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Czytaj książkę: «La reine Margot», strona 39

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XXV. Les boucliers invisibles

Le lendemain du jour où Catherine avait écrit la lettre qu’on vient de lire, le gouverneur entra chez Coconnas avec un appareil des plus imposants: il se composait de deux hallebardiers et de quatre robes noires.

Coconnas était invité à descendre dans une salle où le procureur Laguesle et deux juges l’attendaient pour l’interroger selon les instructions de Catherine.

Pendant les huit jours qu’il avait passés en prison, Coconnas avait beaucoup réfléchi; sans compter que chaque jour La Mole et lui, réunis un instant pour les soins de leur geôlier qui, sans leur rien dire, leur avait fait cette surprise que selon toute probabilité ils ne devaient pas à sa seule philanthropie; sans compter, disons-nous, que La Mole et lui s’étaient recordés sur la conduite qu’ils avaient à tenir et qui était une négation absolue, il était donc persuadé qu’avec un peu d’adresse son affaire prendrait la meilleure tournure, les charges n’étaient pas plus fortes pour eux que pour les autres. Henri et Marguerite n’avaient fait aucune tentative de fuite, ils ne pouvaient donc être compromis dans une affaire où les principaux coupables étaient libres. Coconnas ignorait que Henri habitât le même château que lui, et la complaisance de son geôlier lui apprenait qu’au-dessus de sa tête planaient des protections qu’il appelait ses boucliers invisibles.

Jusque-là, les interrogatoires avaient porté sur les desseins du roi de Navarre, sur les projets de fuite et sur la part que les deux amis devaient prendre à cette fuite. À tous ces interrogatoires, Coconnas avait constamment répondu d’une façon plus que vague et beaucoup plus qu’adroite; il s’apprêtait encore à répondre de la même façon, et d’avance il avait préparé toutes ses petites reparties, lorsqu’il s’aperçut tout à coup que l’interrogatoire avait changé d’objet.

Il s’agissait d’une ou de plusieurs visites faites à René, d’une ou de plusieurs figures de cire faites à l’instigation de La Mole.

Coconnas, tout préparé qu’il était, crut remarquer que l’accusation perdait beaucoup de son intensité, puisqu’il ne s’agissait plus, au lieu d’avoir trahi un roi, que d’avoir fait une statue de reine; encore cette statue était-elle haute de huit à dix pouces tout au plus.

Il répondit donc fort gaiement que ni lui ni son ami ne jouaient plus depuis longtemps à la poupée, et remarqua avec plaisir que plusieurs fois ses réponses avaient eu le privilège de faire sourire ses juges.

On n’avait pas encore dit en vers: j’ai ri, me voilà désarmé; mais cela s’était déjà beaucoup dit en prose. Et Coconnas crut avoir à moitié désarmé ses juges parce qu’ils avaient souri.

Son interrogatoire terminé, il remonta donc dans sa chambre si chantant, si bruyant, que La Mole, pour qui il faisait tout ce tapage, dut en tirer les plus heureuses conséquences.

On le fit descendre à son tour. La Mole, comme Coconnas, vit avec étonnement l’accusation abandonner sa première voie et entrer dans une voie nouvelle. On l’interrogea sur ses visites à René. Il répondit qu’il avait été chez le Florentin une fois seulement. On lui demanda si cette fois il ne lui avait pas commandé une figure de cire. Il répondit que René lui avait montré cette figure toute faite. On lui demanda si cette figure ne représentait pas un homme. Il répondit qu’elle représentait une femme. On lui demanda si le charme n’avait point pour but de faire mourir cet homme. Il répondit que le but de ce charme était de se faire aimer de cette femme.

Ces questions furent faites, tournées et retournées de cent façons différentes; mais à toutes ces questions, sous quelque face qu’elles lui fussent présentées, La Mole fit constamment les mêmes réponses.

Les juges se regardèrent avec une sorte d’indécision, ne sachant que trop dire ni que faire devant une pareille simplicité, lorsqu’un billet apporté au procureur général trancha la difficulté.

Il était conçu en ces termes:

«Si l’accusé nie, recourez à la question.» C.»

Le procureur mit le billet dans sa poche, sourit à La Mole, et le congédia poliment. La Mole rentra dans son cachot presque aussi rassuré sinon presque aussi joyeux que Coconnas.

