y prit pas garde; on parlait de l'expédition du lendemain et de ce départ attendu, souhaité, qui aurait lieu dans quelques heures… lorsque, au bout d'un certain temps qu'on ne calcula pas, elle rentra avec Jeanne de Montevreux dans la salle de Touffedelys. En rentrant, dès le seuil, elle nous fit l'effet d'une apparition. Ce n'était plus la même femme. Elle était toute en blanc et en voile… Et, par la manière dont elle marcha vers la table où nous étions, nous sentîmes, et moi toute la première, baron, que quelque chose de grand allait se passer.

« – Messieurs, – dit-elle d'une voix altérée, pleine d'émotion, mais de résolution aussi, – vous allez partir tout à l'heure. Quand reviendrez-vous et combien reviendrez-vous?.. Dieu seul le sait. Un de vous, de douze que vous étiez, n'est pas revenu d'Avranches. Il peut en manquer encore un… peut-être plusieurs, à votre prochain retour. Eh bien, j'ai voulu, pendant que vous êtes tous ici encore, vous prier d'être les témoins de mon mariage avec M. Jacques… Acceptez-vous?..»

«Elle dit si bien cela, cette Aimée! elle fut si bien la comtesse Aimée-Isabelle de Spens, en disant ces simples paroles, que, sous le dais féodal de sa maison, elle n'aurait pas été plus comtesse… et que tous, romanesques comme des héros, se levèrent spontanément et l'acclamèrent, quoique plusieurs d'entre eux fussent devenus pâles; car, je vous l'ai déjà dit, monsieur de Fierdrap, tous l'aimaient… avec un espoir fou ou sans espoir… mais tous l'aimaient; et, je crois vous l'avoir dit encore, sa cousine, madame de Portelance, m'a assuré qu'ils avaient tous demandé sa main.

«Quand elle eut fini de parler, je regardai M. Jacques. Vous savez! il ne me plaisait pas. Mais, dans ce moment-là, j'en fus contente; sa physionomie était indescriptible. Dieu m'est témoin que si elle lui avait mis une couronne de roi sur la tête, il n'aurait pas eu l'air plus fier!..

«Surpris, plus surpris qu'eux, il s'était levé avec les autres, et il alla, en chancelant, à elle…

« – Voici ma main qui est à vous!» lui dit-elle en la lui tendant.

«Peut-être serait-il tombé de joie et d'orgueil à ses pieds, mais il se retint à cette main.

« – Soyez témoins, messieurs, – dit-elle, encore plus touchante et plus majestueuse à chaque mot, – que moi, Aimée-Isabelle de Spens, comtesse de Spens, marquise de Lathallan, ici présente, je prends aujourd'hui pour époux et pour maître M. Jacques, actuellement soldat au service de Sa Majesté notre Roi. Forcée par la nécessité de ces tristes temps, qui n'ont plus ni églises, ni prêtres, d'attendre des jours meilleurs pour ratifier et consacrer l'engagement solennel que je contracte aujourd'hui, j'ai voulu au moins devant vous, qui êtes des chrétiens et des gentilshommes, – et des chrétiens, en temps d'épreuve, sont presque des prêtres! – jurer, en pleine liberté d'âme, obéissance et fidélité à M. Jacques, et lui engager ma foi et ma vie.»

«Ils se tenaient, tous deux, l'un à côté de l'autre, elle splendide, et lui comme éclairé de sa splendeur.

« – Et – dit-elle avec la tristesse du regret – il n'y a pas seulement une croix sur laquelle je puisse prononcer mon serment!

« – Si! madame, – reprit fougueusement Beaumont, qui eut une idée de soldat. – Croise ton épée avec la mienne!» dit-il à La Varesnerie, qui était en face de lui.

«Et ils les croisèrent. Et cela fit une croix.

«Et devant ces deux lames nues entrecroisées qui pouvaient être rouges dans quelques heures, Aimée de Spens et M. Jacques se jurèrent l'un à l'autre ce qu'ils se seraient juré devant un autel, si à Touffedelys il y avait eu un autel encore. Et tout cela fut si rapide et si sublime dans sa rapidité, monsieur de Fierdrap, qu'après trente ans ce moment-là m'est resté flamboyant dans la pensée, comme l'éclair de ces deux épées qui leur tomba sur le front, à ces deux fiancés d'avant la bataille, défiancés par la mort, le lendemain!

