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Czytaj książkę: «Georges», strona 24

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Chapitre XXVIII – L'église du Saint-Sauveur

La porte de la rue, comme on le comprend bien, était encombrée de curieux. Les spectacles sont rares à Port-Louis, et tout le monde avait voulu voir, sinon mourir, du moins passer le condamné.

Le directeur de la prison s'était informé auprès de Georges de quelle façon il désirait être conduit à l'échafaud; Georges lui avait répondu qu'il désirait marcher à pied, et il avait obtenu cette grâce: c'était une dernière amabilité du gouverneur.

Huit artilleurs à cheval l'attendaient à la porte. Dans toutes les rues par lesquelles il devait passer, des soldats anglais faisaient la haie de chaque côté de la rue, gardant le prisonnier et contenant les curieux.

Lorsqu'il parut, il se fit une grande rumeur: cependant, contre l'attente de Georges, ce n'était pas l'accent de la haine qui dominait dans le bruit qui accueillit sa présence: il y avait de tout, mais surtout de l'intérêt et de la pitié.

C'est qu'il y a toujours une puissante fascination dans l'homme beau et fier en face de la mort.

Georges marchait d'un pas ferme, la tête haute et le visage calme: disons-le, il se passait pourtant à cette heure quelque chose de terrible dans son cœur.

Il pensait à Sara.

À Sara qui n'avait pas cherché à le voir, qui ne lui avait pas écrit un mot, qui ne lui avait pas donné un souvenir.

À Sara, dans laquelle il avait cru, et à laquelle il devait sa dernière déception.

Il est vrai qu'avec l'amour de Sara il eût regretté la vie; l'oubli de Sara, c'était la lie de son calice.

Et puis, à côté de son amour trahi, murmurait son orgueil déçu.

Il avait échoué en toutes choses: sa supériorité ne l'avait mené à aucun but.

Le résultat de cette longue lutte, c'était l'échafaud, où il marchait abandonné de tous.

Quand on parlerait de lui, on dirait: «C'était un insensé.»

De temps en temps, tout en marchant, tout en regardant, un sourire passait sur ses lèvres, répondant à ses pensées. Ce sourire, pareil, en dehors, à tous les sourires, était bien amer en dedans.

Et cependant il l'espérait à tous les angles de rues, il la cherchait à toutes les fenêtres.

Elle qui avait laissé tomber son bouquet devant lui, lorsque, emporté par Antrim, lorsque, vainqueur, il courait au triomphe, ne laisserait-elle donc pas tomber une larme sur son chemin, lorsque, vaincu, il marchait à l'échafaud?

Mais nulle part il n'apercevait rien.

Il suivit ainsi la rue de Paris dans toute sa longueur; puis il prit à droite et s'avança vers l'église du Saint-Sauveur.

Elle était tendue de noir comme pour un convoi funéraire: c'était bien, en effet, quelque chose comme cela. Un condamné qui marche à l'échafaud, qu'est-ce autre chose qu'un cadavre vivant?

En arrivant devant la porte, Georges tressaillit. Près du bon vieux prêtre, qui l'attendait sous le porche, était une femme vêtue de noir.

Cette femme, en costume de veuve, que faisait-elle là? qu'attendait-elle là?

Malgré lui, Georges doubla le pas; ses yeux étaient fixés sur cette femme et ne pouvaient s'en détacher.

Puis, à mesure qu'il approchait, son cœur battait plus fort; son pouls, si calme devant la mort, devenait fiévreux devant cette femme.

Au moment où il mettait le pied sur la première marche de la petite église, cette femme elle-même fit un pas au-devant de lui; Georges franchit les quatre marches d'un bond, leva le voile, jeta un cri et tomba à genoux.

C'était Sara.

Sara étendit la main d'un mouvement lent et solennel: il se fit un grand silence dans toute cette foule.

– Écoutez, dit-elle, sur le seuil de l'église où il entre, sur le seuil du tombeau où il est prêt d'entrer, à la face de Dieu et des hommes, je vous prends à témoin que moi, Sara de Malmédie, je viens demander à M. Georges Munier s'il veut bien me prendre pour épouse.