– Je crois que tout va bien, dit-il.

Une heure après il entendit des pas et vit un billet qui se glissait sous la porte, sans voir quelle main lui donnait le mouvement. Il le prit, tout en pensant que la dépêche venait, selon toute probabilité, du guichetier.

En voyant ce billet, un espoir presque aussi douloureux qu’une déception lui était venu au cœur; il espérait que ce billet était de Marguerite, dont il n’avait eu aucune nouvelle depuis qu’il était prisonnier. Il s’en saisit tout tremblant. L’écriture faillit le faire mourir de joie.

«Courage, disait le billet, je veille.»

– Ah! si elle veille, s’écria La Mole en couvrant de baisers ce papier qu’avait touché une main si chère, si elle veille, je suis sauvé! …

Il faut, pour que La Mole comprenne ce billet et pour qu’il ait foi avec Coconnas dans ce que le Piémontais appelait ses boucliers invisibles, que nous ramenions le lecteur à cette petite maison, à cette chambre où tant de scènes d’un bonheur enivrant, où tant de parfums, à peine évaporés, où tant de doux souvenirs, devenus depuis des angoisses, brisaient le cœur d’une femme à demi renversée sur des coussins de velours.

– Être reine, être forte, être jeune, être riche, être belle, et souffrir ce que je souffre! s’écriait cette femme; oh! c’est impossible!

Puis, dans son agitation, elle se levait, marchait, s’arrêtait tout à coup, appuyait son front brûlant contre quelque marbre glacé, se relevait pâle et le visage couvert de larmes, se tordait les bras avec des cris, et retombait brisée sur quelque fauteuil.

Tout à coup la tapisserie qui séparait l’appartement de la rue Cloche-Percée de l’appartement de la rue Tizon se souleva; un frémissement soyeux effleura la boiserie, et la duchesse de Nevers apparut.

– Oh! s’écria Marguerite, c’est toi! Avec quelle impatience je t’attendais! Eh bien, quelles nouvelles?

– Mauvaises, mauvaises, ma pauvre amie. Catherine pousse elle-même l’instruction, et en ce moment encore elle est à Vincennes.

– Et René?

– Il est arrêté.

– Avant que tu aies pu lui parler?

– Oui.

– Et nos prisonniers?

– J’ai de leurs nouvelles.

– Par le guichetier?

– Toujours.

– Eh bien?

– Eh bien, ils communiquent chaque jour ensemble. Avant-hier on les a fouillés. La Mole a brisé ton portrait plutôt que de le livrer.

– Ce cher La Mole!

– Annibal a ri au nez des inquisiteurs.

– Bon Annibal! Mais après?

– On les a interrogés ce matin sur la fuite du roi, sur ses projets de rébellion en Navarre, et ils n’ont rien dit.

– Oh! je savais bien qu’ils garderaient le silence; mais ce silence les tue aussi bien que s’ils parlaient.

– Oui, mais nous les sauvons, nous.

– Tu as donc pensé à notre entreprise?

– Je ne me suis occupée que de cela depuis hier.

– Eh bien?

– Je viens de conclure avec Beaulieu. Ah! ma chère reine, quel homme difficile et cupide! Cela coûtera la vie d’un homme et trois cent mille écus.

– Tu dis qu’il est difficile et cupide… et cependant il ne demande que la vie d’un homme et trois cent mille écus… Mais c’est pour rien!

– Pour rien… trois cent mille écus! … Mais tous tes joyaux et tous les miens n’y suffiraient pas.

– Oh! qu’à cela ne tienne. Le roi de Navarre paiera, le duc d’Alençon paiera, mon frère Charles paiera, ou sinon…

– Allons! tu raisonnes comme une folle. Je les ai, les trois cent mille écus.

– Toi?

– Oui, moi.

– Et comment te les es-tu procurés?

– Ah! voilà!

– C’est un secret?

– Pour tout le monde, excepté pour toi.

– Oh! mon Dieu! dit Marguerite souriant au milieu de ses larmes, les aurais-tu volés?

– Tu en jugeras.

– Voyons.

– Tu te rappelles cet horrible Nantouillet?

– Le richard, l’usurier?

– Si tu veux.