« – Voilà de belles noces! – fit La Bochonnière, qui était le plus jeune des Douze. – Mais on danse aux noces. Si nous dansions?»

«Cette idée tomba comme une étincelle sur la poudre dans ces esprits qui flambaient à toute étincelle. En un clin d'œil, la table fut enlevée et chacun d'eux sur place, tenant sur le poing sa danseuse. S'il y avait là des cœurs brisés, les jambes ne l'étaient pas, et ils dansèrent… comme ils s'étaient battus à la foire d'Avranches; et ils cassèrent des bras encore, mais ce furent les deux miens…

– Comment?.. – fit le baron de Fierdrap, qui, de ce coup, ne comprit pas, et dont le nez devint le plus beau point d'exclamation qui ait jamais dessiné son crochet sous la giroflée d'une engelure.

– Oui! baron, – reprit-elle; – car c'est moi qui les fis danser comme des perdus jusqu'à trois heures du matin, sans reprendre haleine. C'est moi qui fus le ménétrier de cette noce. Quoique je ne fusse pas alors, grâce à la guerre, aussi ventripotente qu'aujourd'hui, je n'avais pas cependant, dès ce temps-là, une taille de danseuse, et je n'étais guère bonne qu'à faire, dans un coin de bal, un ménétrier. Je jouais assez bien du violon, comme beaucoup de femmes de ma jeunesse; car vous vous rappelez, baron, que les femmes du siècle passé eurent un jour la fantaisie de jouer du violon, et qu'elles inventèrent même une manière d'en jouer qu'elles appelaient: jouer par-dessus viole, et qui consistait à tenir son instrument sur le genou, maintenu par la main gauche qui arrondissait le bras, pendant que la droite menait magistralement l'archet, dans une pose de sainte Cécile. C'était même assez gracieux, cela, quand on était jolie; mais vous vous doutez bien que ce n'était pas ainsi que je jouais. J'aurais fait, moi, une drôle de sainte Cécile! Je n'étais pas si fière de montrer mon gros bras, qu'on voyait déjà bien assez, et je n'avais pas de menton à gâter. Je tenais donc mon violon et j'en jouais comme j'ai fait tant de choses… comme un homme. Et c'est ainsi que j'en jouai à cette noce d'Aimée, qui a été mon dernier coup d'archet dans ce monde. Je ne touche plus maintenant à cet alto qui allait si bien à ma figure de polichinelle, disiez-vous, mon frère, et je me suis punie, en l'accrochant à mon lambris, d'avoir, à cette noce d'Aimée, si follement accompagné les derniers moments de son bonheur et sonné si joyeusement une agonie.

– Tu es une bonne fille, après tout, Percy, que le bon Dieu a mise dans le fond d'un vaillant homme! – dit l'abbé, que sa sœur touchait, malgré lui… Elle n'avait plus sa fanfare de voix. Les ciseaux ne battaient plus aux champs.

– Et en effet, – reprit-elle, – c'était une agonie, mais qui donc, excepté M. Jacques, qui peut-être n'y pensait plus, aurait eu l'idée de la mort sous la joie de ce singulier bal de noces, animé par l'enthousiasme des cœurs et les grandioses illusions du courage?.. Aimée, selon l'usage, l'avait ouvert en dansant la première contredanse avec celui dont elle venait de faire son époux. Elle avait désiré qu'on ne l'appelât cette nuit-là que Madame Jacques, et nous ne lui donnâmes pas d'autre nom. Elle y resta, éblouissante, dans cette robe de mariée, dont elle a fait plus tard un suaire pour l'homme heureux qu'elle tenait alors par la main… Vers trois heures du matin, il fallut songer au départ et à l'expédition projetée. Je changeai tout à coup l'air de la contredanse que je jouais:

« – Voici la diane qui sonne, messieurs!» – leur dis-je, en attaquant brusquement un air militaire et royaliste que nous avions souvent chanté.