– Sara! s'écria Georges en éclatant en sanglots, Sara, tu es la plus digne, la plus noble, la plus généreuse de toutes les femmes!

Puis, se relevant de toute sa hauteur, et l'enveloppant de son bras comme s'il eût craint de la perdre:

– Viens, ma veuve, dit-il.

Et il l'entraîna dans l'église.

Si jamais triomphateur fut fier de son triomphe, ce fut Georges. En un instant, en une seconde, tout était changé pour lui; d'un mot, Sara venait de le mettre au-dessus de tous ces hommes qui le regardaient passer en souriant. Ce n'était plus un pauvre insensé, impuissant à atteindre un but impossible, et mourant avant de l'avoir atteint; c'était un vainqueur frappé au moment de sa victoire; c'était Épaminondas arrachant le javelot mortel de sa poitrine, mais de son dernier regard, voyant fuir l'ennemi. Ainsi, par la seule puissance de sa volonté, par la seule influence de sa valeur personnelle, lui, mulâtre, s'était fait aimer d'une femme blanche, et, sans qu'il eût fait un pas vers elle, sans qu'il eût essayé d'influencer sa détermination par un mot, par une lettre, par un signe, cette femme était venue l'attendre sur le chemin de l'échafaud, et, à la face de tous, ce qui ne s'était jamais vu peut-être dans la colonie, elle l'avait choisi pour époux.

Maintenant, Georges pouvait mourir; Georges était récompensé de son long combat; il avait lutté corps à corps avec le préjugé, et, tout en frappant Georges mortellement, le préjugé avait été tué dans la lutte.

Aussi, toutes ces pensées rayonnaient-elles au front de Georges tandis qu'il entraînait Sara. Ce n'était plus le condamné prêt à monter sur l'échafaud, c'était le martyr s'élançant au ciel.

Une vingtaine de soldats formaient la haie dans l'église; quatre soldats gardaient le chœur; Georges passa au milieu d'eux sans les voir, et vint s'agenouiller avec Sara devant l'autel.

Le prêtre commença la messe nuptiale; mais Georges n'écoutait point les paroles du prêtre; Georges tenait la main de Sara, et, de temps en temps, il se retournait vers la foule et jetait sur elle un regard de souverain mépris.

Puis il revenait à Sara, pâle et mourante, à Sara dont il sentait frissonner la main dans la sienne, et il l'enveloppait tout entière d'un regard plein de reconnaissance et d'amour, tout en étouffant un soupir; car il songeait, lui qui allait mourir, à ce que serait une vie tout entière passée avec une pareille femme.

C'eût été le ciel! mais le ciel n'est pas fait pour les vivants.

Cependant la messe s'avançait, lorsque Georges, en se retournant, aperçut Miko-Miko, qui faisait tout ce qu'il pouvait, non point par ses paroles, mais par ses gestes pour fléchir les soldats qui gardaient l'entrée du chœur et pour arriver jusqu'à Georges. C'était un dernier dévouement qui venait demander un coup d'œil, un serrement de main pour récompense. Georges s'adressa en anglais à l'officier, et lui demanda pour le bon Chinois la permission d'arriver jusqu'à lui.

Il n'y avait aucun inconvénient à accorder cette demande au condamné; aussi, sur un signe de l'officier, les soldats s'écartèrent, et Miko-Miko s'élança dans le chœur.

On a vu quelle reconnaissance le pauvre marchand avait vouée à Georges dès le premier jour où il l'avait vu. Cette reconnaissance l'avait été chercher prisonnier à la Police; elle venait une dernière fois se manifester à lui au pied de l'échafaud.

Miko-Miko se jeta aux genoux de Georges, et Georges lui tendit la main.

Miko-Miko prit cette main entre les siennes et y appuya ses lèvres; mais, en même temps, Georges sentit que le Chinois lui glissait entre les mains un petit billet. Georges tressaillit.

Aussitôt, comme si le Chinois n'eût demandé que cette dernière faveur, et que, satisfait de l'avoir obtenue, il se désirât point autre chose, il s'éloigna sans avoir prononcé une seule parole.