– Eh bien?

– Eh bien! tant il y a qu’un jour en voyant passer certaine femme blonde, aux yeux verts, coiffée de trois rubis posés l’un au front, les deux autres aux tempes, coiffure qui lui va si bien, et ignorant que cette femme était une duchesse, ce richard, cet usurier s’écria: «Pour trois baisers à la place de ces trois rubis, je ferais naître trois diamants de cent mille écus chacun! »

– Eh bien, Henriette?

– Eh bien, ma chère, les diamants sont éclos et vendus.

– Oh! Henriette! Henriette! murmura Marguerite.

– Tiens! s’écria la duchesse avec un accent d’impudeur naïf et sublime à la fois, qui résume et le siècle et la femme, tiens! j’aime Annibal, moi!

– C’est vrai, dit Marguerite en souriant et en rougissant tout à la fois, tu l’aimes beaucoup, tu l’aimes trop même. Et cependant elle lui serra la main.

– Donc, continua Henriette, grâce à nos trois diamants les trois cent mille écus et l’homme sont prêts.

– L’homme? quel homme?

– L’homme à tuer: tu oublies qu’il faut tuer un homme.

– Et tu as trouvé l’homme qu’il te fallait?

– Parfaitement.

– Au même prix? demanda en souriant Marguerite.

– Au même prix! j’en eusse trouvé mille, répondit Henriette. Non, non; moyennant cinq cents écus, tout bonnement.

– Pour cinq cents écus tu as trouvé un homme qui a consenti à se faire tuer?

– Que veux-tu! il faut bien vivre.

– Ma chère amie, je ne te comprends plus. Voyons, parle clairement; les énigmes prennent trop de temps à deviner dans la situation où nous nous trouvons.

– Eh bien, écoute: le geôlier auquel est confiée la garde de La Mole et de Coconnas est un ancien soldat qui sait ce que c’est qu’une blessure; il veut bien aider à sauver nos amis, mais il ne veut pas perdre sa place. Un coup de poignard adroitement placé fera l’affaire; nous lui donnerons une récompense, et l’État un dédommagement. De cette façon, le brave homme recevra des deux mains, et aura renouvelé la fable du pélican.

– Mais, dit Marguerite, un coup de poignard…

– Sois tranquille, c’est Annibal qui le donnera.

– Au fait, dit en riant Marguerite, il a donné trois coups tant d’épée que de poignard à La Mole, et La Mole n’en est pas mort; il y a donc tout lieu d’espérer.

– Méchante! tu mériterais que j’en restasse là.

– Oh! non, non, au contraire; dis-moi le reste, je t’en supplie. Comment les sauverons-nous, voyons?

– Eh bien, voici l’affaire: la chapelle est le seul lieu du château où puissent pénétrer les femmes qui ne sont point prisonnières. On nous fait cacher derrière l’autel: sous la nappe de l’autel, ils trouvent deux poignards. La porte de la sacristie est ouverte d’avance; Coconnas frappe son geôlier qui tombe et fait semblant d’être mort; nous apparaissons, nous jetons chacune un manteau sur les épaules de nos amis; nous fuyons avec eux par la petite porte de la sacristie, et comme nous avons le mot d’ordre, nous sortons sans empêchement.

– Et une fois sortis?

– Deux chevaux les attendent à la porte; ils sautent dessus, quittent l’Île-de-France et gagnent la Lorraine, d’où de temps en temps ils reviennent incognito.

– Oh! tu me rends la vie, dit Marguerite. Ainsi nous les sauverons?

– J’en répondrais presque.

– Et cela bientôt?

– Dame! dans trois ou quatre jours; Beaulieu nous préviendra.

– Mais si l’on te reconnaît dans les environs de Vincennes, cela peut faire du tort à notre projet.

– Comment veux-tu que l’on me reconnaisse? Je sors en religieuse avec une coiffe, grâce à laquelle on ne me voit pas même le bout du nez.

– C’est que nous ne pouvons prendre trop de précautions.

– Je le sais bien, mordi! comme dirait le pauvre Annibal.

– Et le roi de Navarre, t’en es-tu informée?

– Je n’ai eu garde d’y manquer.

– Eh bien?