«En trois secondes, chacun fut prêt. J'allai prendre les vêtements de Chouan sous lesquels j'avais fait, en divers temps, plus d'une expédition nocturne. Le seul plan que nous eussions alors était de marcher réunis jusqu'au grand jour, pour nous disperser et nous rejoindre près de Coutances, dans la campagne, une place que La Varesnerie, qui connaissait bien le pays, nous indiqua, chez des paysans sûrs, Chouans même à l'occasion, et où nous pourrions cacher nos armes. Deux ou trois au plus d'entre nous devaient se risquer dans la ville et prendre des renseignements sur le prisonnier et sur la prison.

«C'était à la tombée de la nuit que nous avions résolu de nous armer et d'entrer dans Coutances; car avec une ville aussi calme, où la moindre chose était toujours sur le point de faire événement, et qui, de plus, avait pour se garder une forte garnison d'infanterie, ce n'était vraiment que pendant la nuit et par surprise qu'on pouvait enlever Des Touches.

VII
LA SECONDE EXPÉDITION

«Rien de particulier, monsieur de Fierdrap, ne marqua l'espèce de marche forcée que nous fîmes de Touffedelys à Coutances, – continua la vieille chroniqueuse, qui avait repris son aplomb, un instant troublé, à présent et à mesure qu'elle entrait dans le récit d'un fait de guerre auquel elle avait pris part et qui lui faisait dire nous avec un bonheur qui touchait presque à la sensualité. – Dans ces temps-là, les routes étaient plus mauvaises qu'aujourd'hui, et, pour cette raison, bien moins fréquentées. D'ailleurs, ce n'était pas la route départementale, qu'on appelait la grande route, que nous avions prise. La grande route voyait deux fois par jour la diligence, escortée de gendarmes à cheval; car les Chouans avaient une idée qui motivait cette bandoulière de gendarmes: c'est que la guerre paye partout la guerre, et que l'argent du gouvernement qu'ils voulaient mettre par terre leur appartenait. Malgré ce principe, ce jour-là nous avions évité soigneusement cette diligence et ses gendarmes protecteurs et nous avions pris la traverse, qu'en notre qualité de Chouans nous connaissions très bien, pour l'avoir longtemps pratiquée… Nous arrivâmes donc d'assez bonne heure chez les paysans de La Varesnerie, et bien nous prit de n'avoir rencontré sur notre route personne de contrariant et d'avoir eu la jambe assez leste, malgré la danse d'où nous sortions, puisque, à notre arrivée, ces paysans, qui demeuraient à un quart de lieue des faubourgs de la ville, nous apprirent que Des Touches avait été condamné la veille au soir par le tribunal révolutionnaire de Coutances, et qu'il devait être raccourci le lendemain. Il paraît, du reste, qu'il s'était conduit avec le tribunal révolutionnaire de manière à exaspérer davantage un fanatisme de haine politique qui n'avait pourtant pas besoin d'être exaspéré. Du caractère incompressible qui était le sien et qu'il ne démentit jamais, il avait dédaigné de répondre aux questions des juges, et il était resté fermé et rebelle à toutes les interrogations et même à toutes les supplications de ceux-là qui semblaient prendre intérêt à son destin, leur opposant un silence qu'il ne rompit point, même par un cri ou par un soupir, et une impassibilité de sauvage… De pareilles nouvelles, confirmées d'ailleurs par les deux ou trois d'entre nous qui étaient entrés dans Coutances, et qui avaient vu la guillotine déjà dressée et prête sur la place des exécutions, nous mettaient dans la nécessité d'agir comme la foudre et de ne plus compter que sur l'énergie seule, l'énergie en ligne droite et courte, qui n'avait plus le temps de se replier dans la ruse (comme on l'avait fait à Avranches), et qui devait tout simplifier, comme le coup droit dans le maniement de l'épée, par la rapidité de son action.