Georges tenait le billet dans sa main, et son sourcil se fronçait. Ce billet, que voulait-il dire? Ce billet avait une grande importance sans doute; mais Georges n'osait le regarder.

De temps en temps en voyant Sara si belle, si dévouée, si détachée de tout amour terrestre, une douleur inouïe et inéprouvée jusqu'alors prenait Georges au cœur et l'étreignait comme avec une griffe de fer; c'est que, malgré lui, en songeant au bonheur qu'il perdait, il se rattachait à la vie, et, tout en sentant son âme prête à monter au ciel, il sentait son cœur enchaîné sur la terre.

Alors, il lui prenait des terreurs de mourir dans le désespoir.

Puis ce billet qui lui brûlait la main, ce billet qu'il n'osait lire de peur d'être vu par les soldats qui le gardaient; ce billet lui semblait devoir contenir une espérance, quoique, dans sa situation, toute espérance fût insensée.

Cependant, il était impatient de lire ce billet; mais grâce à cette force qu'il conservait toujours sur lui-même, cette impatience ne se traduisait par aucun signe extérieur; seulement, sa main crispée froissait le billet avec tant de force, que ses ongles lui entraient dans la chair.

Sara priait.

On en était à la consécration. Le prêtre leva l'hostie consacrée, l'enfant de chœur fit entendre sa sonnette, tout le monde s'agenouilla.

Georges profita de ce moment, et, en s'agenouillant aussi, il ouvrit la main.

Le billet contenait cette seule ligne:

«Nous sommes là. – Tiens-toi prêt.»

La première phrase était écrite de la main de Jacques; la seconde, de la main de Pierre Munier.

Au même instant, et comme Georges, étonné, seul au milieu de toute la foule, relevait la tête et regardait autour de lui, la porte de la sacristie s'ouvrit toute grande; huit marins s'élancèrent, saisissant les quatre soldats du chœur et leur appuyant à chacun deux poignards sur la poitrine. Jacques et Pierre Munier bondirent: Jacques enlevant Sara dans ses bras, Pierre entraînant Georges par la main. Les deux époux se trouvèrent dans la sacristie; les huit marins y rentrèrent à leur tour, en se faisant un rempart des quatre soldats anglais qu'ils tenaient devant eux et qu'ils présentaient aux coups de leurs camarades. Jacques et Pierre refermèrent la porte; une autre porte donnait sur la campagne: à cette porte, deux chevaux tout sellés attendaient: c'étaient Antrim et Yambo.

– À cheval! cria Jacques, à cheval tous deux, et ventre à terre jusqu'à la baie du Tombeau!

– Mais toi? mais mon père? s'écria Georges.

– Qu'ils viennent nous prendre au milieu de mes braves marins, dit Jacques en posant Sara sur sa selle, tandis que Pierre Munier forçait son fils de monter à cheval.

Puis, élevant la voix:

– À moi, mes lascars, cria-t-il, à moi!

À l'instant même, on vit accourir, des bois de la montagne Longue, cent vingt hommes armés jusqu'aux dents.

– Partez, dit Jacques à Sara, emmenez-le, sauvez-le…

– Mais vous? dit Sara.

– Nous, nous vous suivons, soyez tranquille.

– Georges, dit Sara, au nom du ciel, viens!

Et la jeune fille lança son cheval au galop.

– Mon père! s'écria Georges, mon père!

– Sur ma vie, je réponds de tout, dit Jacques en fouettant Antrim du plat de son sabre.

Et Antrim partit comme le vent, emportant son cavalier qui, en moins de dix minutes, disparut avec Sara derrière le camp malabar, tandis que Pierre Munier, Jacques et ses marins le suivaient avec une telle rapidité, qu'avant que les Anglais fussent revenus de leur étonnement, la petite troupe était déjà de l'autre côté du ruisseau des Pucelles, c'est-à-dire hors de portée de fusil.

Chapitre XXIX – Le «Leycester»

Vers les cinq heures du soir du même jour où s'étaient passés les événements que nous venons de raconter, la corvette la Calypso, marchant sous toutes ses voiles de plus près, faisait route vers l'est-nord-est, serrant le vent qui selon la coutume de ces parages, soufflait de l'est.