– Eh bien, il n’a jamais été si joyeux, à ce qu’il paraît; il rit, il chante, il fait bonne chère, et ne demande qu’une chose, c’est d’être bien gardé.

– Il a raison. Et ma mère?

– Je te l’ai dit, elle pousse tant qu’elle peut le procès.

– Oui, mais elle ne se doute de rien relativement à nous?

– Comment voudrais-tu qu’elle se doutât de quelque chose? Tous ceux qui sont du secret ont intérêt à le garder. Ah! j’ai su qu’elle avait fait dire aux juges de Paris de se tenir prêts.

– Agissons vite, Henriette. Si nos pauvres captifs changeaient de prison, tout serait à recommencer.

– Sois tranquille, je désire autant que toi de les voir dehors.

– Oh! oui, je le sais bien, et merci, merci cent fois de ce que tu fais pour en arriver là.

– Adieu, Marguerite, adieu. Je me remets en campagne.

– Et tu es sûre de Beaulieu?

– Je l’espère.

– Du guichetier?

– Il a promis.

– Des chevaux?

– Ils seront les meilleurs de l’écurie du duc de Nevers.

– Je t’adore, Henriette. Et Marguerite se jeta au cou de son amie, après quoi les deux femmes se séparèrent, se promettant de se revoir le lendemain et tous les jours au même lieu et à la même heure. C’étaient ces deux créatures charmantes et dévouées que Coconnas appelait avec une si saine raison ses boucliers invisibles.

XXVI. Les juges

– Eh bien, mon brave ami, dit Coconnas à La Mole, lorsque les deux compagnons se retrouvèrent ensemble à la suite de l’interrogatoire où, pour la première fois, il avait été question de la figure de cire, il me semble que tout marche à ravir et que nous ne tarderons pas à être abandonnés des juges, ce qui est un diagnostic tout opposé à celui de l’abandon des médecins; car lorsque le médecin abandonne le malade, c’est qu’il ne peut plus le sauver; mais, tout au contraire, quand le juge abandonne l’accusé, c’est qu’il perd l’espoir de lui faire couper la tête.

– Oui, dit La Mole; il me semble même qu’à cette politesse, à cette facilité des geôliers, à l’élasticité des portes, je reconnais nos nobles amies; mais je ne reconnais pas M. de Beaulieu, à ce qu’on m’avait dit, du moins.

– Je le reconnais bien, moi, dit Coconnas; seulement cela coûtera cher; mais, baste! l’une est princesse, l’autre est reine; elles sont riches toutes deux, et jamais elles n’auront occasion de faire un si bon emploi de leur argent. Maintenant, récapitulons bien notre leçon: on nous mène à la chapelle, on nous laisse là sous la garde de notre guichetier, nous trouvons à l’endroit indiqué chacun un poignard; je pratique un trou dans le ventre de notre guide…

– Oh! non, pas dans le ventre, tu lui volerais ses cinq cents écus; dans le bras.

– Ah! oui, dans le bras ce serait le perdre, pauvre cher homme! on verrait bien qu’il y a mis de la complaisance, et moi aussi. Non, non, dans le côté droit, en glissant adroitement le long des côtes: c’est un coup vraisemblable et innocent.

– Allons, va pour celui-là; ensuite…

– Ensuite tu barricades la grande porte avec des bancs tandis que nos deux princesses s’élancent de l’autel où elles sont cachées et que Henriette ouvre la petite porte. Ah! ma foi! je l’aime aujourd’hui Henriette, il faut qu’elle m’ait fait quelque infidélité pour que cela me reprenne ainsi.

– Et puis, dit La Mole avec cette voix frémissante qui passe comme une musique à travers les lèvres, et puis nous gagnons les bois. Un bon baiser donné à chacun de nous nous fait joyeux et forts. Nous vois-tu, Annibal, penchés sur nos chevaux rapides et le cœur doucement oppressé? Oh! la bonne chose que la peur! La peur en plein air, lorsqu’on a sa bonne épée nue au flanc, lorsqu’on crie hourra au coursier qu’on aiguillonne de l’éperon, et qui à chaque hourra bondit et vole.