« – Il n'y a pas deux partis à prendre, – nous dit M. Jacques, et c'était à tous notre avis. – Il faut, cette nuit, à l'heure où la ville commencera d'être endormie, tenter d'ensemble une brusque entrée dans la prison et y prendre ou y délivrer Des Touches par la force. Ce sera rude, messieurs! La prison est située au centre de trois cours spacieuses qui s'enveloppent les unes les autres. Dans la première et la plus extérieure de ces cours, est une sentinelle qui, en tirant son coup de fusil, fera sortir tout le corps de garde placé dans la rue à côté, lequel, en faisant décharge sur nous, fera venir à son tour toute la garnison de la ville. Si les bourgeois s'en mêlent, ils peuvent nous jeter par leurs fenêtres les premières choses qui leur tomberont sous la main, ou par leurs portes entre-bâillées nous fusiller au détour de ces rues dont nous ne connaissons pas le réseau.

« – Bourreau! – s'écria Desfontaines, dont c'était le juron, – quel programme! – Il trouvait Vinel-Aunis charmant et il l'imitait. Il en était le clair de lune. – Nous dansions hier soir, camarades, – ajouta-t-il, – nous pourrions bien la danser cette nuit.

« – Vous faites le plan de l'ennemi, monsieur, – dit La Varesnerie à M. Jacques, – mais le nôtre, monsieur, quel est-il?

« – Le nôtre – répondit M. Jacques– est celui des boulets, des obus et des balles, qui entrent partout et brisent tout, quand ils ne sont pas aplatis.

« – Eh bien, – dit Juste Le Breton, dont le surnom était «le Téméraire», – soyons donc des projectiles, et entrons!»

«J'ai toujours dans les oreilles – continua mademoiselle de Percy – la voix claire de Juste Le Breton, quand il dit ce mot d'entrons! qui fut réalisé quelques heures après; car nous entrâmes, et même nous sortîmes, ce qui était plus fort. Je n'ai jamais entendu de plus joyeux son de trompette! Juste Le Breton était vraiment heureux de ce que venait de dire M. Jacques. Nous autres, les dix autres, nous n'en souffrions pas; nous n'en tremblions pas; mais Juste, il en était heureux. C'était un contempteur absolu de toute prudence, que ce Juste Le Breton. L'idée qu'il n'y avait plus dans cette question de l'enlèvement de Des Touches que de la force, et qu'en fait de stratagèmes et de précautions humaines nous étions au bout du fossé et qu'il n'y avait plus qu'à sauter, cette idée, formidable aux plus braves, le ravissait! J'ai vu bien des gens braves dans ma vie, je n'en ai pas vu exactement de ce genre de bravoure-là. M. Jacques, qui avait le génie du général sous l'officier intrépide, Des Touches lui-même, cet homme inouï parmi les énergiques, qui n'a peut-être jamais senti en toute sa vie un seul battement de cœur dans sa poitrine de marbre, admettaient, en une foule de circonstances, la prudence humaine; mais Juste Le Breton, jamais! Ils l'appelaient le Téméraire; ils auraient tout aussi bien pu l'appeler: «Rien d'impossible!» Voulez-vous en juger? Un jour, ici, sur la place du Château, il était entré à cheval chez un de ses amis, qui logeait Hôtel de la Poste, et, ayant monté ainsi les quatre étages, il avait forcé à sauter par la fenêtre son cheval, qui, en tombant, se brisa trois jambes et s'ouvrit le poitrail, mais sur lequel il resta vissé, les éperons enfoncés jusqu'à la botte, n'ayant pas, pour son compte, une égratignure!

– Deux secondes de sensation d'hippogriphe, – dit l'abbé; – mais l'hippogriffe avait des ailes, ce qui fait le Roger de l'Arioste d'un mérite moins grand que ton héros, mademoiselle ma sœur.

– Une autre fois, – reprit-elle, toute palpitante du succès de celui que son frère venait d'appeler son héros, – s'ennuyant chez un de ses amis un jour de pluie (je crois que c'était chez ce coq batailleur de Fermanville), il lui dit: «Si nous nous battions pour passer le temps?» car, à cette époque-là, on était ainsi à Valognes: on y tuait le temps à coups d'épée. Et Fermanville n'ayant pas d'autre objection à faire à cette proposition qu'il n'y avait là qu'un seul sabre: «Prends la lame et laisse-moi le fourreau,» dit Juste; et comme l'autre, qui avait du cœur, ne voulait pas de ce partage, Juste Le Breton le força bien à se servir de la lame; car il se jeta sur lui et l'écharpa avec le fourreau.