Outre ses dignes matelots et maître Tête-de-Fer, leur premier lieutenant, que nos lecteurs connaissent, sinon de vue, du moins de réputation, son équipage s'était recruté de trois autres personnages. Ces personnages étaient Pierre Munier, Georges et Sara.

Pierre Munier se promenait avec Jacques, du mât d'artimon au grand mât, et du grand mât au mât d'artimon.

Georges et Sara étaient à l'arrière, assis l'un à côté de l'autre. Sara avait sa main dans les mains de Georges; Georges regardait Sara, et Sara regardait le ciel.

Il faudrait s'être trouvé dans l'horrible situation à laquelle venaient d'échapper les deux amants, pour pouvoir analyser les sensations de suprême bonheur et de joie infinie qu'ils éprouvaient en se retrouvant libres sur cet immense Océan, qui les emportait loin de leur patrie, il est vrai, mais loin d'une patrie qui, comme une marâtre, ne s'était occupée d'eux que pour les persécuter de temps en temps. Cependant, un soupir douloureux sortait de la bouche de l'un et faisait tressaillir l'autre. Le cœur longtemps torturé n'ose point tout à coup reprendre confiance dans son bonheur.

Cependant ils étaient libres, cependant ils n'avaient au-dessus d'eux que le ciel, au-dessous d'eux que la mer, et ils fuyaient de toute la vitesse de leur léger navire cette île de France qui avait failli leur être si fatale. Pierre et Jacques causaient; mais Georges et Sara ne disaient rien; quelquefois l'un d'eux laissait échapper le nom de l'autre et voilà tout.

De temps en temps, Pierre Munier s'arrêtait et les regardait avec une expression d'indicible ravissement; le pauvre vieillard avait tant souffert, qu'il ne savait comment il avait la force de supporter son bonheur.

Jacques, moins sentimental, regardait du même côté; mais il était évident que ce n'était pas le tableau que nous venons de décrire qui attirait ses regards, lesquels passaient par-dessus la tête de Georges et de Sara, et allaient fouiller l'espace dans la direction de Port-Louis.

Jacques, non seulement n'était pas au niveau de la joie générale, mais il y avait même des moments où il devenait soucieux, et où il passait sa main sur son front comme pour en écarter un nuage.

Quant à Tête-de-Fer, il causait tranquillement, assis près du timonier; le bon Breton aurait fendu la tête du premier qui eût hésité une seconde à accomplir un ordre donné par lui; mais, à part cette exigence bien naturelle, il n'était pas fier, donnait la main à tout le monde et parlait au premier venu.

Tout le reste de l'équipage avait repris cette expression insoucieuse qui après le combat ou la tempête, redevient l'aspect habituel de la physionomie des marins; les hommes de service étaient sur le pont, les autres dans la batterie.

Pierre Munier, tout absorbé qu'il était dans le bonheur de Georges et de Sara, n'était point sans avoir remarqué l'inquiétude de Jacques; plus d'une fois il avait suivi ses regards, et, comme il ne voyait absolument rien, dans la direction où ils se fixaient, que quelques gros nuages amassés au couchant, il crut que c'étaient les nuages qui inquiétaient Jacques.

– Serions-nous menacés d'une tempête? demanda-t-il à son fils, au moment où celui-ci jetait vers l'horizon un de ces regards interrogateurs dont nous avons parlé.

– D'une tempête? dit Jacques. Ah! par ma foi! s'il ne s'agissait que d'une tempête, la Calypso s'en soucierait autant que ce goéland qui passe; mais nous sommes menacés de quelque chose de mieux que cela.

– Et de quoi donc sommes-nous menacés? demanda Pierre Munier avec inquiétude. J'avais cru, moi, que, du moment où nous avions mis le pied sur ton bâtiment, nous étions sauvés.