– Oui, dit Coconnas, mais la peur entre quatre murs, qu’en dis-tu, La Mole? Moi, je puis en parler, car j’ai éprouvé quelque chose comme cela. Quand ce visage blême de Beaulieu est entré pour la première fois dans ma chambre, derrière lui dans l’ombre brillaient des pertuisanes et retentissait un sinistre bruit de fer heurté contre du fer. Je te jure que j’ai pensé tout aussitôt au duc d’Alençon, et que je m’attendais à voir apparaître sa vilaine face entre deux vilaines têtes de hallebardiers. J’ai été trompé et ce fut ma seule consolation; mais je n’ai pas tout perdu: la nuit venue, j’en ai rêvé.

– Ainsi, dit La Mole, qui suivait sa pensée souriante sans accompagner son ami dans les excursions que faisait la sienne aux champs du fantastique, ainsi elles ont tout prévu, même le lieu de notre retraite. Nous allons en Lorraine, cher ami. En vérité, j’eusse mieux aimé aller en Navarre; en Navarre, j’étais chez elle, mais la Navarre est trop loin, Nancy vaut mieux; d’ailleurs, là, nous ne serons qu’à quatre-vingts lieues de Paris. Sais-tu un regret que j’emporte, Annibal, en sortant d’ici?

– Ah! ma foi, non… par exemple. Quant à moi, j’avoue que j’y laisse tous les miens.

– Eh bien, c’est de ne pouvoir emmener avec nous le digne geôlier au lieu de…

– Mais il ne voudrait pas, dit Coconnas, il y perdrait trop: songe donc, cinq cents écus de nous, une récompense du gouvernement, de l’avancement peut-être; comme il vivra heureux ce gaillard-là, quand je l’aurai tué! … Mais qu’as-tu donc?

– Rien! Une idée qui me passe par l’esprit.

– Elle n’est pas drôle, à ce qu’il paraît, car tu pâlis affreusement.

– C’est que je me demande pourquoi on nous mènerait à la chapelle.

– Tiens! dit Coconnas, pour faire nos pâques. Voilà le moment, ce me semble.

– Mais, dit La Mole, on ne conduit à la chapelle que les condamnés à mort ou les torturés.

– Oh! oh! fit Coconnas en pâlissant légèrement à son tour, ceci mérite attention. Interrogeons sur ce point le brave homme que je dois éventrer incessamment. Eh! porte-clefs, mon ami!

– Monsieur m’appelle! dit le geôlier qui faisait le guet sur les premières marches de l’escalier.

– Oui, viens ça.

– Me voici.

– Il est convenu que c’est de la chapelle que nous nous sauverons, n’est-ce pas?

– Chut! dit le porte-clefs en regardant avec effroi autour de lui.

– Sois tranquille, personne ne nous écoute.

– Oui, monsieur, c’est de la chapelle.

– On nous y conduira donc à la chapelle?

– Sans doute, c’est l’usage.

– C’est l’usage?

– Oui, après toute condamnation à mort, c’est l’usage de permettre que le condamné passe la nuit dans la chapelle.

Coconnas et La Mole tressaillirent et se regardèrent en même temps.

– Vous croyez donc que nous serons condamnés à mort?

– Sans doute… mais vous aussi, vous le croyiez.

– Comment! nous aussi, dit La Mole.

– Certainement… si vous ne le croyiez pas, vous n’auriez pas tout préparé pour votre fuite.

– Sais-tu que c’est plein de sens ce qu’il dit là! fit Coconnas à La Mole.

– Oui… ce que je sais aussi, maintenant du moins, c’est que nous jouons gros jeu, à ce qu’il paraît.

– Et moi donc! dit le guichetier, croyez-vous que je ne risque rien?… Si dans un moment d’émotion monsieur allait se tromper de côté! …

– Eh! mordi! je voudrais être à ta place, dit lentement Coconnas, et ne pas avoir affaire à d’autres mains qu’à cette main, à d’autre fer que celui qui te touchera.

– Condamnés à mort! murmura La Mole, mais c’est impossible!

– Impossible! dit naïvement le guichetier, et pourquoi?

– Chut! dit Coconnas, je crois que l’on ouvre la porte d’en bas.

– En effet, reprit vivement le geôlier; rentrez, messieurs! rentrez!

– Et quand croyez-vous que le jugement ait lieu? demanda La Mole.