– Je ne ferai plus de réflexions, Percy, – dit l'abbé éternellement taquin, – parce que tu me donnerais encore une anecdote sur ton favori Juste, et Fierdrap, qui tortille son manchon d'impatience, attendrait son histoire trop longtemps.

– J'ai fini, – dit-elle, – mais ce n'était pas une digression, mon frère. Il fallait bien, dans l'intérêt même de mon histoire, que je vous fisse comprendre ce Juste Le Breton, qui aimait le danger, non pas comme on aime sa maîtresse; car on la trouve toujours assez jolie…

– Et assez dangereuse, – fit cette fine langue d'abbé.

– Tandis que lui, – continua-t-elle, – ne trouvait jamais le danger assez grand, comme il le prouva, du reste, une fois de plus, ce jour-là, dans cette affaire de Des Touches, où il l'augmenta par une imprudence qui fut la cause de la mort de M. Jacques, et qui pouvait nous faire, dans les murs de Coutances, massacrer tous jusqu'au dernier!»

Elle dit cela ardemment, comme elle disait tout, cette vieille lionne; mais au ton qu'elle avait, on voyait bien qu'elle ne gardait pas grande rancune à son sublime cerveau brûlé de Juste Le Breton!

«C'est entre onze heures et minuit – reprit-elle – que nous quittâmes la ferme des Mauger, ces paysans de La Varesnerie qui nous avaient donné asile. Nous la quittâmes pour n'y pas revenir. Si nous réussissions, nous ne pouvions ramener Des Touches dans un endroit si près de la ville; si nous ne pouvions pas réussir, nul des Douze ne devait revenir, ni là ni ailleurs. Nous avions, chacun, une bonne carabine très courte, avec de la poudre et des balles en suffisance, et, à la ceinture, un couteau à éventrer les sangliers. Seul, Cantilly, à cause de son bras en écharpe, dans votre mouchoir, Sainte, avait des pistolets au lieu de carabine. Il marchait, lui, le pistolet à la main. Lorsque nous sortîmes de la ferme des Mauger, un traître de clair de lune fit dire à notre loustic en second de Desfontaines:

« – Phœbé pour Phœbé, j'aimerais mieux pour cette nuit mademoiselle Phœbé de Thiboutot que celle-là!»

«Cette lune de mauvais augure pouvait, en effet, nous jouer plus d'un méchant tour. Mais, en nous approchant de la ville, nous fûmes un peu rassurés par un petit brouillard qui commença à s'élever du sol, comme la fumée d'un feu de tourbière dans un champ. Nous eûmes l'espoir que ce brouillard s'épaissirait assez, du moins, pour qu'on ne pût rien distinguer de bien net dans ces rues de Coutances, plus étroites que celles d'Avranches, par conséquent plus plongées dans l'ombre tombant des maisons. Nous entrâmes dans la ville à minuit moins un quart, qui tinta à la Cathédrale et que répétèrent pour les échos seuls les autres horloges de cette ville, qui dormait comme une assemblée de justes, quoique ce fût une ville de coquins révolutionnaires. Les rues étaient muettes; pas un chat n'y passait. Que fût-il arrivé de nous tous, de Des Touches, de notre projet, si nous avions rencontré seulement une patrouille? Nous savions bien ce qui, dans ce cas, serait arrivé; mais nous n'avions la liberté d'aucun choix: il fallait aller, s'exposer à tout, jouer son va-tout enfin, ou, pas de milieu, demain Des Touches serait guillotiné! Heureusement, nous n'aperçûmes pas l'ombre d'une patrouille dans cette ville, morte de sommeil. Des réverbères très rares, et à de grandes distances les uns des autres, tremblaient au vent à l'angle des rues. Suspendus à de longues perches noires transversalement coupées par une solive, et figurant un T inachevé, ils avaient assez l'air de potences. Tout cela était morne, mais peu effrayant. Nous enfilâmes une rue, puis une autre. Toujours même silence et même solitude. La lune, qui se brouillait de plus en plus, se regardait encore un peu dans les vitres des fenêtres, derrière lesquelles on ne voyait pas même la lueur d'une veilleuse expirante. Nous assoupissions le bruit de nos pas en marchant.