– Dame! répondit Jacques, le fait est que nous avons plus de chances maintenant que nous n'en avions, il y a douze heures, quand nous étions cachés dans les bois de la Petite-Montagne, et quand Georges disait son Confiteor dans l'église du Saint-Sauveur; cependant, sans vouloir vous inquiéter, mon père, je ne puis pas dire que notre tête tienne encore bien solidement à nos épaules.

Puis, sans adresser spécialement la parole à personne:

– Un homme à la barre de perroquet, ajouta-t-il.

Trois matelots s'élancèrent aussitôt; l'un d'eux atteignit en quelques secondes l'endroit désigné, les deux autres redescendirent.

– Et que crains-tu donc, Jacques? reprit le vieillard; penses-tu qu'ils tenteraient de nous poursuivre?

– Justement, mon père, reprit Jacques, et, cette fois, vous avez touché l'endroit sensible. Ils ont là, dans Port-Louis, une certaine frégate qu'on appelle Leycester, une vieille connaissance à moi, et j'ai peur, je vous l'avouerai, qu'elle ne nous laisse point partir comme cela, sans nous proposer une petite partie de quilles, que nous serons bien forcés d'accepter.

– Mais il me semble, reprit Pierre Munier, que nous avons au moins, dans tous les cas, vingt-cinq à trente milles d'avance sur elle, et, qu'au train dont nous allons, nous serons bientôt hors de vue.

– Jetez le loch, dit Jacques.

Trois matelots s'occupèrent à l'instant même de cette opération, que Jacques suivit avec un intérêt visible; puis, lorsqu'elle fut terminée:

– Combien de nœuds? demanda-t-il.

– Dix nœuds, capitaine, répondit un des matelots.

– Oui, certainement, c'est fort joli pour une corvette qui serre le vent, et il n'y a peut-être, dans toute la marine anglaise, qu'une frégate qui puisse filer un demi-nœud de plus à l'heure; malheureusement, cette frégate est justement celle à laquelle nous aurions affaire, dans le cas où il prendrait au gouverneur l'idée de nous poursuivre.

– Oh! si cela dépend du gouverneur, on ne nous poursuivra certes pas, reprit Pierre Munier; tu sais bien que le gouverneur était l'ami de ton frère.

– Parfaitement. Ce qui ne l'a pas empêché de le laisser condamner à mort.

– Pouvait-il faire autrement sans manquer à son devoir?

– Cette fois, mon père, il s'agit de bien autre chose que de son devoir; cette fois, c'est son amour-propre qui est en jeu. Oui, sans doute; si le gouverneur avait eu droit de grâce, il eût fait grâce à Georges; car, faire grâce, c'était faire preuve de supériorité; mais Georges s'est échappé de ses mains au moment où, certes, il croyait le bien tenir. La supériorité dans cette circonstance a donc été du côté de Georges; le gouverneur voudra prendre sa revanche.

– Une voile! cria le matelot en vigie.

– Ah! dit Jacques en faisant un signe de tête à son père. Et où cela? continua-t-il en levant la tête.

– Sous le vent, à nous, répondit le matelot.

– À quelle hauteur? demanda Jacques.

– À la hauteur de l'île des Tonneliers, à peu près.

– Et d'où vient-elle?

– Elle sort de Port-Louis, qu'on dirait.

– Voilà notre affaire, murmura Jacques en regardant son père. Je vous l'avais bien dit, que nous n'étions pas hors de leurs griffes.

– Qu'y a-t-il donc? demanda Sara.

– Rien répondit Georges; il paraît que nous sommes poursuivis, voilà tout.

– O mon Dieu! s'écria Sara, me l'aurez-vous rendu si miraculeusement pour me le reprendre? C'est impossible!

Pendant ce temps, Jacques avait pris sa lunette et était monté dans la grande hune.

Il regarda quelque temps, avec une extrême attention, vers le point indiqué par la vigie; puis, repoussant les uns dans les autres tous les tubes de l'instrument avec la paume de la main, il descendit en sifflotant et revint prendre sa place près de son père.

– Eh bien? demanda le vieillard.

– Eh bien, dit Jacques, je ne m'étais pas trompé, nos bons amis les Anglais sont en chasse; heureusement, ajouta-t-il en regardant l'horloge, heureusement que dans deux heures, il fera nuit serrée, et que la lune ne se lève qu'à minuit et demi.