– Demain au plus tard. Mais soyez tranquilles, les personnes qui doivent être prévenues le seront.

– Alors embrassons-nous et faisons nos adieux à ces murs.

Les deux amis se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et rentrèrent chacun dans sa chambre, La Mole soupirant, Coconnas chantonnant.

Il ne se passa rien de nouveau jusqu’à sept heures du soir. La nuit descendit sombre et pluvieuse sur le donjon de Vincennes, une vraie nuit d’évasion. On apporta le repas du soir de Coconnas, lequel soupa avec son appétit ordinaire, tout en songeant au plaisir qu’il aurait à être mouillé par cette pluie qui fouettait les murailles, et déjà il se préparait à s’endormir au murmure sourd et monotone du vent, quand il lui sembla que ce vent, qu’il écoutait parfois avec un sentiment de mélancolie qu’il n’avait jamais éprouvé avant qu’il fût en prison, sifflait plus étrangement que d’habitude sous toutes les portes, et que le poêle ronflait avec plus de rage qu’à l’ordinaire. Ce phénomène avait lieu chaque fois qu’on ouvrait un des cachots de l’étage supérieur et surtout celui d’en face. C’est à ce bruit qu’Annibal reconnaissait toujours que le geôlier allait venir, attendu que ce bruit indiquait qu’il sortait de chez La Mole.

Cependant cette fois, Coconnas demeura inutilement le cou tendu et l’oreille au guet.

Le temps s’écoula, personne ne vint.

– C’est étrange, dit Coconnas, on a ouvert chez La Mole et l’on n’ouvre pas chez moi. La Mole aurait-il appelé? serait-il malade? que veut dire cela?

Tout est soupçon et inquiétude comme tout est joie et espoir pour un prisonnier. Une demi-heure s’écoula, puis une heure, puis une heure et demie. Coconnas commençait à s’endormir de dépit, quand le bruit de la serrure le fit bondir.

– Oh! oh! dit-il, est-ce déjà l’heure du départ et va-t-on nous conduire à la chapelle sans être condamnés? Mordi! ce serait un plaisir de fuir par une nuit pareille, il fait noir comme dans un four; pourvu que les chevaux ne soient point aveuglés!

Il se préparait à questionner gaiement le porte-clefs, quand il vit celui-ci appliquer son doigt sur les lèvres en roulant des yeux très éloquents.

En effet, derrière le geôlier on entendait du bruit et l’on apercevait des ombres.

Tout à coup, au milieu de l’obscurité, il distingua deux casques sur chacun desquels la chandelle fumeuse envoya une paillette d’or.

– Oh! oh! demanda-t-il à demi-voix, qu’est-ce que c’est que cet appareil sinistre? où allons-nous donc?

Le geôlier ne répondit que par un soupir qui ressemblait fort à un gémissement.

– Mordi! murmura Coconnas, quelle peste d’existence! toujours des extrêmes, jamais de terre ferme: on barbote dans cent pieds d’eau, ou l’on plane au-dessus des nuages, pas de milieu. Voyons, où allons-nous?

– Suivez les hallebardiers, monsieur, dit une voix grasseyante qui fit connaître à Coconnas que les soldats qu’il avait entrevus étaient accompagnés d’un huissier quelconque.

– Et M. de La Mole, demanda le Piémontais, où est-il? que devient-il?

– Suivez les hallebardiers, répéta la même voix grasseyante sur le même ton.

Il fallait obéir. Coconnas sortit de sa chambre, et aperçut l’homme noir dont la voix lui avait été si désagréable. C’était un petit greffier bossu, et qui sans doute s’était fait homme de robe pour qu’on ne s’aperçût point qu’il était bancal en même temps.

Il descendit lentement l’escalier en spirale. Au premier étage, les gardes s’arrêtèrent.

– C’est beaucoup descendre, murmura Coconnas, mais pas encore assez.

La porte s’ouvrit. Coconnas avait un regard de lynx et un flair de limier; il flaira les juges, et vit dans l’ombre une silhouette d’homme aux bras nus qui lui fit monter la sueur au front. Il n’en prit pas moins la mine la plus souriante, pencha la tête à gauche, selon le code des grands airs à la mode à cette époque, et, le poing sur la hanche, entra dans la salle.