– Alors, tu crois que nous parviendrons à leur échapper?

– Nous ferons ce que nous pourrons pour cela, mon père soyez tranquille. Oh! je ne suis pas fier, moi; je n'aime pas les affaires où il n'y a que des coups à gagner; et, dans celle-là, le diable m'emporte si je reviens sur mes préventions.

– Comment, Jacques, s'écria Georges, tu fuirais devant l'ennemi, toi, l'intrépide, toi, l'invaincu?

– Mon cher, je fuirai toujours devant le diable, quand il aura les poches vides et deux pouces de cornes de plus que moi. Oh! quand il aura les poches pleines, c'est différent, je risquerai quelque chose.

– Mais, sais-tu qu'on dira que tu as eu peur?

– Et je répondrai que c'est, pardieu! vrai. D'ailleurs, à quoi bon nous frotter à ces gaillards-là? S'ils nous prennent, notre procès est fait, et ils nous pendront aux vergues depuis le premier jusqu'au dernier; si, au contraire, nous les prenons, nous sommes forcés de les couler bas; eux, et leur bâtiment.

– Comment, les couler bas?

– Sans doute; qu'est-ce que tu veux que nous en fassions? Si c'étaient des nègres, on les vendrait; mais, des blancs, à quoi est-ce bon?

– Oh! Jacques, mon bon frère, vous ne feriez pas une pareille chose, n'est ce pas?

– Sara, ma petite sœur, dit Jacques, nous ferons ce que nous pourrons; d'ailleurs, le moment venu, si le moment vient, nous vous placerons dans un petit endroit charmant, d'où vous ne verrez rien du tout de ce qui se passera; en conséquence, ce sera pour vous comme si rien ne s'était passé. Puis, se retournant du côté du bâtiment:

– Oui, oui, le voilà qui pointe; on voit la tête de ses huniers; voyez-vous, tenez, là, mon père?

– Je ne vois rien, qu'un point blanc qui se balance sur une vague, et qui m'a tout l'air d'une mouette.

– Eh bien, c'est justement cela; votre mouette est une belle et bonne frégate de 36. Mais, vous le savez, la frégate est aussi un oiseau; seulement, c'est un aigle au lieu d'être une hirondelle.

– Mais, n'est-ce point quelque autre bâtiment, un navire marchand, par exemple?

– Un navire marchand ne serrerait pas le vent.

– Mais nous le serrons bien, nous.

– Oh! nous, c'est autre chose: nous ne pouvions pas passer devant Port-Louis, c'était nous jeter dans la gueule du loup; il nous a donc fallu faire route au plus près. Ne peux-tu augmenter la vitesse de ta corvette?

– Elle porte tout ce qu'elle peut porter en ce moment, mon père. Quand nous aurons vent arrière, nous ajouterons encore quelques chiffons de toile, et nous gagnerons deux nœuds; mais la frégate alors en fera autant, et cela reviendra au même; le Leycester doit gagner un mille sur nous; je le connais de vieille date.

– Alors, il nous rejoindra demain dans la journée?

– Oui, si nous ne lui échappons pas cette nuit.

– Et crois-tu que nous lui échapperons?

– C'est selon le capitaine qui le commandera.

– Mais, enfin, s'il nous rejoint?

– Eh bien, alors, mon père, ce sera une question d'abordage; car, vous comprenez, un combat d'artillerie ne peut pas nous aller, à nous. D'abord, le Leycester, si c'est lui, et c'est lui, je parierais cent nègres contre dix, a quelque chose comme une douzaine de canons de plus que nous; en outre, il a Bourbon, l'île de France, Rodrigue, pour se réparer. Nous, nous avons la mer, l'espace, l'immensité. Toute terre nous est ennemie. Nous avons donc besoin de nos ailes avant tout.

– Et en cas d'abordage?