On leva une tapisserie, et Coconnas aperçut effectivement des juges et des greffiers.

À quelques pas de ces juges et de ces greffiers, La Mole était assis sur un banc.

Coconnas fut conduit devant un tribunal. Arrivé en face des juges, Coconnas s’arrêta, salua La Mole d’un signe de tête et d’un sourire, puis il attendit.

– Comment vous nommez-vous, monsieur? lui demanda le président.

– Marc-Annibal de Coconnas, répondit le gentilhomme avec une grâce parfaite, comte de Montpantier, Chenaux et autres lieux; mais on connaît nos qualités, je présume.

– Où êtes-vous né?

– À Saint-Colomban, près de Suze.

– Quel âge avez-vous?

– Vingt-sept ans et trois mois.

– Bien, dit le président.

– Il paraît que cela lui fit plaisir, murmura Coconnas.

– Maintenant, dit le président après un moment de silence qui donna au greffier le temps d’écrire les réponses de l’accusé, quel était votre but en quittant la maison de M. d’Alençon?

– De me réunir à M. de La Mole, mon ami, que voilà, et qui, lorsque je la quittai, moi, l’avait déjà quittée depuis quelques jours.

– Que faisiez-vous à la chasse où vous fûtes arrêté?

– Mais, répondit Coconnas, je chassais.

– Le roi était aussi à cette chasse, et il y ressentit les premières atteintes du mal dont il souffre en ce moment.

– Quant à ceci, je n’étais pas près du roi, et je ne puis rien dire. J’ignorais même qu’il fût atteint d’un mal quelconque. Les juges se regardèrent avec un sourire d’incrédulité.

– Ah! vous l’ignoriez? dit le président.

– Oui, monsieur, et j’en suis fâché. Quoique le roi de France ne soit pas mon roi, j’ai beaucoup de sympathie pour lui.

– Vraiment?

– Parole d’honneur! Ce n’est pas comme pour son frère le duc d’Alençon. Celui-là, je l’avoue…

– Il ne s’agit point ici du duc d’Alençon, monsieur, mais de Sa Majesté.

– Eh bien, je vous ai déjà dit que j’étais son très humble serviteur, répondit Coconnas en se dandinant avec une adorable insolence.

– Si vous êtes en effet son serviteur, comme vous le prétendez, monsieur, voulez-vous nous dire ce que vous savez d’une certaine statue magique?

– Ah! bon! nous revenons à l’histoire de la statue, à ce qu’il paraît?

– Oui, monsieur, cela vous déplaît-il?

– Non point, au contraire; j’aime mieux cela. Allez.

– Pourquoi cette statue se trouvait-elle chez M. de La Mole?

– Chez M. de La Mole, cette statue? Chez René, vous voulez dire.

– Vous reconnaissez donc qu’elle existe?

– Dame! si on me la montre.

– La voici. Est-ce celle que vous connaissez?

– Très bien.

– Greffier, dit le président, écrivez que l’accusé reconnaît la statue pour l’avoir vue chez M. de La Mole.

– Non pas, non pas, dit Coconnas, ne confondons point: pour l’avoir vue chez René.

– Chez René, soit! Quel jour?

– Le seul jour où nous y avons été, M. de La Mole et moi.

– Vous avouez donc que vous avez été chez René avec M. de La Mole?

– Ah! ça! est-ce que je m’en suis jamais caché?

– Greffier, écrivez que l’accusé avoue avoir été chez René pour faire des conjurations.

– Holà, hé! tout beau, tout beau, monsieur le président. Modérez votre enthousiasme, je vous prie: je n’ai pas dit un mot de tout cela.

– Vous niez que vous avez été chez René pour faire des conjurations?

– Je le nie. La conjuration s’est faite par accident, mais sans préméditation.

– Mais elle a eu lieu?

– Je ne puis nier qu’il se soit fait quelque chose qui ressemblait à un charme.

– Greffier, écrivez que l’accusé avoue qu’il s’est fait chez René un charme contre la vie du roi.

– Comment! contre la vie du roi! C’est un infâme mensonge. Il ne s’est jamais fait de charme contre la vie du roi.

– Vous le voyez, messieurs, dit La Mole.

– Silence! fit le président. Puis se retournant vers le greffier: – Contre la vie du roi, continua-t-il. Y êtes-vous?