– Alors la chance se rétablit. D'abord, nous avons des canons obusiers, ce qui n'est peut-être pas bien scrupuleusement permis sur un bâtiment de guerre, mais ce qui est un des privilèges que nous autres, pirates, nous concédons à nous-mêmes de notre autorité privée. Ensuite, comme la frégate est sur le pied de paix, elle n'a probablement que deux cent soixante-dix hommes d'équipage, et nous en avons, nous, deux cent soixante, ce qui, comme vous le voyez, surtout avec des drôles pareils aux miens, remet au moins les choses sur le pied de l'égalité. Tranquillisez-vous donc, mon père, et, comme voilà la cloche qui sonne, que cela ne nous empêche pas de souper.

En effet, il était sept heures du soir, et le signal du repas venait de se faire entendre avec sa ponctualité accoutumée.

Georges prit donc le bras de Sara, Pierre Munier les suivit, et tous trois descendirent dans la cabine de Jacques, transformée, à cause de la présence de Sara, en salle à manger.

Jacques demeura un instant en arrière pour donner quelques ordres à maître Tête-de-Fer, son second.

C'était quelque chose de curieux à voir, même pour tout autre œil que l'œil d'un marin, que l'intérieur de la Calypso comme un amant embellit sa maîtresse par tous les moyens possibles, Jacques avait embelli sa corvette de tous les atours dont on peut enrichir une nymphe de la mer. Les escaliers d'acajou étaient luisants comme des glaces; les garnitures de cuivre, frottées trois fois par jour, brillaient comme de l'or; enfin, tous les instruments de carnage, hache, sabres, mousquetons, disposés en dessins fantastiques autour des sabords par lesquels les canons accroupis allongeaient leur cou de bronze, semblaient des ornements disposés par un habile décorateur dans l'atelier de quelque peintre en réputation.

Mais c'était surtout la cabine du capitaine qui était remarquable par son luxe. Maître Jacques était, comme nous l'avons dit, un garçon fort sensuel, et, comme les gens qui, dans les circonstances extrêmes, savent très bien se passer de tout, il aimait assez, dans les occasions ordinaires, à jouir voluptueusement de tout. Or, la cabine de Jacques, destinée à servir à la fois de salon, de chambre à coucher et de boudoir, était un modèle du genre.

D'abord, de chaque côté, c'est-à-dire à bâbord et à tribord, régnaient deux larges divans, sous lesquels se cachaient avec leurs affûts deux pièces de canon qu'on ne pouvait deviner que du dehors. Un de ces deux divans servait de lit, l'autre de canapé; l'entre-deux des fenêtres était une belle glace de Venise avec son cadre rococo figurant des Amours enroulés avec des fleurs et des fruits. Enfin, au plafond pendait une lampe d'argent, enlevée sans doute à l'autel de quelque madone, mais dont le travail précieux dénotait la plus belle époque de la renaissance.

Les divans et les parois des murailles étaient recouverts d'une magnifique étoffe de l'Inde, à fond rouge, et sur laquelle serpentaient ces belles fleurs d'or sans envers, qui semblent brodées par l'aiguille des fées.

Cette chambre avait été également cédée par Jacques à Georges et à Sara; seulement, comme la messe interrompue de l'église du Saint-Sauveur ne rassurait pas entièrement la jeune fille sur la légalité de son mariage, Georges lui avait promptement fait entendre que, admis le jour dans le sanctuaire, il trouverait un autre appartement pour la nuit.

C'était, en outre, dans cette chambre, comme nous l'avons dit, que les repas devaient avoir lieu.

Ce fut une sensation de bonheur étrange pour ces quatre personnes, que de se trouver ainsi réunies autour de la même table, après avoir craint d'être séparées pour toujours. Aussi oubliaient-elles un instant le reste du monde pour ne s'occuper que d'elles; le passé et l'avenir, pour ne songer qu'au présent.

Une heure s'écoula comme une seconde: après quoi, on remonta sur le pont.

Les premiers regards des convives se portèrent tout d'abord à l'arrière, et cherchèrent la frégate.

Il y eut un moment de silence.

– Mais, dit Pierre Munier, il me semble que la frégate a disparu.

– C'est-à-dire que, comme le soleil est à l'horizon, ses voiles sont dans l'ombre, répondit Jacques; mais voyez dans cette direction, mon père.

Et le jeune homme étendit la main pour diriger le regard du vieillard.

– Oui, oui, dit Pierre, je l'aperçois.

– Elle s'est même rapprochée, dit Georges.

– Oui, de quelque chose comme d'un mille ou deux; tiens, regarde en ce moment, Georges, et tu apercevras jusqu'à ses basses voiles; elle n'est plus guère qu'à quinze milles de nous.

On était en ce moment à la hauteur de la passe du Cap, c'est-à-dire qu'on commençait à dépasser l'île; le soleil se couchait dans un lit de nuages, et la nuit venait avec cette rapidité particulière aux latitudes tropicales.

Jacques fit un signe à maître Tête-de-Fer, lequel s'approcha son chapeau à la main.

– Eh bien, maître Tête-de-Fer, dit Jacques, que devons-nous penser de ce bâtiment?

– Mais, sauf respect, vous en savez plus que moi là-dessus, mon capitaine.

– N'importe! je désire avoir votre opinion. Est-ce un bâtiment marchand, ou un bâtiment de guerre?

– Vous voulez plaisanter, mon capitaine, répondit Tête-de-Fer en riant de son large rire; vous savez bien qu'il n'y a pas, dans toute la marine marchande, même dans la Compagnie des Indes, un bâtiment qui puisse nous suivre, et celui-ci a gagné sur nous.

– Ah!.. Et combien a-t-il gagné sur nous depuis le moment que nous l'avons eu en vue, c'est-à-dire depuis trois heures?

– Mon capitaine le sait bien.

– Je demande votre avis, maître Tête-de-Fer; deux avis valent mieux qu'un.

– Mais, mon capitaine, il a gagné deux milles, à peu près.

– Très bien; et, selon votre supposition, qu'est-ce que ce bâtiment?

– Vous l'avez reconnu, capitaine.

– Peut-être, mais je crains de me tromper.

– Impossible! dit Tête-de-Fer en riant de nouveau.

– N'importe! dites toujours.

– C'est le Leycester, pardieu!

– Et à qui croyez-vous qu'il en veuille?

– Mais à la Calypso, qu'il me semble; vous savez bien, capitaine, qu'il a une vieille dent contre elle, pour quelque chose comme son mât de misaine, qu'elle a eu l'insolence de lui couper en deux.

– À merveille, maître Tête-de-Fer! Je savais tout ce que vous venez de me dire; mais je ne suis pas fâché de voir que vous êtes de mon avis. Dans cinq minutes, le quart va être renouvelé; faites reposer les hommes qui ne seront pas de service; dans une vingtaine d'heures, ils auront besoin de toutes leurs forces.

– Est-ce que le capitaine n'a pas l'intention de profiter de la nuit pour faire fausse route? demanda maître Tête-de-Fer.

– Silence, Monsieur; nous causerons de cela plus tard, dit Jacques; allez à votre besogne, et faites exécuter les ordres que j'ai donnés.

Cinq minutes après, on releva le quart, et tous les hommes qui n'étaient pas de service disparurent dans la batterie; au bout de dix minutes, tous dormaient ou faisaient semblant de dormir.

Et cependant, parmi tous ces hommes, il n'y en avait pas un qui ne sût que la Calypso était poursuivie; mais ils connaissaient leur chef, et ils se reposaient sur lui.

Cependant la corvette continuait de marcher dans la même direction; mais elle commençait à rencontrer la houle du large, ce qui ne pouvait que rendre son allure plus fatigante. Sara, Georges et Pierre Munier descendirent dans la cabine, et Jacques seul resta sur le pont.

La nuit était tout à fait venue, et l'on avait perdu entièrement de vue la frégate; une demi-heure s'écoula.

Au bout de cette demi-heure, Jacques appela de nouveau son second, lequel se rendit immédiatement à son invitation.

– Maître Tête-de-Fer, dit Jacques, où supposez-vous que nous soyons maintenant?

– Au nord du Coin-de-Mire, répondit le second.

Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
28 września 2017
Objętość:
460 str. 1 ilustracja
Właściciel praw:
Public Domain