– Mais non, mais non, dit Coconnas. D’ailleurs la statue n’est pas une statue d’homme, mais de femme.

– Eh bien, messieurs, que vous avais-je dit? reprit La Mole.

– Monsieur de la Mole, dit le président, vous répondrez quand nous vous interrogerons; mais n’interrompez pas l’interrogatoire des autres.

– Ainsi, vous dites que c’est une femme?

– Sans doute, je le dis.

– Pourquoi alors a-t-elle une couronne et un manteau royal?

– Pardieu! dit Coconnas, c’est bien simple; parce que c’était… La Mole se leva et mit un doigt sur sa bouche.

– C’est juste, dit Coconnas; qu’allais-je donc raconter, moi, comme si cela regardait ces messieurs!

– Vous persistez à dire que cette statue est une statue de femme?

– Oui, certainement, je persiste.

– Et vous refusez de dire quelle est cette femme?

– Une femme de mon pays, dit La Mole, que j’aimais et dont je voulais être aimé.

– Ce n’est pas vous qu’on interroge, monsieur de la Mole, s’écria le président; taisez-vous donc, ou l’on vous bâillonnera.

– … Bâillonnera! dit Coconnas; comment dites-vous cela, monsieur de la robe noire? On bâillonnera mon ami! … un gentilhomme! Allons donc!

– Faites entrer René, dit le procureur général Laguesle.

– Oui, faites entrer René, dit Coconnas, faites; nous allons voir un peu qui a raison, ici, de vous trois ou de nous deux.

René entra pâle, vieilli, presque méconnaissable pour les deux amis, courbé sous le poids du crime qu’il allait commettre, bien plus que de ceux qu’il avait commis.

– Maître René, dit le juge, reconnaissez-vous les deux accusés ici présents?

– Oui, monsieur, répondit René d’une voix qui trahissait son émotion.

– Pour les avoir vus où?

– En plusieurs lieux, et notamment chez moi.

– Combien de fois ont-ils été chez vous?

– Une seule.

À mesure que René parlait, la figure de Coconnas s’épanouissait. Le visage de La Mole, au contraire, demeurait grave comme s’il avait eu un pressentiment.

– Et à quelle occasion ont-ils été chez vous? René sembla hésiter un moment.

– Pour me commander une figure de cire, dit-il.

– Pardon, pardon, maître René, dit Coconnas, vous faites une petite erreur.

– Silence! dit le président. Puis se retournant vers René: Cette figurine, continua-t-il, est-elle une figure d’homme ou de femme?

– D’homme, répondit René.

Coconnas bondit comme s’il eût reçu une commotion électrique.

– D’homme! dit-il.

– D’homme, répéta René, mais d’une voix si faible qu’à peine le président l’entendit.

– Et pourquoi cette statue d’homme a-t-elle un manteau sur les épaules et une couronne sur la tête?

– Parce que cette statue représente un roi.

– Infâme menteur! cria Coconnas exaspéré.

– Tais-toi, Coconnas, tais-toi, interrompit La Mole, laisse dire cet homme, chacun est maître de perdre son âme.

– Mais non pas le corps des autres, mordi!

– Et que voulait dire cette aiguille d’acier que la statue avait dans le cœur, avec la lettre M écrite sur une petite bannière?

– L’aiguille simulait l’épée ou le poignard, la lettre M veut dire MORT.

Coconnas fit un mouvement pour étrangler René, quatre gardes le retinrent.

– C’est bien, dit le procureur Laguesle, le tribunal est suffisamment renseigné. Reconduisez les prisonniers dans les chambres d’attente.

– Mais, s’écriait Coconnas, il est impossible de s’entendre accuser de pareilles choses sans protester.

– Protestez, monsieur, on ne vous en empêche pas. Gardes, vous avez entendu? Les gardes s’emparèrent des deux accusés et les firent sortir, La Mole par une porte, Coconnas par l’autre.

Puis le procureur fit signe à cet homme que Coconnas avait aperçu dans l’ombre et lui dit:

– Ne vous éloignez pas, maître, vous aurez de la besogne cette nuit.

– Par lequel commencerai-je, monsieur? demanda l’homme en mettant respectueusement le bonnet à la main.